Par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste
Tribune. On attendait Houellebecq, on a eu Ernaux. Décidément, les juges de l’Académie suédoise des Sciences sont si prévisibles, qu’il ne fallait pas être très courageux, ni grand clerc pour parier plusieurs caisses de champagne qu’ils décideraient d’attribuer le très prestigieux prix Nobel de littérature à la romancière française Annie Ernaux pour, ce qu’ils appellent, « le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ».
Loi du silence
Je sais qu’il n’est pas de bon ton, de contester l’attribution d’un Nobel, surtout s’il est français, et qui plus est, décerné à une femme, mais sur ce point, la défense d’une œuvre mineure, et l’idée même de m’incliner devant le fétiche progressiste d’un prix qui n’a plus rien de littéraire, la vision même de l’opinion médiatique qui bêle la liberté, l’entrée en littérature de la rigueur de l’ethnographie, le roman des petites-gens, avec les pieds dans le sang de la grande littérature, celle qui compte, celle qui comptera, la détermination farouche du jury Nobel, qui insiste très régulièrement pour faire savoir que son prix n’est ni politique ni soumis aux règles de parité ou de diversité ethnique, et que le seul gage de ses choix est la qualité des lettres et de l’œuvre, comme s’il fallait devant autant d’insistance les entendre à front renversé, on voit aujourd’hui où nous conduisent les idées « woke », néoféministes, ainsi que l’omerta, la loi du silence, le joug du politiquement correct qui vous fait obligation de vous taire lorsque vous ne consentez pas à ses lunes et ses agitations frénétiques.
Cela fait presque trente ans, qu’Annie Ernaux est aimée d’un certain milieu parisien, plutôt à gauche, et défavorable à ce qu’on pourrait appeler la littérature bourgeoise. Elle est aussi appréciée des universitaires, et des thésards, puisqu’on compte un grand nombre de travaux à partir de son œuvre. Elle s’est fait connaître avec Les Armoires vides, (Gallimard, 1974), puis Ce qu’ils disent ou rien, (Gallimard, 1977), enfin son roman très féministe La Femme gelée, (Gallimard, 1981), et son récit défendant la situation des gens oubliés de la société bourgeoise La Place, (Gallimard, 1983), et qui a reçu le Prix Renaudot en 1984.
Une « écriture blanche ».
On salue aujourd’hui son œuvre pour être celle de la « mémoire collective et intime », je reprends là le tweet du président Macron. Or, s’il y a une part de souvenirs dans l’œuvre d’Annie Ernaux, dans laquelle s’est vue s’inviter la démarche sociologique, c’est surtout la décision de l’auteur de rejeter sans autre forme de procès le matériau romanesque pour la part autobiographique, précisément celle de son enfance dans le café-épicerie parental d’Yvetot, en Normandie. On trouve alors, dès 1983, avec son récit La Place, un véritable tournant dans son écriture, puisque son style devient plus froid, plus factuel et qu’elle opte désormais pour minimalisme, ou pour le dire de manière contemporaine, ses récits se composent désormais d’une « écriture blanche ».
Annie Ernaux va donc rejoindre l’école américaine, en écrivant d’une écriture neutre, sans psychologisme, des récits de vie, cherchant à ne jamais porter de jugements sur les faits, les livrant avec l’objectivité d’une camera obscura, capable de délivrer les histoires comme l’on présenterait un document. Elle mêle alors les expériences historiques et les expériences individuelles, analysant l’ascension sociale de ses parents (dans La Place, et La Honte), son mariage (dans La Femme gelée), sa sexualité et ses relations amoureuses (dans Passion simple, Se perdre, L’Occupation), son environnement (dans Journal du dehors, La Vie extérieure), son avortement (dans L’Événement), la maladie d’Alzheimer de sa mère (dans « Je ne suis pas sortie de ma nuit »), la mort de sa mère (dans Une femme) ou encore son cancer du sein (dans L’Usage de la photo). L’écriture est alors motivée par ce « désir de bouleverser les hiérarchies littéraires et sociales en écrivant de manière identique sur des objets considérés comme indignes de la littérature, par exemple les supermarchés, le RER, et sur d’autres, plus nobles, comme les mécanismes de la mémoire, la sensation du temps, etc., en les associant ».[1]
Bourdieuseries
Je ne remettrai pas en cause l’écrivain, ni l’œuvre en elle-même, qui reçoit, semble-t-il, les faveurs des professeurs d’université et des étudiants en thèse. Je parle précisément ici, et simplement du prix Nobel qu’on lui a attribué, pour couronner une œuvre, une sorte de moment littéraire qui est finalement moins littéraire que sociologique, puisqu’Annie Ernaux a toujours voulu placer son œuvre « au-dessous de la littérature, […] quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire », dit-elle. C’est aussi l’œuvre d’une personne ordinaire, qui parle aux lecteurs ordinaires, fille d’ouvriers devenus cafetiers-épiciers en zone rurale après-guerre, enseignante, romancière.
Dans cette œuvre, elle narre les malaises de sa propre trajectoire et de celles de ses congénères, elle place sa littérature sous le signe d’une narration qui expérimente à la fois le témoignage sociologique et le récit intimiste, presque nombriliste, écrivant en ethnologue, et ne rechignant pas à certaines bourdieuseries – revendiquant d’ailleurs ouvertement l’influence des travaux de Pierre Bourdieu – comme par exemple cette élève, qui a la fin de son récit La Place, termine derrière la caisse d’un supermarché, car sa condition sociale ne lui permet pas d’autre ascension.
De plus, ses lecteurs semblent être plus des provinciaux, ou des ruraux, puisque l’auteur avoue elle-même recevoir plus de lettres de lecteurs de province, plus d’une sur cinq de Paris, plus d’une sur six de la banlieue parisienne et environ 7 % de l’étranger. Près de 62 % des lecteurs sont ainsi d’origine provinciale et, dans cette catégorie, plus de 60 % sont nés dans un village ou une petite ville dans lesquels ils n’ont, en général, guère envie de revenir[2]. Voilà donc pour la présentation sociologique, et l’on voit que l’on est moins dans la littérature que dans le sociétal. Mais Madame Ernaux peut bien parler à qui elle veut, et s’il lui chante de plutôt parler à des catégories populaires, à des provinciaux ou des ruraux, c’est tout à fait son droit, et même tout à son honneur. Mais vous comprendrez bien que l’on ne peut donner un Nobel à un auteur pour ces motifs. Continuons cependant.
Exemplification parfaite de ses leçons de sociologie
L’œuvre d’Annie Ernaux recherche avant tout à verbaliser des humiliations subies, à dénoncer des sentiments d’injustice ou de souffrance sociale. Par exemple, dans La Honte, récit autobiographique paru en 1997 aux éditions Gallimard, et qui est l’occasion pour l’auteur de revenir sur les événements qui l’ont conduite à ressentir un sentiment d’indignité qui ne la quittera plus jamais, l’ouverture du récit commence ainsi : « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi. » Donc, la voilà qui prend prétexte d’écrire sur cette période pour sonder sa mémoire, en ethnologue, et charger son père, qui serait source de cette honte qu’elle porte en elle, depuis ce geste malheureux.
Tout à fait étanche à la psychanalyse et à la psychologie, elle raconte toutefois, comment, enfant, elle a vu son père battre sa mère, et qu’elle a compris qu’à la maison, ses parents n’étaient pas les gens bien que l’on disait à l’extérieur. C’est alors l’occasion, pour Annie Ernaux, de décrire sa famille comme une unité insécable, en raison de son caractère social, lui permettant aussi, de remettre au cause l’ordre de la famille. On peut paraître bien à l’extérieur, mais que se passe-t-il derrière les portes closes ? Voilà la vraie question. Comme si, la famille pouvait être le lieu non de l’ordre, mais du désordre, au moins psychique.
Elle montre aussi, qu’un enfant issu de parents défavorisés, se sent de la même classe sociale, et en souffre, ce qui est alors l’occasion pour elle de dénoncer au passage, une sorte d’anathème social, précisément dans ce récit, sa classe à elle, plutôt populaire, et qui sera l’origine même de sa honte. On tombe alors, en plein misérabilisme, en plein nombrilisme, mais les leçons de Bourdieu continuent d’opérer magistralement, jusqu’à dire, peut-être, qu’Annie Ernaux est l’exemplification parfaite de ses leçons de sociologie qui ont inspiré les thèses de l’extrême gauche.
Le geste est clairement politique
On ne sera pas inaudible, alors, si l’on dit que la littérature d’Ernaux n’est pas une œuvre littéraire au sens où l’on peut l’entendre traditionnellement, c’est-à-dire une création qui raconte souvent une histoire, écrite à la première ou à la troisième personne du singulier, et ayant des visées esthétiques. Mais qu’elle est plutôt une œuvre militante, féministe, et de gauche, n’hésitant pas formuler des revendications sociales et politiques, malgré le refus de tout psychologisme, et de la neutralité du style. C’est donc une œuvre de résistance politique, et de dénonciation des dominations sociales. Cela ne fait aucun doute.
Là encore, on ne peut pas lui reprocher. Pour autant, il sera difficile de soutenir, que les jurés suédois ont choisi Annie Ernaux pour la qualité de son œuvre. Le geste est clairement politique. Il l’est même d’autant plus, qu’il couronne une femme, de gauche, militante, ayant pris ouvertement la défense du voile en France,[3] et même si elle prétend à la distance critique, son œuvre est bien à charge, et prête moins à la réconciliation qu’au militantisme. Elle est d’autant plus une œuvre mineure, qu’elle ne révolutionne ni la littérature, ni la vision que l’on peut avoir du monde. Certes, c’est une littérature de qualité, mais qui n’a absolument rien à voir, avec celle d’un Michel Houellebecq, d’un Milan Kundera, ou d’un Philip Roth. On est très loin de Jean-Paul Sartre, d’Albert Camus, de Claude Simon, de J.M.G. Le Clézio, de Patrick Modiano (tous couronnés par le Nobel).
Et je renvoie le lecteur à l’œuvre de Kundera ou de Roth pour sonder l’abime, l’abysse qui sépare cette petite œuvre gentille d’Annie Ernaux, certes méritante, mais qui ne dépasse pas le cadre d’un travail sur l’intimiste et les origines sociales, qui ne révoltent pas les formes en littérature, et qui ne donne aucune vision forte et pénétrante. Nous ne sommes là, qu’emprisonnés dans l’ego de l’auteur, dans ses petites blessures narcissiques, dans un tropisme. Nous ne sommes pas non plus plongés dans l’œuvre foisonnante, provocatrice de l’œuvre de Philip Roth, puisque celle d’Annie Ernaux est plutôt bien-pensante, du côté des déclassés sociaux, de la vie ordinaire, loin de l’esprit subversif de Roth, beaucoup trop pour la vision frileuse et pusillanime du jury suédois.
Doit-on alors croire Alain Finkielkraut quand il écrit à ce propos : « Les jurés du prix Nobel de littérature ont chaque année recalé les deux plus grands écrivains contemporains, Philip Roth et Milan Kundera : ce serait un très mauvais signal envoyé aux jeunes générations que de couronner, à travers eux, la vision masculine du monde et de la littérature ». Serait-ce vrai ? Je laisse le soin au lecteur de trancher.
Ce qui est tout de même sûr, avec ce Nobel pour rien, c’est que l’académie de Stockholm vote plus avec ses convictions politiques qu’avec ses goûts littéraires[4]. Et, ce qui est certain, c’est que l’attribution de ce nouveau Nobel confirme bien les propos du philosophe Alain Finkielkraut : « Cette vertueuse obstination a discrédité pour toujours l’académie de Stockholm ». CQFD
Marc Alpozzo
Philosophe, essayiste
Auteur de Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres
[1] L’Écriture comme un couteau, entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Stock, 2003, p. 80-81.
[2] Voir à ce propos, Les réceptions « ordinaires » d’une écriture de la honte sociale : les lecteurs d’Annie Ernaux d’Isabelle Charpentier, in Idées économiques et sociales 2009/1 (N° 155), pages 19 à 25.
[3] Voir sa tribune « Soror Lila », in Libération, du 13 mars 2019.
[4] Voir à ce propos mon entretien avec Régine Kerzmann, dans IPost.be : https://lpost.be/2022/10/06/un-nobel-de-litterature-au-parfum-francais-mais-contestable-dans-lhexagone/?fbclid=IwAR2hVBZdAvi319ycLF2j7q1ABKCg1aBdWe4bGYHdupndai31MgsmEcv9gdE
L'écriture comme un couteau. Entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet
Titre | L'écriture comme un couteau. Entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet |
Type de publication | Livre |
Année de publication | 2003 |
Auteur·e·s | Annie Ernaux |
Nombre de pages | 156 |
Éditeur | Stock |
Ville | Paris |
Résumé | Résumé descriptif: L’écriture comme un couteau se présente comme un recueil d’entretiens accordés par Annie Ernaux à l’écrivain Frédéric-Yves Jeannet. L’ouvrage provient d’une correspondance par courriel échelonnée sur une période d’un an, en 2001 et 2002. La forme de l’échange proposé offrait le délai nécessaire à Ernaux pour «faire surgir du vide ce [qu’elle] cherche, éprouve quand [elle] écri[t] —ou tente d’écrire— et qui est absent quand [elle] n’écri[t] pas» (p. 12). Cette liberté lui a permis d’élaborer une réflexion sensible et sincère marquée par la rigueur. Le livre, constitué de vingt et un chapitres titrés, aborde les différents thèmes qui sous-tendent sa démarche : écriture autobiographique, mémoire, culpabilité, processus créateur et engagement, par exemple. Le recueil demeure fidèle à la ligne directrice fixée au départ : l’énonciation de sa posture d’écrivaine mise en relation avec sa position esthétique et sa vision éthique. Dans cet échange, Ernaux relate un parcours qui s’est amorcé, jeune, par la lecture. Sa première conception de la littérature correspondait alors à un certain idéal de beauté. Par la suite, elle n’a cessé de s’éloigner de cette position pour se tourner vers une déconstruction des modèles littéraires institutionnalisés et la pratique d’une écriture du réel : « […] quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire» (p. 59). Pour ce faire, le processus créateur d’Ernaux s’accomplit par deux types d’écriture : le journal intime, lieu d’une jouissance, et les autres textes, lieux d’une transformation. Pour elle, une telle pratique passe par une écriture du moi, non dans le but de le refléter, mais de contribuer, au moyen d’une distance objectivante, à la recherche d’une vérité hors de soi. Une vérité qui correspond pour elle à «ce qu’on cherche et qui se dérobe sans cesse» (p. 30). L’écriture est ainsi devenue pour Annie Ernaux une entreprise «d’exploration totale» (p. 53), un moyen de connaissance. Et ultimement, elle souhaite redonner une valeur collective au je en dehors de la fiction. Résumé interprétatif: Dans L’écriture comme un couteau, Annie Ernaux présente différentes pistes de réflexion sur sa posture, sa pratique et son processus d’écriture. Elle y montre une vision personnelle du littéraire, à cheval entre une exposition et une exploration de son propre travail. Ces entretiens donnent également une vue d’ensemble de son projet d’écriture, qui s’appuie sur l’essentiel de son esthétique : «Si j’avais une définition de ce qu’est l’écriture ce serait celle-ci : découvrir en écrivant ce qu’il est impossible de découvrir par tout autre moyen» (p. 150). Selon cette perspective, l’écriture est entrevue comme un instrument de connaissance et de recherche, issu d’un désir qui a toujours animé l’auteure : la quête de la vérité. Le processus d’écriture d’Annie Ernaux repose en premier lieu sur la mémoire. Pour elle, la mémoire fonctionne à la manière d’une accumulation d’événements reliés à un je qui renvoie expressément à sa personne. Se sachant définie par un ensemble de facteurs sociaux et historiques particuliers, elle considère ces déterminismes fondamentalement liés aux souvenirs. Au fil du trajet rétrospectif, il arrive que ce mouvement ralentisse pour se crisper autour d’un détail, d’un geste, d’une scène. Après un temps, quand elle s’ouvre sur la collectivité, le général, cette matière devient substance de l’écriture : «Au fond, le but final de l’écriture, l’idéal auquel j’aspire, c’est de penser et de sentir dans les autres, comme les autres — des écrivains, mais pas seulement — ont pensé et senti en moi» (p. 44). À travers une écriture du détail et de la sensation, Ernaux cherche à faire s’incarner des idées, des émotions, des contextes socio-historiques. Elle trouve la justesse dans ce lieu très étroit, situé à la jonction du privé et du public. Sa mémoire est ancrée dans ses origines modestes, d’où le sentiment «[d]e trahir deux fois [s]a classe d’origine : la première, qui n’était pas vraiment de [s]a responsabilité, par l’acculturation sociale, et la seconde, consciemment, en [s]e situant dans et par l’écriture du côté dominant» (p. 78). Reprenant Bourdieu, Annie Ernaux évoque l’ «excès de mémoire du stigmatisé» (p. 69), duquel elle se libère puisque la culpabilité devient moteur d’écriture. De plus, sans être militante, sa démarche créatrice devient politique par ce désir violent d’écrire le réel, cette conscience de se mettre ainsi en danger au risque de provoquer l’ordre social, mais aussi par le regard qu’elle porte sur la condition féminine. Source : Interligne - UQÀM (http://www.interligne.uqam.ca/pages/liste_biblio.asp) |