cœur de l’été tropézien, lors du festival Do You Comedy, Michaël Youn et Vincent Desagnat ont fait une blague politique. Après avoir demandé un « maximum de bruit » pour Sylvie Siri, la maire divers droite de la commune, ils se sont lancés dans une discussion hallucinée avec Siri, l’assistant vocal d’Apple. « Dis Siri, je voudrais une maison à Saint-Tropez à moins de 15 millions », et Siri de répondre d’une voix mécanique : « Je ne peux pas satisfaire votre demande. » « Dis Siri, trouve-moi un permis de construire », là encore Siri « ne peu[t] pas satisfaire » la demande. « Attendez, je l’ai. Dis Siri, trouve-moi un permis de construire pour ma nouvelle boutique LVMH », et là, Siri s’exécute : « Je m’en occupe immédiatement. »
Au premier rang, Siri – la maire – rit jaune et la salle est hilare. C’est que l’assistance a en tête les changements du plan local d’urbanisme (PLU) facilitant l’installation du groupe, ainsi que les dons colossaux et réguliers accordés par LVMH à la mairie ou à des acteurs de la commune. Une collusion qui inquiète Laurence Bonnell (divers droite), ancienne adjointe à l’urbanisme : « Je n’ai aucun problème avec LVMH ou avec les autres groupes de luxe installés à Saint-Tropez, commence-t-elle. J’ai un problème avec la maire actuelle qui ne joue pas son rôle de rempart. Elle a inféodé la ville au groupe. »
Interrogée sur les liens qu’elle entretient avec LVMH, la mairie n’a pas souhaité nous répondre : « Madame le Maire a bien reçu vos questions, qui sont un tissu de mensonges et de contre-vérités, dont le seul objet est de nuire à notre ville de Saint-Tropez. Nous allons mettre en œuvre les recours juridiques nécessaires contre la diffusion de fausses informations au sujet de notre cité si appréciée par les Tropéziens, reconnue par le monde entier, et qui contribue au rayonnement de la France. » LVMH n’a pas répondu à nos questions non plus.

Les Tropézien·nes ont été plus bavard·es. Ceux et celles que nous avons rencontré·es parlent d’« invasion » du luxe. Et en premier lieu de LVMH qui, dans la commune, possède dix-huit adresses, dont des hôtels et des restaurants. La plupart sont concentrées dans le centre du village, qui ressemble davantage à un grand centre commercial pour riches qu’au « village de pêcheurs » vendu sur les brochures touristiques et popularisé par Brigitte Bardot dans les années 1960.
D’ailleurs, du « village de pêcheurs » il ne reste presque plus rien. Le port est désormais envahi de yachts de taille moyenne. À toute heure, leurs propriétaires étalent leur opulence bruyamment, saluant les badauds venus les admirer, une glace dégoulinante à la main. Les superyachts, eux, s’installent un peu partout dans le golfe de Saint-Tropez, labourant les fonds marins et arrachant parfois les filets des pêcheurs. En 2020, Bernard Arnault, PDG de LVMH, a carrément fait couler 380 tonnes de béton dans la mer pour amarrer son Symphony, un superyacht de 101,5 mètres. Le tout avec l’aval du préfet, selon nos confrères du Canard enchaîné.
Sur le marché aux poissons du village, Ariel, femme et mère de pêcheurs, est la seule de la profession. « Tous les autres sont des revendeurs », explique-t-elle. Et de les compter sur ses doigts : « Il y a quarante ans, nous étions vingt-huit pêcheurs. Désormais, il y en a six. Les riches ne viennent pas au marché, et les gens du coin ne viennent plus du tout dans le village, tout est trop cher et il est impossible de se garer ou d’y vivre. » Saint-Tropez comptait 6 130 habitant·es en 1968, et plus que 3 586 en 2022.
L’hiver, la commune devient désertique. « Après les Voiles de Saint-Tropez [régates qui ont lieu durant une semaine à la fin de septembre – ndlr], une grande partie des boutiques ferment, explique Patrick*, chef d’une entreprise locale. Y compris celles de LVMH, à quelques exceptions près. Comme le groupe a pris beaucoup d’espace, si eux ferment, les autres aussi. » Le patron insiste, il préfère rester anonyme pour « ne pas perdre de contrats » car « LVMH est très puissant ici ».
LVMH partout
Si tous les grands groupes de luxe se disputent Saint-Tropez, LVMH règne en maître sur la cité, et même sur l’une de ses plages.
Sur la plage La Bouillabaisse, les plages privées s’enchaînent et les transats prennent presque la moitié de la rive. Après le restaurant La Bouillabaisse Plage viennent le restaurant-bar Le Golfe Azur puis l’hôtel Résidence de la Pinède, racheté en 2016 par LVMH et passé depuis dans l’escarcelle de l’hôtel Le Cheval blanc (propriété de LVMH). « Ces concessions prennent trop de place, et c’est de pire en pire », estime Annie, salariée de banque à la retraite, qui se baigne, seule, entre deux plages privées.
Cette privatisation est encore plus marquée devant le Cheval blanc, où il ne reste que deux mètres entre la mer et les derniers transats, réservés aux client·es de l’hôtel qui se baladent en sorties-de-bain Dior et payent, a minima, 2 500 euros la nuit. Sur ces deux mètres, l’hôtel a fait construire un ponton d’où s’élèvent des drapeaux aux couleurs du groupe hôtelier. Pour rappel, l’accès au littoral est un droit puisque toutes les plages appartiennent au domaine public maritime.

Après le ponton, la mer. Il existait bien un passage ici reliant la plage de La Bouillabaisse à celle du Pilon, mais la montée des eaux et les intempéries ont eu raison de la passerelle qui avait été bâtie grâce à un don de près de 40 000 euros du Cheval blanc. À l’époque, l’opposition municipale s’était questionnée sur ce financement privé d’un passage public. Pour utiliser ces 140 mètres carrés de plage, le groupe paye à la mairie 35 000 euros par an.
Côté village, un simple tour rue François-Sibilli donne à voir l’ampleur du phénomène. Cette rue, qui relie le port à la populaire place des Lices, est la plus convoitée. « C’est notre avenue Montaigne à nous », s’amuse Laurence Bonnell.
Sur ces quelque deux cents mètres s’alignent les enseignes Fendi, Bulgari, Louis Vuitton, Hublot, Dior, Loewe, Rimowa et Fred. Au bout de la rue, à droite, cinquante mètres du boulevard Vasserot sont occupés par l’un des hôtels du groupe LVMH, le White 1921, dont le jardin sert d’écrin au restaurant Louis Vuitton – une étoile Michelin et des dîners qui commencent à 185 euros. Sur les mètres restants, se sont installés Céline, Louis Vuitton et la boutique éphémère d’Acqua di Parma.
De quoi ravir Michel Mède, dentiste et ex-conseiller municipal : « Les boutiques sont belles, des Tropéziens y travaillent, je ne peux que féliciter le groupe de faire vivre le village. » D’autres sont plus dubitatifs. « L’esthétique du groupe a standardisé la ville, estime Sasha, qui tient une galerie d’art en centre-ville. Avec ses créations lisses qui s’étalent de vitrine en vitrine, LVMH a étouffé Saint-Tropez qui était une ville pleine d’énergie créatrice. »
Vérane Guérin, conseillère municipale d’opposition (divers droite), date cette « standardisation » du début du mandat de Jean-Pierre Tuveri, en 2008 : « Avant, les vitrines étaient réglementées, limitées, devant être plus hautes que larges. On ne pouvait pas, non plus, peindre sa façade de n’importe quelle couleur. À partir de son élection, les marques ont eu le droit de faire comme elles voulaient. »

Au 8 boulevard Vasserot, c’est une boutique de bijoutiers de Saint-Tropez qui occupait jusqu’alors la place, comme l’explique Steve Schaming : « Mes parents ont ouvert la bijouterie du village en 1980, ils l’ont gardée quarante ans. Mon père réparait les montres, ma mère vendait les bijoux. La bijouterie se positionnait en moyenne gamme accessible aux Tropéziens. » Brigitte Schaming était impliquée dans la vie du village et la défense des commerçants locaux. Quand la famille a vendu la bijouterie, elle a fait « le choix que cette boutique ne tombe pas dans les mains d’un grand groupe qui n’a pas forcément les mêmes vues. Mais finalement, quatre ans après la vente, le nouveau propriétaire a revendu à un grand groupe ». C’est désormais Louis Vuitton qui occupe l’adresse.
Dans la rue qui fait l’angle, les Moreu font encore de la résistance. Famille aisée et influente de Saint-Tropez, elle loue et occupe les 80 et 82 de la rue Gambetta. À l’étage, Alain, 85 ans, exerce encore comme chirurgien-dentiste. Au rez-de-chaussée, la petite fille tient le Bazar chic des Galeries tropéziennes, institution locale depuis 1903 remise au goût du jour par la mère, Roseline.
« Marc-Antoine Jamet [secrétaire général de LVMH – ndlr] est venu me voir il y a une quinzaine d’années pour me racheter le bail, j’ai refusé, explique le dentiste qui s’était présenté aux législatives de 1993 sous la bannière Génération écologie. Ils ont fait une proposition importante pour que je quitte mon cabinet et qu’ils puissent récupérer la location. Mais ils ne sont pas assez riches pour m’acheter, pas assez riches de propositions. »
Le dentiste des stars s’inquiète de l’évolution de sa commune : d’une part le luxe qui s’étale, faisant flamber les prix de l’immobilier, et de l’autre, les cabinets médicaux qui disparaissent, les services publics qui se sont éloignés et les commerçants locaux pris à la gorge. « Au niveau de notre mode de vie, c’est un désastre », complète son fils Sébastien, un temps conseiller municipal d’opposition.
S’il reconnaît en LVMH un « succès financier et entrepreneurial français », il regrette que les pouvoirs locaux n’aient pas davantage défendu l’intérêt public face à l’intérêt privé. « Est-ce qu’on a, en face de LVMH, des personnes élues à la ville, au département, à la région, à l’État qui ont la trempe de ne pas leur faciliter les choses ? », interroge l’éditeur.
PLU à la carte
Au 74 de la rue François-Sibilli, Rimowa vend des bagages à prix d’or. Il y a quelques années, le local appartenait à la ville. « On louait la boutique à [la marque de prêt-à-porter – ndlr] Manouche, pour un prix ridicule puisque le bail était ancien, se souvient Laurence Bonnell. La mairie a décidé de vendre la maison à 2,1 millions d’euros, un prix nettement inférieur aux transactions alentour. »
La vente était assortie du permis de construire un étage supérieur, ce qui a rendu aveugle la fenêtre de l’école de musique voisine. Si c’est le groupe Pariente qui a acheté et construit, c’est désormais LVMH qui occupe l’espace. « On aurait dû garder cette boutique pour, un jour, pouvoir installer un commerce essentiel quand le village aura été complètement colonisé par le luxe et le textile », commente Vérane Guérin.

De l’autre côté de la rue, une bâche Dior annonce des travaux sur une surface de 929 mètres carrés. La demeure donne à la fois sur les rues François-Sibilli et Gambetta. Les fenêtres ouvertes de la maison laissent entrevoir un intérieur complètement détruit. Le permis de construire accordé par la mairie confirme l’étendue des travaux : « Modification de la surface de plancher, installation d’un ascenseur et monte-charge, réalisation d’une terrasse… Réaménagement du jardin existant, surpression de l’escalier et création d’une connexion au niveau du rez-de-chaussée. » Ce qui inquiète Vérane Guerin : « C’est dommage que la commune autorise, depuis plusieurs années, ce type de gros travaux dans les maisons du village qui apportaient un cachet au centre-ville. »
Lors du dernier conseil municipal, le 30 juin 2025, la mairie a acté un nouveau changement du PLU favorable au groupe ainsi qu’aux autres commerces des rues François-Sibilli et Gambetta. Les commerçants peuvent désormais installer leurs réserves au premier étage. « Ce qui va encore supprimer des dizaines d’appartements en centre-ville alors qu’il existe un réel problème en la matière », souffle Laurence Bonnell.
Un an plus tôt, un autre changement de PLU a fait grincer des dents certains riverains : celui accordé à Tamaris, holding détenue à parts égales par le groupe de Bernard Arnault et celui de Stéphane Courbit, patron de Banijay (producteur des émissions de télévision « Koh Lanta », « Fort Boyard », « Master Chef »). Les deux milliardaires se sont associés pour construire un immeuble qui puisse accueillir leurs saisonniers et ont choisi pour emplacement un quartier résidentiel à l’entrée du village. Le premier détient deux hôtels de luxe dans la commune, Le Cheval blanc et White 1921, le deuxième a racheté deux palaces, le Pan Deï et le château de La Messardière.
Des dons
« LVMH n’est pas uniquement présent massivement dans la ville, poursuit Vérane Guérin. Il est aussi partie prenante dans des affaires locales, en finançant, par exemple, des projets municipaux. »
Le groupe de luxe a ainsi fait un don de 150 000 euros à l’association des commerçants pour financer les décorations de Noël en 2021, mais aussi en 2022 et 2023. En 2022, la maire a accepté un don de 7 000 euros de la part de Louis Vuitton. Lors du conseil municipal d’août, une élue a demandé « pourquoi ce don a été effectué » mais aucune réponse ne lui a été faite. En mai 2023, la société a fait le même don. Cette fois-ci, la maire a précisé : « C’est un don pour les fêtes de Noël, que la société Vuitton fait chaque année. »
Le groupe sponsorise aussi le club de tennis local. Le concours de photo de la ville est co-organisé avec Paris Match (LVMH) quand la Giraglia Regatta, course de voile historique qui relie Saint-Tropez à Gênes (Italie), est sponsorisée par Loro Piana (LVMH).

LVMH n’est pas le seul groupe à donner. À titre d’exemple, en septembre 2024, le groupe CMA-CGM de l’armateur Rodolphe Saadé a offert 500 000 euros à la mairie pour la création d’un centre culturel. Trois mois plus tard, le milliardaire qui possède aussi la chaîne de télévision BFM mettait la main sur le Yaca, hôtel 5 étoiles de Saint-Tropez.
Par ailleurs, la mairie est souvent arrosée de dons anonymes. Le conseil municipal d’octobre 2022 en est un exemple saisissant. Un donateur anonyme a donné 40 000 euros pour la « sécurité », six autres ont donné pour la création d’un « plateau multisport », pour un total de 248 000 euros. « Ce ne sont pas des donateurs anonymes qui peuvent, surtout à cette échelle-là, donner autant à la ville de Saint-Tropez, il y a un risque d’influence là-dessus », a commenté la conseillère municipale Laurence Azzena-Gougeon. Et la maire de répondre : « Ne vous inquiétez pas, nous ne sommes pas des personnes influençables. »
Mais aucun don n’a autant fait scandale que celui accordé par LVMH en 2023 pour la rénovation de l’ancienne école primaire Louis-Blanc, située au centre du village. La mairie y a installé des commerces au rez-de-chaussée et des appartements pour les personnes âgées aux étages. Le projet, baptisé « Cœur de ville », a été présenté par la maire Sylvie Siri comme le projet le plus important de sa mandature.
Le budget prévisionnel avoisinait les 4 millions, il a fini à 6,9 millions d’euros. LVMH y a participé à hauteur de 2,5 millions. De quoi provoquer l’ire de l’opposition, lors du conseil municipal de septembre 2023. « Il y a Disneyland, Barbieland, et maintenant, à Saint-Tropez, LVMH-land, commence Catherine Diekmann, conseillère municipale. La mairie franchit un nouveau pas dans l’aliénation des biens communaux. Par une simple convention, elle accepte un don de 2,5 millions d’euros du groupe LVMH pour financer cette opération estimée à 4 millions d’euros. Comme si la ville de Saint-Tropez, dotée d’un budget principal 2023 de 77 millions d’euros et d’une trésorerie opulente, avait besoin de ces 2,5 millions d’euros. Tout cela est ridicule. Bien évidemment, venant d’un groupe comme LVMH on ne peut croire un seul instant à un acte de pure générosité. »
Quand Laurence Azzena-Gougeon a indiqué à la maire qu’elle pouvait refuser le don, celle-ci lui a répondu : « Mais pour quelle raison ? Ce sont les Tropéziens qui vont en bénéficier. Est-ce que vous pensez que je pourrais vendre mon honneur, ma famille, pour le groupe LVMH ? » Et Laurence Azzena-Gougeon de conclure : « Le groupe LVMH est assez subtil, intelligent, pratiquant du lobbying et du mécénat dans le monde entier pour ne pas demander une contrepartie sur ces 2 millions d’euros sur le cœur de village. On parle de stratégie d’influence sur du long terme, et vous ne pourrez rien refuser à LVMH à partir du moment où vous acceptez l’argent. »
Lors de l’inauguration, en avril 2025, Marc-Antoine Jamet, le secrétaire général de LVMH, était au premier rang. Son discours, repris par Var-Matin, en a agacé plus d’un·e. « Je vais essayer de ne pas parler à proportion de notre participation financière, sinon, nous serons là jusqu’à 18 heures », a-t-il d’abord lancé avant de revenir sur l’implication du groupe dans la ville avec ses dix-huit boutiques et ses 220 emplois saisonniers. « Vous serez bientôt plus importants que la ville, nous sommes cinq cents », a répondu la maire. Et le bras droit de Bernard Arnault de lancer : « Il faudrait qu’on fusionne. »
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