Jean-Louis Trintignant est mort, un homme et une voix s’en vont...
Le timide acteur au sourire tantôt ravageur, tantôt carnassier, est mort ce vendredi à 91 ans. Après avoir reçu un César pour “Amour” de Michael Haneke, il s’est surtout consacré au théâtre et à la poésie, souvent seul en scène, sa voix pour seule compagnie.
Sa rencontre avec le vrai théâtre date de 1949, à Aix-en-Provence, où il découvre le mythique Charles Dullin, malade héroïque, à la veille de mourir, dans sa toute dernière représentation de L’Avare. Révélation : le vague étudiant en droit vient de trouver sa vocation. Il monte à Paris, y suit le cours monté par Dullin puis celui de Tania Balachova, la prêtresse du théâtre moderne. À l’époque, Trintignant a son accent méridional et s’avère totalement inhibé. Il lutte avec sa timidité maladive, pas si rare chez les grands acteurs. À force de s’obstiner, le métier rentre. Il est assez petit, fluet, un peu raide, mais a un atout de poids : un minois de jeune premier. Il plaît d’ailleurs à une jeune femme elle aussi ravissante, Stéphane Audran, avec qui il se marie vite. Le cinéma ? Trop vulgaire pour ce comédien en herbe qui rêve de grands textes.
C’est pourtant Et Dieu… créa la femme (1956), de Roger Vadim, qui le révèle de manière retentissante. Lui et surtout Bardot, sa partenaire de jeu. La moue boudeuse de celle-ci, son sex-appeal, son insolente liberté, c’est ce qui sauve toujours le film, bien naïf par ailleurs. Trintignant, très jouvenceau, y peine à convaincre en mari piqué au vif. L’ironie, c’est qu’une passion naît hors de l’écran : Bardot (alors mariée à Vadim) et Trintignant tombent réellement amoureux, faisant les choux gras de la presse à sensation. Un long service militaire et le poids écrasant du star-système auront raison de cette liaison. Après ce moment de gloire prématurée, et à ses yeux futile, l’acteur décide de se forger une réputation plus solide, en s’attaquant à Hamlet, qu’il interprète avec brio. Dans la foulée, il travaille avec Jean Vilar, Antoine Bourseiller, Claude Régy. Mais cela ne dure pas. « On court après le cinéma, par vanité, pour le prestige. Par cupidité aussi : on y gagne huit fois plus que sur les planches ! » avouait-il.
Va pour le cinéma, alors. Le commercial comme le plus singulier. C’est un trait de sa carrière : il a souvent donné la sensation d’être à la fois au centre du paysage cinématographique et ailleurs, un peu décalé. Un peu dandy. Abonné à la fois au cinéma de Claude Lelouch (six films avec lui) et à celui d’Alain Robbe-Grillet (quatre films), le pape du Nouveau Roman et auteur de fantasmagories ludiques, à l’érotisme SM sophistiqué. En 1962, dans Le Combat dans l’île (1962), Alain Cavalier le brosse en extrémiste de l’OAS responsable d’un attentat. Un rôle d’exalté froid, qui rappelle celui du Conformiste (1970), de Bertolucci. Où il est impressionnant d’ambiguïté, en fasciste ambitieux et frustré, hanté par la haine de soi, la culpabilité, la tentation double d’obéir et de se singulariser. Dans ce grand film, l’un de ses meilleurs, il distille à merveille violence morbide et beauté.
Avec Anouk Aimée, un couple fiévreux à l’écran
C’était après que sa douceur de gendre idéal lui ait un peu trop collé à la peau. Voyez Le Fanfaron (1962), où il n’a plus vraiment l’âge d’être un étudiant. Et pourtant, il y est impeccable de gentillesse introvertie à côté de l’exubérant Vittorio Gassman. Ce road-movie ensoleillé qui file à toute allure compte parmi ses choix judicieux, lui qui a su faire carrière en Italie, en tournant là-bas avec des grands. Dino Risi, Bernardo Bertolucci, mais aussi Valerio Zurlini (Été violent, Le Désert des Tartares), Luigi Comencini (La Femme du dimanche), Ettore Scola (La Terrasse, Passion d’amour, La Nuit de Varennes). Dans ce chapitre transalpin, deux pépites témoignent de son penchant aventureux : En cinquième vitesse, giallo pop et sexy, limite expérimental, de Tinto Brass. Et surtout, Le Grand Silence (1968), de Sergio Corbucci, western spaghetti funèbre et enneigé où, le regard triste, il campe un pistolero justicier en restant muet (son nom est Silence).
En France, trois films lui ont assuré la gloire. D’abord Un homme et une femme (1966), de Claude Lelouch, tourbillon d’images aussi cruel que romantique, associé à jamais aux planches de Deauville et au « chabadabada » de Francis Lai, où Anouk Aimée et lui, tous deux veufs, forment un couple fiévreux. Z, ensuite, de Costa-Gavras, grâce auquel il décroche un prix d’interprétation à Cannes en 1969. Dans ce réquisitoire efficace contre la dictature des colonels en Grèce, il est le petit juge effacé derrière ses lunettes fumées, qu’on croit sans carrure, mais qui finit par inculper un à un les hauts gradés. Enfin, le must : Ma nuit chez Maud (1969), marivaudage voluptueux de chasteté, où désir et morale s’affrontent dans la chambre de cette chère Maud (Françoise Fabian), libre-penseuse et belle parleuse qui le galantise. Le comédien a hésité avant d’accepter ce rôle d’ingénieur catholique indécis, vertueux mais troublé, qui s’enroule dans une couverture comme une squaw honteuse. Le film, au budget très modeste, n’a pas non plus été simple à tourner, en raison de la personnalité un brin doctrinaire d’Éric Rohmer, qui avait tendance à embrouiller les comédiens en les bombardant de consignes tout en exigeant le respect du script à la virgule près. Des années après, Trintignant a raconté comment il avait fini un jour par acheter des boules Quies pour dire oui à tout et mieux se concentrer.
Outre-Atlantique, il y a eu quelques rendez-vous volontairement manqués, Hollywood ne l’ayant jamais vraiment tenté. Il a ainsi refusé de jouer dans Apocalypse Now, de Coppola, et Rencontre du troisième type, de Spielberg. Il pouvait être espiègle. Cela nous avait frappé, lors d’un entretien avec lui en 2012. Il refusait l’esprit de sérieux et avait gardé une certaine innocence. Il aimait le jeu. Dans sa jeunesse, il s’était distingué au poker, gagnant souvent. « Le poker est un jeu de méchanceté, où l’on s’en prend au plus faible. C’est un raccourci saisissant de la vie », disait-il, lui qui n’hésitait point à se qualifier d’« égoïste » – « Les gens m’intéressent, mais au bout de deux jours, je ne veux plus les voir. » Volontiers solitaire, traçant sa ligne de fuite. À l’image de sa pratique assidue de la natation (médaillé plusieurs fois dans sa jeunesse), puis de la course automobile où, sans être un grand champion comme son oncle, Maurice, il a malgré tout remporté quelques compétitions. Il a failli en mourir une fois, aux Vingt-Quatre Heures du Mans, en 1981. Sur la ligne droite des Hunaudières, à 325 kilomètres à l’heure, le pneu arrière qui explose : le bolide se déporte, cogne six fois le rail de sécurité. Il s’en sort sans une égratignure. Un miracle. C’est sur les circuits qu’il a rencontré Mariane Hoepfner, championne de rallye, devenue sa dernière épouse, succédant à Nadine Trintignant, laquelle l’a dirigé à cinq reprises.
Après le poker et le sport automobile, il y a le vin. Autre passion, qui l’a amené à acheter des vignes et à produire un côtes-du-rhône, le Rouge Garance (en hommage à Arletty). L’ivresse, les paradis artificiels aussi (il a touché à tout, y compris l’héroïne), il en parlait volontiers, lui qui a connu de grands bonheurs et de grands malheurs – la perte de Pauline, sa seconde fille, à l’âge de dix mois, puis celle de Marie, en 2003, cognée à mort par Bertrand Cantat. Il y avait chez lui autant de soleil que de noirceur suicidaire. Sensibles dans les deux films qu’il a réalisés, méconnus, oubliés à tort, car vraiment originaux. Une journée bien remplie (1972), road-movie brindezingue en side-car d’un fils de boulanger avec sa maman, où Jacques Dufilho déroute en ange exterminateur. Et Le Maître-Nageur (1979), pastiche d’On achève bien les chevaux, où un minable chanteur (Guy Marchand) se fait engager par un milliardaire tyrannique en fauteuil roulant pour organiser un marathon en piscine, avec à la clé le legs de sa fortune. Une comédie féroce et dérangeante sur l’argent dominateur.
Retour aux planches, son “vrai métier”
Las, Trintignant n’a pas poursuivi dans la mise en scène, faute d’avoir rencontré le succès. Reste que la subtile perversité de ses deux films se retrouve dans bon nombre de ses rôles, même si l’on pointe encore de la douceur dans l’homme de l’exode fragilisé (Le Train, où il tombe amoureux de Romy Schneider) ou le faux-coupable cocasse coincé à la cave (Vivement dimanche !). Ennemi public numéro un (Flic Story, sa grande confrontation avec Delon), mari exquis mais assassin (Eaux profondes), président de la République hautain et machiavélique (Le Bon Plaisir) ou haut dignitaire robotique (Bunker Palace Hotel), il s’impose de plus en plus, au fil des ans, en misanthrope ou cynique implacable, le corps sec, le visage creusé. À partir des années 1990, il se fait rare mais ne manque pas trois grands cinéastes : Krzysztof Kieslowski (Trois Couleurs : rouge), Jacques Audiard (Regarde les hommes tomber), Patrice Chéreau (Ceux qui m’aiment prendront le train).
Et puis est venu le moment où il s’est détaché du cinéma. Il a fait le mémorable Amour – il fallait quelqu’un d’aussi persuasif et talentueux que Michael Haneke pour qu’il accepte de tourner encore. Un film où il est terriblement émouvant, sans jamais être larmoyant, pour lequel il décroche un César. Mais ce qui le maintient en vie, c’est surtout d’être sur scène. Il a toujours pensé que le théâtre était son vrai métier, qu’il avait délaissé après l’échec cuisant en 1971 d’un second Hamlet mis en scène par Maurice Jacquemont. Il y revient grâce à la poésie. Après avoir mis à l’honneur les magnifiques Poèmes à Lou, de Guillaume Apollinaire, en compagnie de sa fille, Marie, il célèbre Jules Renard. Puis il tourne un peu partout en France et même au Québec en disant trois poètes libertaires, Jacques Prévert (sa première lecture foudroyante, à 14 ans), Boris Vian et Robert Desnos. Seul, parfois accompagné par la musique d’Astor Piazzolla et Daniel Mille, il se révèle un récitant extraordinaire, son timbre de voix épousant à nu la profondeur des mots. Avec un ménagement extrême de la sobriété, sa signature de politesse.