“Starmania” : l’épopée rock qui a rendu le monde stone
C’était le rêve de Michel Berger. Il l’a réalisé avec le parolier Luc Plamondon. Tous deux ont écrit le premier opéra rock en français. Une machine à tubes devenue mythique, non sans difficultés.
« Quand je l’ai rencontré, en 1975, il me vouvoyait, je le tutoyais, se souvient aujourd’hui Luc Plamondon, 80 printemps, quand on l’interroge sur la formation de son binôme avec Michel Berger. Il estimait qu’il écrivait des chansonnettes, disait ne plus vouloir travailler pour des chanteuses mais bâtir une œuvre. » Objectif atteint par le biais de cet attelage inattendu : celui d’un auteur-compositeur-interprète français à succès et d’un parolier québécois, tous deux dotés d’une muse médiatique — France Gall pour le premier, Diane Dufresne pour le second. Berger rêve alors d’adapter l’histoire de Patty Hearst, l’héritière d’un empire de la presse kidnappée par un groupe d’extrême gauche armé. Or Plamondon refuse l’idée de raconter une histoire américaine en français.
Pas question non plus de donner dans la comédie musicale : c’est d’un « opéra rock » qu’il s’agit, « non au sens de rock’n’roll mais de musique rythmée », précise Bernard Jeannot-Guérin, enseignant-chercheur à l’université d’Angers, docteur en arts du spectacle et organisateur en 2021 d’un colloque dédié à Starmania. « Pour Michel Berger, ce genre devait explorer les thématiques de la jeunesse et du mal de vivre. Ses inspirations se situaient en Angleterre ou aux États-Unis, du côté de Tommy des Who, des spectacles Hair ou Jesus Christ Superstar. Mais lui a voulu utiliser tous les genres musicaux : blues, ballade, pop, et même classique — les accords du Monde est stone sont les mêmes que ceux du Canon de Pachelbel. » Marqué par les actions de la bande à Baader ou la guerre des gangs à Soho, comme par la multiplication des chaînes de télé dans les années 1970 et le « quart d’heure de célébrité » de chacun prophétisé par Andy Warhol, Luc Plamondon ancre lui pleinement l’œuvre dans l’actualité de son temps.
« Il ne faut pas oublier que Plamondon a fait le petit séminaire, qu’il a une culture à la fois ultra classique et hors des codes, note notre spécialiste universitaire de Starmania — qui, en tant qu’artiste amateur, a lui-même mis en scène l’œuvre par trois fois. Le personnage du dictateur Zéro Janvier est inspiré du Citizen Kane d’Orson Welles, la ville de Monopolis évoque Metropolis de Fritz Lang, la star déchue Stella Spotlight rappelle l’ancienne vedette hollywoodienne incarnée par Gloria Swanson dans Sunset Boulevard, le film de Billy Wilder. Tandis que le couple Johnny Rockfort-Cristal fait écho à des personnages de Marvel, la super-héroïne Crystal et son amoureux Johnny Storm, alias la Torche humaine. »
Pendant deux ans, le duo Berger-Plamondon planche sur ce récit choral désespéré et entièrement chanté, dont les héros sont en quête éperdue de lumière, au mépris — pour certains — de toute humanité. Avant de le porter sur scène, il faut sortir un disque pour le faire connaître. Luc Plamondon tient à un casting mi-français, mi-québécois. « Une chose est cependant entendue entre lui et Michel Berger : leurs interprètes fétiches, à savoir Diane Dufresne et France Gall, ne seront pas du nombre », précise François Alquier dans son ouvrage L’Aventure Starmania (éd. Hors Collection). Et ce pour éviter que la célébrité des chanteuses éclipse le propos de l’œuvre. Le rôle de Marie-Jeanne la « serveuse automate » est confié à la jeune Fabienne Thibeault, repérée quelques années plus tôt par Plamondon. D’autres quasi-inconnus sont recrutés, dont Daniel Balavoine pour le rôle du rebelle Johnny Rockfort. Et finalement, pour rendre le projet commercialement plus viable, quelques vedettes vont revenir au casting, dont… Diane Dufresne et France Gall.
Les auteurs s’arrachent parfois les cheveux : ainsi, la chanson Les Uns contre les autres, que Michel Berger avait initialement sauvée de la poubelle de Luc Plamondon, ne trouve pas preneur. « Comme elle aurait pu aller à tous les personnages, on a d’abord pensé la donner à Diane, raconte Plamondon. Mais elle m’a appelé en disant : “Diane Dufresne ne chante pas les slows”. On l’a ensuite proposée à France Gall, qui voulait un air de plus. Sauf qu’elle a refusé cette “chansonnette”. Et puis Fabienne Thibeault s’est proposée… » Les ventes de l’album, sorti en 1978, sont d’abord modestes. Or, pour le producteur Bernard de Bosson, qui finance l’onéreuse opération, elles conditionnent la tenue du spectacle. Le 11 décembre 1978, une grande partie de la troupe est invitée pour une heure d’émission télévisée, avec l’orchestre symphonique d’Antenne 2. Là enfin, la mayonnaise prend.
Mis en scène par l’Américain Tom O’Horgan, Starmania fait l’événement dès son lancement au Palais des congrès à Paris le 10 avril 1979. En coulisses, des tensions naissent entre les équipes française et québécoise, et entre les Américains et le reste du monde. « Je savais que je participais à un spectacle important, livrait Diane Dufresne à Télérama en 2014. Mais l’ambiance était lourde. Les costumes affreux : du burlesque raté. Et puis c’était un peu la bataille des ego. » Le show est un succès, mais tient l’affiche pour trente-trois représentations seulement. Car les agendas des artistes sont surchargés et les décors intransportables. Starmania laisse dans la mémoire collective des chansons aux textes aussi marquants que leurs mélodies. « L’écriture des morceaux concourt à l’intemporalité de l’œuvre, assure le spécialiste Bernard Jeannot-Guérin. Les Uns contre les autres est une succession de pronoms et d’infinitifs auxquels tout le monde peut s’identifier ; la jeunesse dans son ensemble peut endosser le “on” de Quand on arrive en ville ; chacun peut se reconnaître dans le refrain de Besoin d’amour… » Et ainsi continuer, au fil des décennies, de se projeter dans cet opéra rock à la fois « tubesque » et crépusculaire.
À voir
Starmania, du 8 novembre au 29 janvier 2023 à la Seine Musicale, à Boulogne-Billancourt. Puis en tournée à partir du 10 février 2023 (Strasbourg, Lille, Dijon, Limoges, Marseille…)