PROUST

 

J’en ai assez de Proust…

Mais aujourd’hui je vais faire une exception

«Travaillez pendant que vous avez encore de la lumière»

Il faut toujours avoir à l’esprit l'héroïsme de Marcel Proust.

«Travaillez pendant que vous avez encore de la lumière»
Marcel Proust / PHOTO: MARY EVANS/SIPA / 51039852_000001

Proust est mort il y a cent ans aujourd’hui. Après les commémorations, si on commençait à le lire ?


Il y a cent ans, presque jour pour jour, le 18 novembre 1922, Marcel Proust meurt épuisé à 51 ans.

Trois ans plus tôt, le 10 décembre 1919, apprenant qu’il avait reçu le Goncourt pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Proust a prononcé la phrase la plus courte de sa vie ; « Ah ! », lui qu’on moquait pour ses périodes interminables dans Du côté de chez Swann. Céleste Albaret, la fidèle servante, avait enfreint la consigne de ne jamais réveiller Monsieur. « Ah ! » d’émotion ou « Ah ! » d’indifférence ? Difficile à dire. Non pas parce que Proust tient cette récompense pour négligeable mais parce qu’il est déjà engagé dans une course de vitesse entre la maladie et l’immensité de son entreprise. Mais il a réussi son pari : son œuvre est achevée même si les parutions de La Prisonnière (1923), d’Albertine disparue (1925) et du Temps retrouvé (1927) seront posthumes.

Héroïsme

Il faudrait toujours avoir à l’esprit cet héroïsme d’un Proust littéralement à bout de souffle quand on lit La Recherche : dans une lettre à un de ses correspondants, il citait d’ailleurs ce commandement de Saint-Jean : « Travaillez pendant que vous avez encore de la lumière ». Mais justement, lit-on encore autant qu’on le devrait ce marathonien désespéré et victorieux contre le Temps?

C’est que la manie commémorative de la République des Lettres est désormais bien connue et marque souvent une manière de bonne conscience mémorielle. On ne compte plus les centenaires, les cinquantenaires, les vingt ans de la naissance ou de la mort de tel ou tel auteur, de la parution de tel ou tel livre. On aimerait être sûr que ces commémorations fassent réellement gagner de nouveaux lecteurs à ceux qu’elles commémorent. On n’en est pas certain. Il s’agit plutôt de se dédouaner à date fixe de ce désintérêt général pour la chose littéraire, et puis aussi de vendre quelques livres en plus.

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On a été gâté, avec Proust, et on le sera jusqu’au bout de cette année avec une exposition à la BNF jusqu’au 22 janvier sur « Proust, la Fabrique de l’œuvre ». Pour ceux qui ne pourraient pas faire le voyage, on peut conseiller le magnifique catalogue de le l’exposition (Gallimard/BNF, 39 euros), sous forme d’abécédaire avec une très riche iconographie.

Il n’empêche, rien ne vaut la lecture du texte lui-même. Les appareils critiques étant intimidants, la Pléiade a ainsi eu l’idée culottée dont nous avons déjà parlé dans le magazine : proposer La Recherche en deux volumes sans la moindre note. L’occasion de se plonger par exemple, dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, le prix Goncourt et deuxième roman de la Recherche parce que l’ordre chronologique n’a dans cette oeuvre aucune importance pour deux raisons.

Eternité

Primo, comme le remarquait Barthes, « Le bonheur de Proust, c’est qu’on ne saute jamais les mêmes passages », ce qui signifie que Proust ayant inventé son propre style, tout est rendu de manière radicalement nouvelle, tout surprend et que le regard du lecteur est obligé de s’accommoder et de s’enchanter devant cette nouvelle vision du monde, plus lumineuse jusque dans les détails les plus quotidiens, surtout dans les détails les plus quotidiens.

Secundo, parce que le mouvement circulaire et infini de La Recherche raconte comment un narrateur passe son existence dans la quête de ce qui sera l’élément déclencheur pour écrire son chef d’œuvre. Et, quand il y parvient enfin dans Le Temps retrouvé, il annonce qu’il va pouvoir précisément commencer à écrire… l’œuvre qu’on vient de lire !

Dans A l’ombre des jeunes filles en fleur, donc, Proust poursuit, complète et module les thèmes présents dans Du côté de chez Swann tout en annonçant la suite. Et tout d’abord l’amour : celui de Swann pour Odette, du narrateur pour Gilberte puis Albertine, de Saint-Loup pour sa maîtresse Rachel mais aussi la puissance de transfiguration de l’art à travers la peinture d’Elstir dont le narrateur visite l’atelier.

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Il découvre aussi la vie mondaine et sa complexité byzantine, il rencontre et se lie avec quelques grandes figures de La Recherche comme Charlus qui n’avait fait jusque-là que de brèves apparitions dans Un amour de Swann, quintessence de l’aristocrate arrogant et néanmoins profondément humain ou de Bloch, l’intellectuel dévoré par la passion triste du snobisme. Mais, surtout, apparait le motif de la mer, « Je ne vis jamais deux fois la même », quand le narrateur prend ses quartiers d’été à Balbec avec sa grand-mère et, corollaire soyeux, le motif des jeune filles qui constitue ici une des plus belles épiphanies sensuelles de notre littérature.

Proust invente, à travers Albertine, Lolita avant Lolita. Une Lolita belle-époque qui ne serait pas victime de la cruauté prédatrice de l’Humbert nabokovien mais provoquerait l’émerveillement presque désespéré d’un narrateur qui comprend soudain, dans cette station balnéaire qui concentre la douceur de vivre et l’élégance mais aussi l’existence d’une lutte des classes souterraine dans le fonctionnement du Grand Hôtel, qu’elle sera une clef décisive pour éprouver tout le clavier de sa sensibilité, de la souffrance à la frustration, de l’extase au plaisir renouvelé d’être au monde : « Je savais que je ne posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi ce qu’il y avait dans ses yeux. Et c’était par conséquent toute sa vie qui m’inspirait du désir ; désir douloureux, parce que je le sentais irréalisable, mais enivrant, parce que ce qui avait été jusque-là ma vie ayant brusquement cessé d’être ma vie totale, n’étant plus qu’une petite partie de l’espace étendu devant moi que je brûlais de couvrir, et qui était fait de la vie de ces jeunes filles, m’offrait ce prolongement, cette multiplication possible de soi-même, qui est le bonheur ».

 Alors, pour paraphraser Saint-Jean cité par Proust : « Lisez, pendant que vous avez encore de la lumière ».






Marcel Proust au détail…
Marcel Proust à l'âge de vingt ans. / MARY EVANS/SIPA 51337791_000001

Une vive incitation, appuyée de conseils, pour surmonter ses appréhensions et redécouvrir l’oeuvre de Marcel Proust.


Il faut saluer les efforts des chaînes de télévision pour, trop rarement, quitter l’écume misérable ou terrifiante du monde et rejoindre la culture dans ce qu’elle a de plus beau et de plus noble.

Ainsi quand BFMTV, avec Robin Verner, a consacré une enquête à Marcel Proust en demandant à “d’éminents proustiens” pourquoi son oeuvre “effraie tant les lecteurs”.

D’abord on a le droit de s’interroger sur la pertinence de la question. Pour résumer, quelques-uns ne liront jamais À la recherche du temps perdu, d’autres abandonneront leur lecture en cours de route et la plupart, plongés dans ces 4 000 pages, ne pourront plus s’en passer et y reviendront sans cesse.

Je pourrais, pour expliquer mon enthousiasme sans nuance pour son oeuvre géniale, rappeler ce qu’il écrivait sur Tolstoï et sur Balzac. Le premier était un maître qui changeait l’existence de son lecteur et le second un grand frère qu’on aimait malgré (ou à cause de) ses défauts. Cette distinction est pertinente sur le plan de la littérature et Proust a été à l’évidence, pour moi, un maître qui a projeté sur ma vie une lumière décisive. Comme s’il était un éclaireur offrant son impressionnante lucidité à tous ceux qui le liront et pourraient ainsi presque se dispenser de connaître ce que, grâce à lui, ils savaient déjà. Mais on ne doit jamais faire l’économie de ce que le hasard des jours et les aléas d’une destinée vont vous apprendre. Aussi le débat est vain qui pour certains imposerait de le lire sur le tard et pour d’autres précocement : ces obligations n’ont pas de sens qui laissent croire qu’un auteur génial doit être soumis à un calendrier quand il convient de laisser le miracle se produire sans le programmer.

Ces “éminents proustiens” donnent un certain nombre de conseils dont quelques-uns me paraissent sujets à caution.

D’abord, quand on découvre la Recherche, il ne convient pas de la lire par extraits, à petites doses, sans aller au bout de celle-ci. On n’est pas obligé de précipiter le mouvement mais la parcourir de manière parcellaire vous fait perdre de vue la plénitude qui est la sienne, la “cathédrale” qu’elle était pour son auteur. “Malgré tout, Proust voulait un continuum. Donc commencer par le début et terminer par la fin, c’est quand même mieux”.

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Quand on a accompli ce qui pour beaucoup va être une éblouissante révélation, il est possible par la suite – et c’est le propre des chefs-d’oeuvre qui, délivrés de la contingence de l’anecdote, présentent à chacune de leurs pages une conception de l’humain et du monde tout entière présente – d’ouvrir la Recherche à n’importe quel endroit pour être saisi, comme par magie, par le surgissement de lumières à la fois évidentes et surprenantes. Proust rend, avec l’acuité de son regard, banal ce que nous ne savions pas voir parce que nous l’observions mal.

Ensuite, j’admets que le style de Proust n’est pas des plus faciles mais quand on a compris sa logique, il me semble que la lecture devient plus enrichissante, stimulante. Les phrases longues, les constructions sophistiquées ne sont plus un pensum mais, dans chaque paragraphe, elles décrivent le réel dans sa totalité et sa complexité, avec une rigueur presque scientifique. L’énoncé d’une règle, d’un principe, d’une généralité est suivi par l’exemple concret qui va les illustrer, les incarner. Il n’est pas faux de préciser, comme Nicolas Ragonneau, que “ce qui relie les lecteurs de Proust entre eux, c’est cette relation quasi-hypnotique au texte”.

On pourrait soutenir que, de même que la Recherche est une totalité clôturée par le Temps retrouvé (malheureusement inachevé), les livres qui la composent et la structurent, les séquences multiples, les aperçus fulgurants qu’ils comportent relèvent d’une succession de totalités qui, par leur richesse et leur originalité, ne sont jamais indigestes mais éblouissantes. Elles nous contraignent à valider avec bonheur et admiration ce qu’elles expriment.

Ce n’est pas seulement la haute société aristocratique qui est décrite par Marcel Proust mais plusieurs univers dont le brassage et l’unité sont notamment opérés par le désir et la sexualité, l’homosexualité pour des personnages emblématiques comme le baron de Charlus dont les appétences intimes se soucient peu des frontières de classe. Le peuple n’est pas absent de la Recherche si on songe par exemple au beau portrait de Françoise traitée par le narrateur avec une tendresse souriante et sans la moindre condescendance, au contraire avec un infini respect pour son art culinaire.

Proust serait-il même obsédé par les marquis, les ducs et les princes que les sentiments humains qui sont les leurs, leurs petitesses comme leurs grandeurs ne les mettraient pas à part mais en feraient, malgré leur position et leurs privilèges, des représentants de tous.

À bien observer, il n’y a rien qui échappe à Proust, aucun sujet, l’amour, la passion, l’amitié, l’ambition, les désillusions, le souvenir, la perversion, la guerre, la diplomatie, la politique, l’art seul vecteur d’éternité et tant d’autres ouvertures sur le réel et son analyse, sur l’esprit et sa force, sur le coeur, ses douleurs et ses mystères.

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Enfin, malgré l’image qu’on donne trop souvent de lui, d’un auteur difficile face auquel il faudrait s’armer de patience et de résistance, Proust sait faire rire avec une finesse et une élégance, une cruauté dans la description (ah ! Madame Verdurin), une justesse sans égale, par exemple avec le fameux “on exagère” quand quelqu’un annonce qu’une personne ne viendra pas à une réception parce qu’elle est morte.

Il n’y a aucune honte à ne pas aimer Proust. Je le regrette pour Édouard Philippe parce qu’un homme de sa qualité devrait être, plus que tout autre, sensible à cette splendide et bouleversante comédie humaine qu’est la Recherche. Mais rien n’est perdu pour quiconque. Il y a d’autres “éminents proustiens”, indiscutables (par exemple Jean-Yves Tadié, Michel Erman) qui n’ont pas été conviés par BFM TV à l’exercice et, on ne sait jamais, ils auraient pu trouver une raison supplémentaire de prendre Proust pour un Maître. Comme je l’ai fait quand je l’ai lu pour la première fois sans jamais cesser d’approfondir et d’amplifier mon admiration.

Pour sortir Marcel Proust de la pompe et des hommages officiels, je propose de lire un sensible, délicat et profond roman: “Clara lit Proust”, par Stéphane Carlier. “Marcel” y est placé à hauteur d’humanité avec une héroïne qui ne se laisse pas intimider et montre avec grâce, finesse et une familiarité réconfortante, comment la Recherche peut être aussi un mode d’emploi pour mieux vivre.


J’en ai assez de Proust…
L'écrivain Marcel Proust (1871-1922). D.R.

Le Proust de la semaine 


« Toute vie profonde a une façon incompréhensible de toucher au réel que l’explication défigure. » Mot que je cite souvent, d’André Beucler dans La Ville anonyme (Gallimard). Donc ? Pas de Proust, le mot. Je précise cela parce que, à rebours de ce siècle de 22 ans qui semble résumer le XXème à trois ou quatre écrivains (Proust, Céline, Beckett, Artaud, par exemple, ou Genet), je ne veux pas oublier. Tel mot de Beucler (donc), tel autre d’Henri Thomas, tel autre d’Armand Robin, ont joué un rôle aussi important dans certaines vies que tel mot de Proust ou tel mot de Céline ou de Beckett. Et la littérature, qui est bien une affaire de mots, sert à cela d’abord : transcrire, traduire ; faire office – comme tant de mots de Stendhal, de Drieu, de Botho Strauss ou de Fitzgerald, de Chardonne, de Gary ou d’Aragon – de béquilles pour le lecteur boiteux, par nature (il suffit de naître pour boiter, c’est à cela que l’on reconnaît qu’on est vivant).

Bref, il y a une incompatibilité viscérale entre les aventuriers, à l’affût de l’expression de chaque sensibilité artistique, persuadés que chacune recèle un secret à… déceler ; et les spécialistes, qui passent leur vie à creuser le même sillon, bien balisé (100 ans pour Proust !) : zéro aventure, zéro risque, les bourgeois de la littérature ne sortent jamais des sentiers battus… et rebattus. Paresse, panurgisme et incuriosité les définissent. Ils ne découvrent, donc, par le fait, jamais rien. Ils entérinent, inspecteurs des travaux finis – la belle affaire, le beau mérite ! On les plaint. Lire est une aventure : trop l’oublient ou le négligent, réfugiés dans un confort qui leur ressemble – informe.

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Donc, évidemment, de quoi vais-je parler aujourd’hui ? De Proust. Drôle, non ? J’ai, de fait et par exception, choisi de ne pas ignorer le délicieux abécédaire que Dominique Defer (auteur d’une thèse sur « Proust et l’architecture initiatique », chez Champion) consacre aux « plaisirs dans A la recherche du temps perdu ». Parce que je revendique, comme Baudelaire, « le droit de (me) contredire ». Parce que ce petit livre est publié par une maison très valeureuse – et trop méconnue : les éditions Le Murmure, emmenées par deux « aventuriers », David Demartis et Jérôme Martin (que je ne connais pas – mais qui font un travail épatant, et de fond). Parce que si les plaisirs évoqués nous rappellent parfois ceux distingués par l’ami Michel Erman dans ses Bottins, ils les complètent plus qu’ils ne les répètent. Donc, oui, vous pouvez vous précipiter – exceptionnellement – sur le Proust de la semaine : il est frais et rafraichissant. Une soixantaine de plaisirs – répartis selon les sens, l’esprit, la fortune, le cœur, la société, le mal, le langage – fabriquent un vade-mecum aérien, érudit, buissonnier et inspiré qui, bien sûr, nous reconduit à la Recherche, un des livres importants du XXème siècle. Voilà – et maintenant, comme Baudelaire toujours, je revendique « le droit de (m’) en aller ». Bonne lecture.



Les Plaisirs dans « A la Recherche du temps perdu », de Dominique Defer, Le Murmure, 152 p.

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