Jane Birkin pose ses valises là où son père exfiltrait les pilotes anglais
C'est à Prat-ar-Coum que la chanteuse s'est enracinée. Là où, pendant la guerre, son père, jeune officier, exfiltrait les pilotes anglais. Là où s'est forgée, avec les familles Tanguy et Madec, une si discrète amitié.
Un chapelet d'îlots s'étire vers l'horizon. Lorsque la mer se retire, le puzzle de granit se révèle et l'on peut gagner les rochers à pied. C'est ce chemin qu'empruntaient, pendant la guerre, les aviateurs britanniques et américains dont l'appareil avait été abattu. Guidés par des résistants, les nuits sans lune, ils se dissimulaient dans les anfractuosités. Une vedette rapide venue de Grande-Bretagne s'approchait des côtes pour les exfiltrer. Aux commandes, un jeune officier de la Royal Navy, David Birkin, le père de Jane … "Vous voyez la grande île, Guénioc, et la petite à côté? C'est là. Les Allemands n'étaient qu'à 300 mètres", souffle Édouard Tanguy depuis les dunes Sainte-Marguerite. À gauche, l'Aber-Benoît. À droite, l'Aber-Wrac'h.
Ronces et fougères ont recouvert les blockhaus. Mais tout est frais dans la mémoire du vieil homme. Il sort une photo noir et blanc datée d'août 1944. Il a 15 ans. Avec son frère et ses parents, il pose à côté de David Birkin, longiligne et souriant, et de deux matelots. "Ces deux gars ont tenté de passer le 2 décembre 1943 mais leur chaloupe a viré. Ils ont atterri chez nous. On les a cachés trois jours. Et puis le jour de Noël, ils ont réussi!", se souvient-il. À la Libération, les trois Britanniques sont revenus à Lannilis remercier les Tanguy. Le cliché immortalise le déjeuner mijoté par la mère d'Édouard.
Longtemps, la chanteuse a ignoré cette histoire secrète. Comme sa mère à l'époque. Par la suite, les Tanguy et les Birkin se sont revus souvent. En Bretagne, et une fois à Londres. C'est pour se rapprocher des rochers de ce père adoré que Jane Birkin s'est enracinée à Lannilis peu après la mort de celui-ci, survenue quelques jours après celle de Serge Gainsbourg . Elle y a dispersé les cendres de ses parents. Elle est restée fidèle aux Tanguy. La dernière visite de "Jeanne", comme l'appelle Édouard, remonte à quelques mois. Elle leur laisse des petits mots rédigés d'une écriture foutraque. Quand le fils de Kate, sa fille aînée, a voulu voir les blockhaus, Édouard l'a emmené.
Prat-ar-Coum est un coin prisé sur la rive sud de l'Aber-Benoît, cette langue de rivière qui serpente jusqu'à la Manche. À quelques encablures de Lannilis, une route bordée de fougères descend jusqu'à une cale, au pied de la maison de Jane. Avec sa tour et ses arbres majestueux, le manoir normand détone parmi les toits d'ardoise. Ici, les éléments imposent leur rythme. L'eau salée se fond dans l'eau douce, lèche le mur d'enceinte puis disparaît. Le paysage n'est jamais tout à fait le même.
Pour Jane, ce lieu "honnête et magique" fut un havre dans la tourmente intime. Quand elle y a posé ses malles dans les années 1990, "quelque chose en elle était cassé. Elle s'est accrochée à cet endroit", témoigne un ami. À l'abri de cette bâtisse érigée fin XIXe par Édouard Delamare-Deboutteville, l'inventeur du moteur à explosion, celui qui a introduit l'ostréiculture dans les abers. Renaud, l'arrière-petit-fils du grand homme, a tous ses souvenirs dans cette maison au charme biscornu. "La salle à manger occupait le rez-de-chaussée, on n'était jamais moins de 20 à table. La véranda donne sur la rivière. À l'étage, les enfants étaient réunis dans le dortoir…"
La famille de Jane (sa sœur, celle de Serge, ses filles, ses neveux) a rempli la maison. À marée basse, elle n'a qu'à longer le mur pour gagner son repaire, chez Yvon et Annie Madec, quatrième génération à la tête des viviers de Prat-ar-Coum. Les huîtres des Madec figurent à la carte des tables étoilées. Jane savoure les "boudeuses", "baptisées ainsi parce qu'à un moment elles arrêtent de grandir et boudent!", sourit Yvon, chevelure blanche et yeux émeraude. Entre Jane et lui, l'amitié fut "immédiate". Il l'a récupérée une paire de fois échouée avec son petit bateau à moteur. "Elle n'avait peur de rien!", soupire-t-il. Yvon l'a emmenée voir les rochers de son père. "Elle a idéalisé ces paysages qu'il avait côtoyés. Elle fait la fofolle sur les plateaux. Mais chez elle, l'émotion est intérieure..." Quand elle se pose à Lannilis, en deux jours elle "se remet d'aplomb".
Les Tanguy jouaient les figurants
Jane Birkin a tourné ici son film Boxes, en 2006. "C'est la seule fois où Prat-ar-Coum a été sous le feu des projecteurs. Il faisait si beau qu'on a dû occulter les fenêtres", s'amuse Loïc Madec, frère d'Yvon et artiste peintre, son voisin. L'équipe arpentait la colline en quête de réseau téléphonique. Les Tanguy jouaient les figurants. Loïc préparait des gâteaux. Hormis cet épisode, Jane est une voisine ordinaire. "Elle invite à dîner et se laisse inviter. Partager un repas entre voisins, ça se fait encore ici", glisse Loïc Madec. Parfois le passage d'Yvan Attal, de Charlotte ou de Lou leur rappelle sa célébrité. Mais Yvon se pince pour faire coïncider ces deux images : c'est bien la même femme assise à sa table, "l'idole" de sa jeunesse, ce "sacré canon" qui a côtoyé Mick Jagger et tant d'autres… Devenue son amie.
En ce début juillet, des randonneurs s'arrêtent devant le manoir. Lannilis, 5.500 âmes, attire des touristes fous de nature plutôt que des fans tapageurs. La commune grandit chaque année de 80 habitants. On n'a pas attendu la guerre pour savoir y tenir un secret! "Jane Birkin est une Lannilisienne comme les autres", résume le maire, Jean-François Tréguer. "On ne la reconnaît pas toujours. Et si c'est le cas, on ne la dérange pas. Elle aime être tranquille, nous aussi", confie une habitante. Au volant de sa Volvo, "fringuée comme l'as de pique", elle va à la Maison du boulanger au bourg, chez le boucher ou au supermarché à Landéda. Sa personnalité, "sa discrétion et sa gentillesse" leur inspirent un respect tendre. Ils se sont adoptés. Elle a inauguré le nouveau port de l'Aber-Wrac'h, parrainé la vedette des sauveteurs en mer. La rumeur bruisse régulièrement que son manoir serait à vendre. Jane vient moins. Mais comme partout à Lannilis en ce début d'été, ses volets sont ouverts. Au mur de sa cuisine, une photo noir et blanc. Le déjeuner chez les Tanguy. Le sourire de son père.
Source: JDD papier