mercredi 9 novembre 2022

PACIFICTION

 Critique

«Pacifiction» d’Albert Serra, de l’île sur le feu


Le chef-d’œuvre d’Albert Serra imagine un représentant de l’Etat en poste à Tahiti qui découvre la possible reprise des essais nucléaires. Dans le rôle du notable à l’affût, Benoît Magimel est impérial de dandysme cramé.
par Sandra Onana

Pacifiction est le titre d’un film qui ne ment pas sur l’endroit où l’on met les pieds : un champ de visions suaves et obscures, un espace de fantasmes éveillés, où spectateurs et spectatrices trouveront le trip le plus entêtant de la saison. Ce sont presque trois heures à se laisser engloutir dans un drôle de paradis noir, qui glisse de couchers de soleil en fluorescences nocturnes, dans des lagons bien trop bleus pour les yeux des mortels. Ainsi se révèle une île de Tahiti où les tensions postcoloniales apparaissant comme tamisées, parvenues à un point de somnolence. Un fonctionnaire de la métropole nommé De Roller, équivalent du préfet en Polynésie française, cultive une amitié tactique avec les locaux, se prétendant à leur service tout en surveillant les intérêts de l’Etat français.

Le périmètre de ses fonctions ? Plus qu’incertain. Tout juste affirme-t-il «faire de la figuration» dans les élections locales, se défendant d’ingérer dans les affaires. Ses relations avec les Tahitiens ? Elles sont tissées de paternalisme, d’égards onctueux (tout est «charmant», «ravissant», les «mon ami» sont de rigueur) et néanmoins, d’un état de qui-vive perpétuel. Car autour du commissaire, l’île bruit d’une rumeur insistante : des essais nucléaires auraient repris dans le Pacifique. La menace, c’est cette tache foncée dans l’eau, une trappe dans l’océan qui pourrait appartenir à un sous-marin. Les délégués polynésiens s’en alarment lors de réunions au cadre on ne peut moins formel – petits déjeuners et cocktails à parasol, où De Roller, seigneur en son domaine, s’efforce d’apaiser les méfiances. Un petit cirque de la vie politique insulaire, en chemise à fleurs, se raconte là, à 15 000 kilomètres du centre du pouvoir, dans un climat de farniente morbide.

Bonhomie douteuse

Une mouche a encore piqué Albert Serra. Catalan anticonformiste, du genre cintré, le cinéaste a joué à profaner Don Quichotte et Casanova, montré l’agonie de Jean-Pierre Léaud sous la perruque du Roi Soleil (la Mort de Louis XIV, 2016) et les fessées de libertins au siècle des Lumières (Liberté2019). Avec une passion intacte pour la figure duelle de l’homme de pouvoir (corps terrestre et corps politique), le voici revenu dans notre époque pour filmer un «haut-commissaire de la République». Il fallait un acteur capable d’en faire un protagoniste de délire, impénétrable, tournant le dos à l’intrigue et à la psychologie. Il fallait la superbe de Benoît Magimel, jeté là au maximum de la bonhomie douteuse, en sueur vingt-quatre heures sur vingt-quatre heures, bouffi juste ce qu’il faut sous ses lunettes teintées, portant le costume ivoire comme une seconde peau.

Qu’est-ce que la diplomatie ? Une fiction politique, ironise Serra. Le job d’un blanc engoncé en habit de post-colon, qui se promène dans des décors sans trop savoir où se mettre, assurant à qui veut l’entendre qu’il ne sert à rien. Telle est l’une des jouissances de ce faux thriller parano, renvoyé à la vanité d’un monde frappé d’engourdissement, où Serra paraît saigner des fantasmes exotiques à blanc : combats de coqs et transe rougeoyante, visions d’une Babylone corrompue à l’ombre des night-clubs, où le tourisme sexuel prospère grassement… Il y aura, certes, une vague histoire de passeport disparu, un semblant d’enquête convoquant un défilé de créatures louches, comme autant d’éventualités d’intrigues. Le flottement est aussi la règle qui gouverne la totalité des dialogues : décousus, ils errent entre échanges de banalités obséquieuses et allusions à des mystères qu’il n’importera pas de résoudre.

Le film de banditisme sous les palmiers est ce système de signes que le cinéaste s’amuse à trafiquer, laissant traîner au bord du cadre des personnages de dos, désireux d’espionner quelque chose. Rayonne là la plus belle figure de femme fatale aperçue cette année : dans le rôle de Shannah, secrétaire privée de De Roller, fausse candide, agent double, l’actrice transgenre Pahoa Mahagafanau crève l’écran.

Renaissance façon «monstre sacré»

Nul ne doutera que ce Pacifiction, taillé dans une somme affolante de 540 heures de rushes, s’offre avant tout comme une étude sur sa star, un véhicule pour sa renaissance façon «monstre sacré». Des récits de tournage, on sait que Magimel a été dirigé à l’oreillette d’une scène à l’autre, sans connaissance préalable du texte ou de ce qu’il était précisément venu y faire. Baladé entre hôtels de luxe et boîtes de nuit, il affiche une ambiguïté d’autant plus parfaite que sa désorientation transpire dans chaque plan.

Sur une musique tahitienne lointaine et déphasée, l’acteur offre à la caméra un profil de boxeur, la figure cramée d’un homme qu’on verra s’enfoncer dans le dégoût au gré du film, jusqu’à ce monologue quasi parodique : «Y a plus de jour, y a plus de nuit, y a plus de temps. C’est ça, la politique.» Le temps s’étire à l’infini autour de sa silhouette forcie, revenue de moult passages à vide. Humain lessivé, acteur sublime, Magimel expose cela malgré lui, avec sa chair, et Albert Serra d’en faire la pâte d’un chef d’œuvre stupéfiant. Filmant Tahiti comme un tombeau de décadence sous les néons, le cinéaste libère une apocalypse de pluies tropicales, sillonne ciel et mer dans des gammes d’orange et de rose. D’une divagation d’outre-mer, il tire une expérience d’outre-cinéma, un cocktail d’opium dans un tequila sunrise. C’est l’extase et c’est vaseux, ça colle aux yeux comme une fin d’ébriété, quand les membres sont lourds et le chaos tourne au ralenti.




Affiche du film

Pacifiction – Tourment sur les îles, d’Albert Serra

Sortie le 9 novembre

C’était le grand ovni du dernier Festival de Cannes. Un film venu d’ailleurs donc, proposé par le réalisateur espagnol Albert Serra déjà connu pour quelques étrangetés cinématographiques, comme cette Mort de Louis XIV avec Jean-Pierre Léaud dans le rôle-titre. Cette fois, il fait plus simple, d’une certaine manière, mais en employant toujours et magnifiquement un acteur français. Ici, Benoît Magimel qui, depuis son rôle de collabo dans La Douleur d’Emmanuel Finkiel, fait des miracles au cinéma. Comme Claude Brasseur, l’âge et l’embonpoint aidant, il joue d’abord avec son ventre. Il faut le voir boutonner et déboutonner en permanence sa belle veste ivoire de commissaire du gouvernement français dans le Pacifique pour comprendre combien un film, c’est d’abord un corps dans un décor. On le suit, fasciné, empêtré dans des palabres sans fin. Il a la grâce...



Pacifiction, tourment sur les îles d’Albert Serra avec Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Matahi Pambrun, 2 h 45

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