jeudi 24 novembre 2022

 

Quand

Perec réécrivait Proust

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En 1974, Perec publie un texte intitulé 35 Variations sur un thème de Marcel Proust: le célèbre incipit de Du côté de chez Swann est réécrit trente-cinq fois, selon des 



contraintes oulipiennes...

«Longtemps, je me suis couché de bonne heure.» C’est ainsi qu’en 1913 Marcel Proust fait débuter Du côté de chez Swann, premier tome de la Recherche du temps perdu. Grand bien lui en prit puisque cette phrase couchée sur le papier a fait le bonheur d’un certain Georges Perec, figure majeure de l’OuLiPo. En novembre 1974, Perec publie en effet dans le numéro 94 du Magazine littéraire un texte intitulé 35 Variations sur un thème de Marcel Proust: la célébrissime phrase mentionnée plus haut y est réécrite trente-cinq fois, grâce à des contraintes d’écriture dont les Oulipiens seuls ont le secret. Hommage haut en couleurs et cocasse. Prenons le temps de nous délecter de quelques-unes de ces petites recompositions.


Lipogramme en «E»

Il faut rendre à César ce qui est à César et ce n’est certainement pas Georges Perec, auteur de La Disparition - soit un roman de plus de 300 pages qui ne comporte pas une seule occurrence de la lettre E -, qui mettra sous silence les ressorts humoristiques du lipogramme ; cela donne donc «Durant un grand laps l’on m’alita tôt». Voilà une réécriture sans E qui passe crème pour les amateurs de phrases cacophoniques puisque les cinq dernières syllabes produisent une sonorité bien abracadabrantesque (lonmalitato).

Insistance

Nous ne sommes pas au bout de nos surprises car, grâce à ce procédé stylistique, Perec fait basculer la première phrase de la Recherche dans le comique de répétition: «Pendant longtemps, pendant très longtemps, pendant très très très longtemps, oui, moi, je me suis couché, je suis allé au lit quoi, de très bonne heure, de très très très bonne heure, vraiment de très très très bonne heure…» On peut continuer très très très longtemps comme cela, d’autant plus que les phrases courtes n’étaient pas vraiment la tasse de thé de Proust.

Autre point de vue

Si Marcel Proust nous offre sa perspective de narrateur-personnage en disant que «Longtemps, je me suis couché de bonne heure.», Georges Perec préfère songer au point de vue de sa mère ; «Marcel, au lit!!!». Attention, on ne badine pas avec les horaires chez les Proust.

Variations minimales

Et si l’on change ne serait-ce qu’une toute petite lettre, qu’obtient-on? Voici quatre réponses possibles: «Longtemps, je me suis bouché de bonne heure.», «Longtemps, je me suis douché de bonne heure.», «Longtemps, je me suis mouché de bonne heure.», «Longtemps, je me suis touché de bonne heure.» Quelle subversion! Perec montre à quel point le moindre détail peut influencer le sens d’une proposition et, par là même, la désacraliser.

Amplification

«Éternellement, je me recouche de plus en plus tôt.» Heureusement que le jeune Marcel a la vie (et la journée) devant lui. La figure d’amplification consiste ici en une hyperbole qui crée un contraste entre les temporalités aux deux extrémités de la phrase.

Contamination croisée

Lorsque Du côté de chez Swann et La Chartreuse de Parme se croisent et se contaminent, on se retrouve face aux deux tournures suivantes:

a) «Le 15 mai 1796, je me suis couché de bonne heure.»

b) «Longtemps, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles, César et Alexandre avaient un successeur.»

Méfions-nous si l’on croise des livres de Stendhal ou de Proust, leur lecture paraît contagieuse.

Fine déduction

«Dès mon plus jeune âge, je me suis intéressé à des histoires de plume.» Qu’en déduit-on? Que, par conséquent, «Longtemps, je me suis couché de bonne heure.» Georges Perec a, ici, l’idée originale d’imaginer le propos qui précède et provoque la première phrase de la Recherche…et en profite, semble-t-il, pour adresser un clin d’œil taquin au pouvoir insoupçonnément apaisant de la littérature.

Le sommeil tôtif et régulier de Marcel Proust a permis à Georges Perec d’explorer les ressources créatrices du langage: remercions donc l’auteur de la Recherche du temps perdu de ne pas avoir fait la grasse matinée.

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