À la recherche de Marcel Proust, tome après tome
2022 ne marque pas seulement le centenaire de la naissance de Jack Kerouac, mais également de la mort d’un des géants du XXe siècle, Marcel Proust. Après le Musée Carnavalet ou encore le Musée de l’Histoire du Judaïsme, la BnF propose une exposition autour de l’auteur d’À l’ombre des jeunes filles en fleur. Près de 350 pièces sont réunies – inédits jamais révélés au public, tableaux de grands maîtres ou robes somptueuses prêtées par la Palais Galliera.
« Le malheur, c’est qu'il faut que les gens soient très malades ou se cassent une jambe pour avoir le temps de lire ce livre. » Réflexion de Robert Proust, frère de l’auteur, évoquant À la Recherche du temps perdu.
« D’abord on voulait faire une exposition nouvelle », confie l'un des trois commissaires, Antoine Compagnon, à ActuaLitté, rappelant à juste titre que ce Proust, la fabrique de l’œuvre est le troisième événement autour de l’écrivain monté par la BnF, après des précédents en 1947, 1965 et 1999. S'il est parfois difficile d’arriver en dernier quand on traite d’un même sujet, force est de constater qu’aucune redondance, quasiment, avec les deux autres propositions sur Proust, n’est à soulever.
À l’entrée, dans une première salle bleu nuit, on est accueilli par le plus célèbre tableau représentant l’auteur Du Côté de chez Swann, signé Jacques-Émile Blanche en 1892. Un visage fin 1900, à base de moustache en guidon, d’une raie au milieu et de petites lèvres charnues, et surtout, sur cette figure surannée, des yeux vagues qui évoquent le rêveur. Là-encore, comme la précédente présentation de la BnF, dédiée au déchiffreur des hiéroglyphes, peu d’informations sur le mondain génial sont révélées. « Ce n’est pas une exposition sur la vie de Proust, mais autour de son œuvre », nous confirme l'Académicien commissaire.
La BnF s’appuie ici sur le dépôt que réalisa Suzy Mante Proust, la fille de Robert Proust, à la Bibliothèque nationale en 1962. Ce fonds comprend la quasi-totalité des manuscrits de l’écrivain, de ses papiers scolaires et autres textes de jeunesse, en passant par ses articles et ses traductions des ouvrages de John Ruskin, « un de ses écrivains préférés » ; à quoi se sont ensuite ajoutées des acquisitions successives : carnets de notes, cahiers de brouillon, volumes dactylographiés, épreuves…
Sur les tables, dans les cadres, dialoguent ces archives avec des pièces prêtées, issues de collections de particuliers ou d’institutions, tels la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, la Cinémathèque française, la Fondation Bodmer, ou, entre autres, le Musée du Louvre.
Marcel Proust. Cahier 68. Manuscrit autographe Ensemble de fragments destinés à « Combray ». 1911 BnF, département des Manuscrits © BnF (Précision : Genèse de la première phrase)
Un parcours basé sur la tomaison de 1922
Le parcours de l’exposition déroule chaque volume dans l’ordre, comme si c’était une « paperolle » proustienne, du Côté de chez Swann, paru en 1913 à compte d’auteur, par l’entremise de Bernard Grasset, au Temps retrouvé publié à titre posthume en 1927. À chaque salle son tome, cependant pas dans la forme « canonique », en 7 parties, organisées par la Nouvelle Revue Française (NRF), mais dans sa tomaison de 1922, en 8 étapes. On y déterre 2 volumes du Côté de Guermantes et pas moins de 4 parties pour Sodome et Gomorrhe.
Au fil de cette déambulation, le public découvrira des pièces insolites, telle l’édition dédicacée de Du côté de chez Swann récemment acquise par la BnF, le manuscrit de grand format des soixante-quinze feuillets, plus précoce ébauche de l’œuvre, ou bien une photo inédite du diplomate et ami de l’écrivain, Bertrand de Fénelon, peu de temps avant sa mort.
On sort de cette première pièce sombre qui décrit l’esprit de l’exposition pour entrer dans La Recherche. Chaque espace s’ouvre sur une phrase manuscrite de l’auteur : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » est la première, comme celle qui lance le premier tome. Le bleu devient plus clair. Les étapes de création de l’ouvrage sont mises en lumière à travers les manuscrits. Sur l’un des murs, une vidéo projetée fait suivre, correction après correction, l’élaboration d’un des plus célèbres incipit de la littérature française. On apprend aussi que la plus illustre madeleine des lettres françaises aurait pu être de « la biscotte », et même du « pain rassis »...
L’ambition de Proust se dégage : tout sauf didactique. La Recherche se veut l’inverse d’un roman à thèse. Pour ce faire, il coupe. Resteront tout de même des milliers de pages... La salle beige qui suit dévoile une trentaine de planches : des collages d'épreuves sur de grandes feuilles, par l’éditeur d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième tome publié cette fois-ci par Gallimard fin 1918. Précisément celui qui lui rapportera le Prix Goncourt l’année suivante grâce au soutien de Léon Daudet. Un jeu d’éclairage illumine ces imposants panneaux « à la manière d’une chapelle » confie Nathalie Mauriac Dyer, commissaire et directrice de recherche à l’Institut des textes et manuscrits modernes, qui permettent « d’entrer dans le processus d’élaboration de ce volume ».
Après le jaune plus doux du soleil tapant sur la résidence secondaire et des émois de jeunesse, le rouge des passions, ici sociales, du Côté des Guermantes : le théâtre, le ballet. S’affiche une magnifique robe verte bridée, « pour madame Swann », prêtée par le Palais Galliera et confectionnée par l’Espagnol de Venise, Mariano Fortuny. De Combray, on passe à Doncières, Balbec, Paris... Les nouvelles générations découvriront les anciennes lanternes magiques ou la première caméra du cinéma, le kinétoscope.
Mariano Fortuny, Manteau. Entre 1910 et 1920. Soie, velours, ottoman, impression et teinture © Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris
“M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une !”
La partie Sodome et Gomorrhe s’étire en réalité jusqu’à la fin : les dernières journées de l’écrivain. Le personnage homosexuel du Baron de Charlus, inspiré à Proust par le comte Robert de Montesquiou, amorce cette grande défense des « invertis ». « La race maudite des juifs et homosexuels » ou « la race des tantes », deux expressions utilisées par Proust, lui-même juif et homosexuel.
« Il n’était pas question pour Proust de faire de son héros et narrateur un juif ou un inverti », explique Antoine Compagnon, avant d’ajouter : « Les choses ont changé depuis : il m’est arrivé de dire que pendant longtemps, il était lu, bien qu’il fut juif et homosexuel, et puis il est arrivé une période, à partir des années 70-80, où, au contraire, on s’est beaucoup intéressé à cette œuvre, parce qu’elle était celle d’un juif et d’un homosexuel. Les sensibilités évoluent et peuvent encore évoluer. » La dissertation sur l’homosexualité, « race maudite », est conçue dès 1909, à l’époque de son essai Contre Sainte-Beuve. S’y trouve la phrase la plus longue de son roman, « rédigée comme d’un seul souffle, à la manière d’un manifeste ».
La salle Sodome et Gomorrhe II expose plusieurs chefs-d’œuvre de la peinture : Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain, de William Turner, détenu par le Louvre, Le comte Robert de Montesquiou, par Giovanni Boldini, ou, entre autres, Le Cercle de la rue Royale, de James Tissot, tous deux prêtés par le Musée d’Orsay. Jusqu’aux parties de La prisonnière et d’Albertine disparue.
Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain. Joseph Mallord William Turner (1775-1851) © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau
Ces deux opus, publiés à titre posthume, formaient, dans l’esprit de Proust, un tome unique : Sodome et Gomorrhe III. Ils sont profondément remaniés durant l’été et l’automne de 1922, sans être achevés. Les deux ouvrages qui se suivent, se terminent par un voyage à Venise, alors que le narrateur en rêve dans le premier volume, par l'entremise de sa lecture de John Ruskin.
Pour rendre compte de ces liens spatio-temporels, la scénographie de l’exposition aménage des rappels, « pour faire écho à la façon non linéaire de travailler de l’auteur ». Concrètement, des ouvertures font dialoguer les salles. Des dispositifs numériques ajoutent à l’expérience.
La vision et l’écoute, puisqu’un bain de musique donne une idée des créations du compositeur de La Recherche, Vinteuil, avançant vers la dissonance de la modernité. On découvre encore le Marcel Proust dessinateur de personnages oniriques, regardant souvent vers la gauche, rappelant les dessins d’un certain Franz Kafka.
“Un peu de temps à l’état pur”
Enfin, la mort advient, dans une salle entièrement sombre. Parti à la recherche du temps perdu, le narrateur a trouvé comment le retrouver dans les ultimes pages : par l’écriture. D’où l’une de ces célèbres citations : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. » Le personnage de Bergotte, c’est l’immortalité par la littérature, et c’est ce qu’aura cherché Marcel Proust, comme tous les auteurs qui se sont sacrifiés pour le médium.
Marcel Proust sur son lit de mort par Paul Helleu. 1922. Pointe sèche. BnF, département des Estampes et de la photographie © BnF
Ce dénouement esthétique et romanesque advient dans Le Temps Retrouvé, après que le narrateur a subi trois « épiphanies », explicitant son art d’écrire, fondé sur la sensation, la mémoire et la métaphore. Un moyen « d’un peu de temps à l’état pur ». En 1912 et 1913, dans ses lettres aux éditeurs, Proust fait état d’un ouvrage en « deux volumes symétriques » : Le Temps perdu et Le Temps retrouvé, sous le titre général, Les Intermittences du cœur. Le premier volume a explosé durant sa rédaction et les titres intermédiaires se sont multipliés, mais le dernier tome a subsisté, avec ses deux parties, L’Adoration perpétuelle et Le Bal de têtes, fixées à partir des années 1910-1911.
Mais pourquoi s’intéresser à Marcel Proust aujourd’hui ? Est-il encore actuel ? Antoine Compagnon répond : « L’amour, la mort, le deuil, l’écriture… Ce sont des thèmes essentiels qui nous touchent toujours. Le visiteur de cette exposition devrait être ému par beaucoup des questions soulevées dans cette proposition en forme de livre. Sans oublier la beauté qui s’y exprime, défendue par l’auteur, que l’on a tenté de rendre dans l’exposition. »
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Pour boucler la boucle, un texte est à nouveau projeté sur le mur pour suivre les modifications, nombreuses, que Marcel Proust a portées aux dernières phrases du Temps Retrouvé.
Sa servante Albertine, dans un célèbre entretien donné en 1973, confiait avec émotion : « Il me disait que, certainement, la mort le poursuivait, et qu’il voulait finir son œuvre, et qu’il serait très désolé d’avoir tant travaillé et d’avoir laissé tout inachevé. Un matin, quand je suis arrivé, il était comme un enfant à qui on aurait trouvé le plus beau jouet du monde, le bonheur le plus parfait : oh cher Céleste, j’ai une grande nouvelle à vous apprendre (...), quelque chose d’immense, de tellement bien, et il se redresse, me sourit, et me dit, j’ai mis le mot fin, je peux mourir maintenant. »
Marcel Proust. Deux personnages du faubourg Saint-Germain Sans date. Dessin à l’encre noire sur papier. Collection particulière (Paris)
Crédits : BnF / Domaine Public