Un écrivain, c’est fait pour écrire. Dans cent ans, même si on peut en douter étant donné l’effondrement social, politique, moral et écologique qui se déroule sous nos yeux, il ne restera d’eux que leurs livres et c’est sur leurs livres que s’appuieront les critiques, les étudiants, les chercheurs, et c’est tant mieux.
La biographie d’un écrivain, ce sont d’abord ses livres et même, une fois la poussière des polémiques retombées, seulement ses livres. Jean-Jacques Rousseau a abandonné ses enfants ? Oui mais il est tout de même le premier à les prendre en compte pour imaginer de nouvelles manières d’apprendre et d’être au monde dans un temps où l’on ne voyait en eux que des petits adultes en miniature qu’on habillait comme des grandes personnes. Céline était antisémite ? Bien sûr, mais son œuvre compte parmi les plus grandes du vingtième siècle. Morand et Chardonne étaient des collabos ? Et alors ? Ils ont porté la langue française à un degré jamais atteint d’incandescence froide.
Il semblerait que notre époque ne comprenne plus cette idée simple. Proust avait pourtant mis les choses au point dans son Contre Sainte-Beuve, dans une formule restée célèbre : « L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même personne ».
On ne peut qu’espérer qu’elle n’a pas été récompensée pour “l’ensemble de son oeuvre”.
Extrait
“On ne parvenait pas à sortir de la sidération, on en jouissait via les portables avec le maximum de gens. [..] On se rebiffait contre la déclaration du Monde, “Nous sommes tous américains”. […] Quelques individus fanatisés venus de pays obscurantistes, juste armés de cutter, avaient rasé en moins de deux heures les symboles de la puissance américaine. Le prodige de l’exploit émerveillait. […] On se souvenait d’un autre 11 septembre et de l’assassinat d’Allende. Quelque chose se payait”.
Les années. Annie Ernaux. 2008.
“Quand je lis de la littérature, je ne demande à personne ses papiers d’identité”, écrit dans Causeur Jérôme Leroy dans un vibrant “Pour AnnieErnaux, Ecrivain français”.
Et celui-là de rétorquer: Quand les lycéens qui devront se la farcir d’office apprendront que les attentats du 11 septembre étaient une bonne punition pour les USA …
Alors Lecteurs, Finissons-en avec cet extrait et laissons le même Jérôme Leroy, évoquant “le génie” de l’écrivain, conclure : " Une phrase comme celle-ci, dans Mémoire de fille, n’en finit pas de me toucher : “Un été immense comme ils le sont tous jusqu’à vingt cinq ans, avant de se raccourcir en petits étés de plus en plus rapides dont la mémoire brouille l’ordre, ne laissant subsister que les étés spectaculaires de sécheresse et de canicule.”
Ce qu’en disait Frédéric Beigbeder en 2017:
“Annie Ernaux, l’écrivain officiel”
“Il semble que la célébration de Mme Ernaux soit devenue obligatoire en France. Son dernier livre, Mémoire de fille, est unanimement salué par une critique béate. Le public suit. Les éditions Gallimard ont rassemblé son œuvre en un gros volume sous le titre: Ecrire la vie. La Pléiade est pour bientôt, le Nobel imminent, l’Académie s’impatiente, et ma fille l’étudie au lycée. Une suggestion à François Hollande: ouvrir le Panthéon aux vivants, spécialement pour Mme Ernaux. Seul Maxime Gorki a connu une gloire comparable, dans l’URSS des années 30. Il est permis de se méfier d’une telle sanctification collective.
Récapitulons: en un demi-siècle, Annie Ernaux a successivement écrit sur son père, sa mère, son amant, son avortement, la maladie de sa mère, son deuil, son hypermarché. Cette fois c’est sur son dépucelage raté durant l’été 1958, en colonie de vacances, quand elle s’appelait Annie Duchesne.
L’événement est raconté à cinquante ans de distance avec un sérieux inouï. Ce qui est étonnant avec Mme Ernaux, c’est à quel point ses livres, qui ne cessent de revenir sur ses origines modestes, ne le sont pas. C’est l’histoire d’un écrivain qui s’est installé au sommet de la société en passant sa vie à ressasser son injustice sociale. Ce dolorisme des origines révèle en réalité une misère de l’embourgeoisement. C’est comme si elle refusait d’admettre qu’elle s’en est très bien sortie ; 2016 n’effacera jamais 1958.
Mme Ernaux invente la plainte qui frime, la lamentation sûre d’elle. C’est regrettable, car il y a des bribes à sauver dans ce galimatias autosatisfait: «C’était un été sans particularité météorologique» sonne très modianesque ; et cet autoportrait «au total une jolie fille mal coiffée» évoque Sagan. Mais Sagan n’aurait jamais ajouté: «Je la sais dans la solitude intrépide de son intelligence.» A chaque fois que Mme Ernaux trouve quelque chose de beau, elle le gâte par une explication de texte laborieuse.
Autre exemple: «Elle attend de vivre une histoire d’amour» est une phrase charmante, qui contient tout, y compris la déception à venir. Pourquoi ajouter: «il faut continuer, définir le terrain – social, familial et sexuel» comme si l’on devait se farcir un commentaire composé du bac français?
A force d’être statufiée, Annie Ernaux prend son lecteur pour un abruti. Elle annihile son talent en le noyant sous sa propre exégèse fascinée. On regrette l’écrivain qu’elle a failli être, le livre qu’elle a failli écrire, la légèreté qu’elle se refuse depuis cet été 1958″.
Mémoire de fille. Annie Ernaux. Gallimard
Sarah Cattan
Cet entretien a été initialement publié dans Lire Magazine littéraire en mai 2022. Retrouvez le numéro complet sur la boutique de Lire Magazine littéraire .
Partir de soi pour parler du monde. S’appuyer sur les faits qui nous constituent pour explorer l’humanité à laquelle on se relie. Et faire de l’écriture un geste consubstantiel à la vie, sans lequel « les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme », comme elle l’écrit en exergue de son dernier texte. Par son travail sur le style, la structure, la tonalité, Annie Ernaux est parvenue à résoudre un problème qui ressemble à la quadrature du cercle : parler de soi sans narcissisme, raviver son passé sans complaisance, et bouleverser les lecteurs avec des précisions économiques, corporelles, sociologiques qui portent l’odeur du temps passé.
« Il n’existe pas de vérité inférieure », estime Annie Ernaux, ce qui l’a souvent conduit à se mettre en danger, et à s’exposer consciemment au scandale – notamment dans L’Événement, où elle racontait, en partant de sa vie, ce que pouvait être un avortement clandestin dans les années 1960. Citons également La Place, qui parle de son père, de honte sociale et de séparation langagière, Mémoire de fille, Les Années…
Les textes d’Annie Ernaux forment un genre littéraire à eux seuls, sur lequel bien de vaines étiquettes ont été posées. Comme sur son dernier roman court, dense et beau, Le Jeune Homme, sur deux amoureux que trente ans séparent. Il est étudiant, elle romancière célébrée, il voudrait un enfant d’elle, elle sait qu’ils n’ont pas d’avenir, mais ces vérités n’empêchent pas leur amour : elles en font partie. Et elles s’inscrivent dans un temps qui est, pour lui, celui de la découverte et de l’exploration érotique, pour elle, celui d’une redite de la jeunesse qui prend aussi la forme d’un rappel à la mort. Là encore, sans emprunter les voies traditionnelles du discours amoureux, Annie Ernaux nous atteint profondément.
Régulièrement citée sur les listes du Nobel, Annie Ernaux n’aime pas les sommes ou les compilations mausolées qui semblent clore une œuvre du vivant de l’auteur. Pour la célébrer, les Cahiers de L’Herne ont donc préparé un numéro joyeusement ouvert, riche en textes inédits (extraits de son journal, lettres, entretiens), où interviennent de nombreux écrivains. On y retrouve surtout l’intelligence de l’autrice, et l’extrême singularité de son écriture, toujours tournée vers l’universel. Une écriture réellement inclusive, en quelque sorte, dans un monde qui ne l’est pas du tout.
« Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues », peut-on lire dans Le Jeune Homme, votre dernier roman. Pour vous, quelque chose n’est pleinement vécu que lorsqu’il est écrit ?
Oh oui ! Lorsque je n’écris pas, j’ai le sentiment que les choses ne sont pas vraiment réelles et qu’elles vont s’évanouir. Il y a une sorte d’impératif. Évidemment, toutes les réalités ne sont pas affectées de la même urgence ni de la même nécessité mais celles qui persistent, comme si elles demandaient à être écrites, le sont. Parfois, ce sont des choses extrêmement larges et complexes, comme ce que j’ai entrepris avec Les Années ; d’autres fois, cela va donner lieu à des textes courts comme La Place.
Pourquoi avez-vous décidé de raconter l’histoire de Jeune Homme seulement maintenant ?
Tout simplement parce qu’auparavant elle n’était pas finie [rires]. Elle a été écrite en grande partie de 1998 à 2000. Je n’ai pas vu la nécessité de continuer ce texte et je me suis donc arrêtée en 2000. Évidemment, cela n’était pas rédigé et prenait la forme de feuillets disparates mais je savais quelle intention j’avais au départ. C’est peu avant le confinement, quand j’ai entrepris de classer mes écrits, que j’ai été saisie : cela demandait à être complété ! Ayant interrompu un autre texte que j’étais en train d’écrire, j’ai eu envie de terminer celui-ci. En même temps, je revoyais des textes inédits pour les Cahiers de L’Herne. Au fond, je n’aurais pas eu le désir de le terminer s’il n’y avait pas eu tout ce travail autour des Cahiers.
Dans Passion simple, vous écrivez à propos de l’amant : « Il n’a pas choisi de figurer dans ce livre mais seulement dans mon existence. » Ne faites-vous pas la même chose dans Le Jeune Homme ?
Absolument. Je ne souhaite pas qu’on commence à pister [rires]. J’ai vraiment désiré un large anonymat même si les lieux restent indiqués. Rouen tient une part importante.
On a l’impression que ce livre trace une boucle : vous retrouvez les lieux que vous avez connus à travers le regard de votre amant, ce qui offre un double regard.
Tout cela se percute. J’ai fait mes études à Rouen pendant six ans, jusqu’en 1964. Cette jeunesse qui infuse en moi me donne le sentiment de vivre deux fois. Et la deuxième fois n’est jamais comme la première…
Vous parlez même de « fiction » comme si vous réécriviez, par les gestes, quelque chose que vous avez déjà écrit…
C’est toute l’idée de fiction ou même de théâtre. Il s’agit de jouer le rôle de la fille que j’ai été.
Le rôle de la fille scandaleuse que vous êtes visiblement très contente de retrouver !
[Rires] Oui ! Elle a toujours été là.
C’est toute l’idée de fiction ou même de théâtre. Il s’agit de jouer le rôle de la fille que j’ai été.
Le rôle de la fille scandaleuse que vous êtes visiblement très contente de retrouver !
[Rires] Oui ! Elle a toujours été là.
Cette fois, vous dites être dans le rôle de la bourgeoise…
Oui, car il y a cette différence d’âge et de statut social, cette « pauvreté » du jeune homme qui est attirante : je veux être celle qui peut donner plein de choses. Chacun sait que donner, c’est prendre. Le côté économique compte beaucoup et je voulais même l’accentuer en listant tout ce que j’ai fait pour, non pas l’attacher, mais rétablir un ordre.
Souvent, lorsqu’on parle d’amour, on oublie le côté économique. Vous, vous rappelez que l’économie et la domination font partie de la relation amoureuse.
C’est un aspect de la domination qui est dû à mon âge, car je n’avais pas d’argent non plus [rires]. Cette domination-là lui facilite la vie mais je considère aussi les avantages. Lorsqu’il ne travaille pas, il me donne son temps : je le rétribue pour ça.