Tour de France. « Il n’y a rien après, on est seuls », la vie à Cauterets tout au bout d’une impasse
À quoi ressemble la vie dans les cols et les vallées du Tour de France, ces villages traversés par le peloton telle une tornade ? Que s’y passe-t-il en dehors de cette journée de juillet pas comme les autres ? Prolongation est allé à la rencontre des habitants, toquer à leur porte pour qu’ils racontent leur vie si singulière dans la montagne. Aujourd’hui : Cauterets, son intimité cachée, son rapport ambivalent à l’eau et son isolement, parfois.
Le fond de la vallée épouse la forme d’une ville. Cauterets est là, juste devant, et nous laisse ce dessin qui ne ressemble à aucun autre. Il y a la nature, bien sûr. Le vert des montagnes qui vous enlace, le bleu du ciel qui vous domine et le raffut de l’eau qui vous attrape. C’est un peu l’esprit de ce voyage à 900 m d’altitude, perception tronquée d’une vie franchement pas typique.
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Car la nature se fait en réalité discrète, comme rangée derrière une griffure grisâtre et verticale, qui tranche avec l’éclat de la vallée. Les immeubles se dressent ici sur quatre étages. Il y en a un peu partout, surtout le long des deux artères qui mènent à la grande place. Des bâtiments haussmanniens qui filent un air de « petit Paris », inhabités trois mois de l’année et inabordables pour la plupart. « Personne ne peut habiter là. L es gens s’en vont dans la vallée, sauf ceux qui ont une maison familiale », nous explique-t-on. Le prix du mètre carré est plus élevé que dans certaines grandes métropoles françaises, c’est dire.
Un territoire maillé comme une toile d’araignée
Cauterets et sa folie des grandeurs. Son territoire maillé comme une toile d’araignée, son découpage par quartiers et sa traînée sur cinq kilomètres à travers la montagne. Si bien que l’on se sent gringalet dans ce dédale de rues, presque même un peu perdu. « Cauterets, c’est l’apparence d’une petite ville mais la vie d’un village », résume assez bien Philippe, rencontré ce jour-là derrière son comptoir.
Il est le propriétaire du tabac-presse en face de l’office du tourisme, à l’entrée d’une ruelle qui se resserre. Son regard est celui d’un résident permanent, témoin du trompe-l’œil qui s’écrit à l’interstice des saisons d’hiver et d’été. Le ski, les thermes et les sites majeurs alentours ont tendance à attirer les foules, ce qui rend le contraste saisissant.
La commune compte près de 30 000 lits froids, c’est énorme. Vertigineux, même, quand on sait combien d’habitants vivent là toute l’année. « 850, quelque chose comme ça », nous dit-on. « Vous viendriez au mois de novembre, c’est désert, glisse Philippe entre deux clients, sa veste noire à demi ouverte. Vous savez, la boule qui roule au vent dans Shining ou dans les films de western, c’est un peu pareil. » Une respiration indispensable pour ces hommes et ces femmes dont l’activité est bien souvent calquée sur les rushs touristiques.
Philippe reprend : « Mon comptable me dit à chaque fois la même chose : “M. Blondet, vous ouvrez en novembre mais vous perdez de l’argent !” » Il se marre en le disant, cela dit quelque chose de sa perception des temps calmes à Cauterets. Ils sont rares, « régénérant » dit-il mais un brin bousculant, aussi. « Quand des touristes arrivent, ils s’attendent à ce que tout soit ouvert mais e n novembre, c’est vraiment ça : la nuit qui tombe, le plafond qui est bas, le temps très changeant et humide. » Il le concède d’ailleurs de bonne grâce : « Ça a parfois un côté lugubre, presque fantasmagorique dans les rues. » Pas de quoi pour autant lui donner des envies d’ailleurs. Cette station, il n’est sans doute pas près de la quitter. Elle a même réussi à le sédentariser dix-sept années de suite.
Tout est « 20 % plus cher » qu’en bas
Isabelle est un peu sur la même longueur d’onde. Le constat d’une activité ralentie, voire à l’arrêt deux ou trois mois dans l’année, est clair. « On entend parfois les villes touristiques dire qu’elles doublent ou qu’elles triplent leur affluence en été mais nous, c’est limite 30 fois plus », circonstance-t-elle, également derrière son comptoir mais assise. Elle est au cœur du réacteur, tant par son poste à l’office du tourisme que par sa vie qui a (presque) toujours été ici. « Le terme est grossier paraît-il mais c’est un tourisme de masse. On vend une destination, principalement le Pont d’Espagne (situé à quelques encablures de la commune, dans la zone cœur du parc national des Pyrénées), et les gens viennent pour ça », nous explique-t-elle pour justifier la proportion de résidences secondaires (92 %).
L’immobilier étant hors de prix, la démographie décline ici en flèche, descendant même en dessous du millier d’habitants, ce qui n’était plus arrivé depuis au moins la première moitié du XXe siècle. « Tout le monde s’est fichu de moi quand j’avais présenté le problème. J’étais jeune mais j’étais visionnaire, poursuit Isabelle, installée à Cauterets depuis une bonne quarantaine d’années. L’école comptait encore 130 élèves, elle n’en compte plus que 36 avec deux instits en primaire et une en maternelle. C’est un vrai problème. »
Dans cette immensité, les plus fidèles vivent presque cachés la majeure partie de l’année. Symbole d’un tourisme, certes gage de vitalité mais qui prend le pas sur tout le reste. Quitte à devenir pénalisant. « Le cadre de vie est fabuleux mais il y a un revers à la médaille. On paie tout 20 % plus cher qu’en bas », conclut Isabelle. De la simple baguette de pain au litre de carburant, en moyenne dix centimes moins cher à Argelès-Gazost.
Cette vie en altitude a donc un coût. Pécunier c’est vrai mais logistique aussi. Encore plus depuis que les urgences ferment à Lourdes et que l’hôpital de Tarbes prend le relais… à près d’une heure de route ! « Je ne vous raconte pas si vous faites un AVC, déplore Béatrice, ce jour-là croisée à la médiathèque de Cauterets, encore très active à 62 ans. Ça m’est arrivé dans le centre-ville d’Argelès. Si je l’avais fait à Cauterets, je ne serais peut-être pas ici pour vous parler ou bien dans un fauteuil. Quand on y pense, c’est angoissant mais on se dit que c’est comme ça. »
La D920, ce que Cauterets a de plus cher
Annick est à côté, afférée derrière son bureau à l’accueil de la médiathèque. Son écran d’ordinateur reste allumé mais elle n’y prête guère plus attention. Elle aussi a son avis sur Cauterets, pour y être originaire et encore domiciliée. Elle pointe la distance, c’est vrai, mais ne discerne aucun juste milieu vis-à-vis du tourisme. « On passe de rien à trop », vulgarise-t-elle, plus enclin à un peu de quiétude. « Ce n’est pas désagréable quand il y a moins de monde, poursuit-elle, lunettes rondes sur le nez et baskets aux pieds. Pendant le confinement, je me suis régalée. J’ai un jardin avec une vue sur la route qui était déserte. Il n’y avait pas une voiture qui passait, hormis les gendarmes. »
Cette route n’est pour autant pas toujours un cadeau. La D920 est sans doute ce que Cauterets a de plus cher. Monsieur le maire ne nous contredira pas, témoin comme les autres habitants des répercussions qu’elle peut avoir quand elle est fermée. Elle est le seul trait d’union avec la vallée, à la fois porte d’entrée, de sortie et de secours.
« C’est un défaut qui est une qualité ou une qualité qui est un défaut, je ne sais pas, mais on arrive en bout de course, corrobore Philippe, encore debout dans son bureau de tabac. Vous venez à Cauterets vraiment pour venir à Cauterets. Il n’y a ni col ni village après. Il n’y a rien, on est seuls ! » Ce pourrait être une façon de parler, une désignation abstraite de ce qu’est la vie dans une impasse mais c’est en réalité bien plus.
Cauterets a pris l’habitude de vivre reclus dans son coin. Ce n’est souvent que l’espace de quelques heures, à la suite d’un éboulement ou une avalanche qui barre la chaussée. Cela arrive de temps à autre, c’est le jeu. C’est arrivé à une femme enceinte, bloquée alors qu’elle descendait à la maternité et contrainte d’accoucher chez elle, la route ne pouvant être dégagée avant.
C’est aussi parfois plus long et inquiétant. Tout le monde se souvient ici de la crue dévastatrice de 2013, la peine du 18 juin. Ce jour-là, le gave est sorti de son lit et a tout emporté sur son passage. Y compris la D920. « La route s’est effondrée comme une biscotte dans une tasse de café », nous raconte Béatrice, la gorge encore nouée, même dix ans après.
Son souvenir est aussi intact qu’un ciel bleu sans nuage. « L’hiver avait déjà été irréel, Cauterets avait cumulé la plus grande hauteur de neige au monde. On avait dépassé les sept mètres à la station, contextualise-t-elle. Évidemment, il fait ensuite une journée à 30° au mois de juin et cette neige, une fois qu’elle a commencé à fondre, ne s’arrête plus. »
« On s’est presque aperçu que le village existait toujours quand les hélicos sont venus »
Plusieurs maisons, heureusement évacuées à temps, ont été rayées de la carte, emportées par les eaux. Ne laissant rien d’autre que ces souvenirs d’apocalypse et cet isolement, sans réseau, ni rien. « On n’avait aucune nouvelle de personne et les gens de l’extérieur n’en avaient pas non plus, c’était la panique. On s’est presque aperçu que le village existait toujours quand les hélicos sont venus nous ravitailler », décrit Philippe à son bureau de tabac, pas peu fier de nous dire qu’il reçoit quelques exemplaires d’Ouest-France tous les jours, livrés trente-six heures après l’impression. Le sentiment d’isolement n’existe pas vraiment, sauf quand il est contraint par de telles circonstances.
Même des années après, Cauterets porte encore les stigmates de cette crue. La cicatrice ne se voit plus comme le nez au milieu de la figure mais elle est sournoise et renfermée. Cette route déchiquetée comme une feuille de papier n’est plus qu’un terrible vestige. Ce qu’il en reste est encore là, en contrebas de ce zigzag de béton construit à la hâte (à peine plus d’un mois !) pour désenclaver Cauterets. On se croirait dans un décor de film, plus science-fiction qu’autre chose.
Le chant des oiseaux est bien trop faible pour se faire entendre face à l’eau qui tambourine la roche. La route devant nous est en morceaux, parsemée de mousse et grignotée par cette végétation qui s’étale. Le dire est alors presqu’un gros mot mais la nature a repris ses droits. L’implacable constat d’une victoire par K.-O. d’une planète sur ses petits locataires. « C’est là que l’on se rend compte que nous ne sommes pas grand-chose, que l’être humain subit », observe Jean-Pierre Florence depuis son bureau au premier étage de l’hôtel de ville.
« Je mentirais si je disais que je n’y pense jamais »
Jean-Pierre n’est autre que le maire, élu il y a trois ans et simple résident à l’époque. C’est en se rendant au travail, dans un commerce hôtelier de Cauterets, qu’il a pris conscience que quelque chose n’allait pas. « Déjà la veille au soir, j’entendais le gave faire un bruit très inhabituel. Quand il grossit et qu’il transporte des blocs comme ça, ça raisonne. C’était comme si les rives subissaient un bombardement. »
Il pèse ses mots. Chacun d’entre eux a un sens qu’il n’oserait surtout pas transformer. « C’est traumatisant et ça laisse des traces », glisse-t-il au détour d’un silence. L’empreinte de cette journée, et de ces semaines en quasi-autarcie, est comme indélébile. La plupart des résidents vivent avec ces images et ces bruits en tête, qui ressurgissent parfois sans crier gare. « Je mentirai si je disais que je n’y pense jamais quand il pleut et qu’il y a de l’orage », nous confie Annick, presque gênée de le dire.
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La crainte d’être encore coupé du monde aura toujours une place dans leur esprit. Certains s’y sont faits, d’autres moins. Mais ce risque continuera d’exister, du moins tant que la D920 restera le seul accès routier vers Cauterets. L’idée est donc de le réduire au maximum. Identifier les zones sensibles a été une première étape. « En bas, il n’y a que du rocher donc ça ne présente aucun risque. En revanche, la partie fragile, ce sont les trois kilomètres qui précèdent le village », décrit le maire, une pile de dossiers sur sa droite et son téléphone qui n’arrête pas de sonner.
Une application pour alerter au plus pressé
La prévention des événements en est une seconde. Plus délicate mais pas moins avancée puisqu’une application a été développée, déployée auprès des élus pour alerter au plus pressé. Une sonde, située en aval de Cauterets, mesure la hauteur du gave et estime l’importance de la crue à venir. Une manière de savoir s’il faut évacuer certaines habitations ou carrément couper la route en prévention. « On a ici une grosse culture du risque. On travaille très fort pour mettre en place certains automatismes », assure Jean-Pierre.
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Le projet d’une route qui relie la vallée voisine n’est pas une vue de l’esprit, nous assure certains, mais il n’est pour l’instant pas question qu’il aboutisse. Au grand désarroi des Cauterésiens, qui se plairaient parfois à plus d’alternatives. Car si le fond de vallée épouse la forme d’une ville, son impasse renvoie aussi une sacrée contrariété.
« La vraie vie dans les cols mythiques du Tour de France », votre série Prolongation de juillet, est de retour pour une saison 2. Tous les articles sont à retrouver ici :
Épisode 1. « J’ai quitté l’enfer pour le paradis » : la vie au pied de l’Aspin et du Tourmalet
Épisode 2. « Il faut aller chez le médecin avant d’être malade » : la vie dans le col de Soudet
Épisode 3. « On a ici la culture du risque » : Cauterets, son unique route et ses craintes
Épisode 4. « C’est notre phare », le puy de Dôme vu par ceux qui y vivent (dimanche 9 juillet)
Épisode 5. « John Kerry s’est arrêté devant ma ferme » : la vie dans le col de Joux Plane (samedi 15 juillet)
Épisode 6. « On a encore la vie de village » à Brides-les-Bains, au pied du col de la Loze (mercredi 19 juillet)
Les épisodes de la première saison de « La vie dans les cols du Tour de France » (Granon, Croix de Fer, Hautacam…) sont toujours disponibles ici.