12 JUILLET 1964

 


Anquetil contre Poulidor: découvrez Duel sur le volcan, la nouvelle inédite de Christian Laborde

Tout à coup, le dimanche 12 juillet 1964, sur la route du Tour, devant les yeux de Jacques et la casquette de Raymond, 400 millions de mètres cubes de ­domite : le volcan. Jacques, c'est Anquetil, patronyme viking. As-ketill : chaudron des dieux.

Blonde la mèche de ce fils d'Odin dont le vélo se mue en drakkar, et tout est fin et tout est flots. Poulidor ! Y a poule dans Poulidor, la poule de la basse-cour et celle des chansons popu, Viens Poupoule. Y a poulie dans Poulidor, la poulie, la margelle du puits, le cri rouillé de la poulie au-dessus de la margelle du puits. Tout ça, c'est de l'or, c'est l'or de Poulidor.

Les voici au pied du puy de Dôme, la barrière est levée : que le duel ­commence ! Jacques est en jaune, Raymond en violet. Jacques n'a que 56 secondes d'avance au classement général sur Raymond. Jacques cherche des yeux le sommet où trônait ­jadis le temple de Minerve. Il ne voit pas le sommet, seulement la route qui s'enroule autour du volcan comme un boa autour du cou de Zizi Jeanmaire. La route est saturée de ­lumière. Les pare-brise, les chromes, les laques des caisses alignées le long de la pente lancent des éclats de feu. Ils sont venus, ils sont tous là, avec leurs chapeaux de fortune et leurs gosiers. Ces milliers de gargoines ­venus d'Aigueperse, de Billom, de Chas, de Saint-Jacques-d'Ambur, des 464 communes du Puy-de-Dôme, hurlent un seul et même nom : celui de Raymond. Jacques ­escaladera les 14 bornes sans ­jamais entendre le moindre « Vas-y ­Anquetil ».

Sur la pente coriace, deux grimpeurs espagnols encadrent Jacques et ­Raymond, imposent un tempo d'enfer : Federico Bahamontes, l'Aigle de Tolède, et Julio Jiménez, enfant d'Avila, comme Thérèse. Thérèse se soucie de l'éternité, et Julio, des écarts dans les cols.

Julio attaque. Sèchement. 

Anquetil qui, selon le mot de son directeur sportif, Raphaël Geminiani, est « une machine IBM, un réacteur et un alambic » ne bouge pas. La machine IBM a déjà tout analysé. Pourquoi aller chercher un coureur dont le ­retard avoisine les 11 minutes au classement général ? Surtout, ­répondre au démarrage d'un pur grimpeur, c'est risquer l'asphyxie, la défaillance. À qui profiterait-elle, cette défaillance ? À Poulidor ! Que Jiménez s'en aille ! Qu'il remporte l'étape, et la minute de bonification allouée au vainqueur échappera à Poulidor ! Donc ne pas bouger, ne surveiller que Poulidor. À lui d'attaquer, d'effacer les 56 secondes qui le séparent du Maillot jaune.

Le démarrage de Raymond que tant Jacques redoute, tout le monde l'attend : les gens agglutinés le long de la route sous le soleil brutal, et ceux qui, dans l'ombre des cuisines où s'étire la toile cirée, écoutent à la radio la retransmission du duel ­volcanique.

Une nouvelle attaque, tout à coup ! Elle n'est pas de Raymond, mais de Federico. Prends la roue de Fédé, Raymond, et fais enfin sauter la ­machine IBM, le réacteur et l'alambic ! Raymond ne bronche pas, ­Federico s'en va.

Ils montent, soudés l'un à l'autre, comme si le vent était un joug

Christian Laborde

Jacques et Raymond sont seuls ­désormais à 4 bornes du sommet. Jacques tête nue, Raymond coiffé de sa casquette Mercier. 

Jacques monte côté ravin, Raymond côte rocher. 

Côté ravin, le drakkar des Vikings, familier des tempêtes. 

Côté rocher, la charrue ailée qui se joue des chaussées.

 Le guidon de Jacques frôle le guidon de Raymond. L'épaule de Raymond effleure l'épaule de Jacques. Ils montent, soudés l'un à l'autre, comme si le vent était un joug.

À 900 mètres du sommet, le drakkar prend l'eau et Jacques, écopant, ­regarde la charrue ailée s'en aller.

Raymond a lâché Jacques. Raymond franchit la ligne d'arrivée, ovationné par tous les gosiers, acclamé par tous les transistors. On attend Jacques : le voici. Geminiani fonce sur lui : ­ « Jacques, tu sauves le maillot pour 14 secondes ! » C'est 13 de trop, ­répond le blond guerrier, avant de visser à ses lèvres le goulot d'un Perrier.

Le mercredi 18 novembre 1987, rongé par un cancer, quelques instants avant de mourir, rassemblant ses dernières forces, Jacques téléphone à Raymond : « Raymond, je monte un puy de Dôme tous les jours… Raymond, je pars : désolé, cette fois encore tu seras second. »

*Dernier livre paru : J'ai recousu la robe de la nuit avec du fil de pêche sur le parking d'Auchan, poème (Éditions du Petit Véhicule).



montent, soudés l'un à l'autre, comme si le vent était un joug.

À 900 mètres du sommet, le drakkar prend l'eau et Jacques, écopant, ­regarde la charrue ailée s'en aller.

Raymond a lâché Jacques. Raymond franchit la ligne d'arrivée, ovationné par tous les gosiers, acclamé par tous les transistors. On attend Jacques : le voici. Geminiani fonce sur lui : ­ « Jacques, tu sauves le maillot pour 14 secondes ! » C'est 13 de trop, ­répond le blond guerrier, avant de visser à ses lèvres le goulot d'un Perrier.

Le mercredi 18 novembre 1987, rongé par un cancer, quelques instants avant de mourir, rassemblant ses dernières forces, Jacques téléphone à Raymond : « Raymond, je monte un puy de Dôme tous les jours… Raymond, je pars : désolé, cette fois encore tu seras second. »

*Dernier livre paru : J'ai recousu la robe de la nuit avec du fil de pêche sur le parking d'Auchan, poème (Éditions du Petit Véhicule).


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