ART

 

Les impressionnistes peignaient-ils flou à cause de la pollution ?

Dialla Konate

C’est en déambulant dans les galeries de la Tate Britain, à Londres, puis au musée d’Orsay, à Paris, qu’Anna Lea Albright remarque un fait intéressant : « Avec le temps, les peintures de Turner et de Monet deviennent de plus en plus floues, les formes sont moins distinctes… Ils passent du figuratif à l’impressionnisme. » Et si ce changement n’était pas uniquement lié à une évolution de leur style artistique ? C’est l’hypothèse formulée par la jeune docteure en physique du climat, spécialiste des nuages, qui imagine une explication complémentaire : Monet et Turner peignaient pendant la révolution industrielle, ces formes impressionnistes pourraient donc être des représentations des effets d’optique liés à la pollution atmosphérique. Anna Lea Albright, chercheuse au Laboratoire de météorologie dynamique du CNRS et de la Sorbonne, invite alors son ancien mentor de l’université de Harvard, le Pr Peter Huybers, à participer à une réflexion sur le sujet. Deux ans plus tard, ils publient conjointement une première étude. Lire la suite

William Turner (1775-1851), le précurseur britannique de l’impressionnisme, et Claude Monet (1840-1926), la figure de proue de ce mouvement, auraient-ils de manière consciente ou non dépeint cette pollution, voire cherché à la dénoncer ? C’est la question que nous avons posée à Cyrille Sciama, directeur général et conservateur en chef du patrimoine au musée des Impressionnismes de Giverny. Pour lui, l’étude – présentée par les auteurs non pas comme une réduction, mais « un élargissement des connaissances sur ces grands peintres » – a le grand mérite d’apporter de précieux éclairages sur le contexte environnemental des impressionnistes. Mais elle demeure partielle sur le champ de l’analyse picturale. Explications.

“L’étude met surtout en exergue le regard décalé des impressionnistes sur leur environnement. Ils étaient en avance sur leur temps.”

L’hypothèse d’une volonté de représenter la pollution dans les œuvres de Monet et de Turner vous paraît-elle plausible ?
Ils ont très certainement été sensibles à la pollution atmosphérique de l’ère industrielle, mais pour moi, ça n’explique pas leur technique. Les deux artistes avaient certes une fascination pour le climat un peu lourd et inquiétant des villes au début de leur carrière. Monet est allé chercher à Londres le fameux « smog » britannique mais je ne pense pas qu’on puisse en conclure qu’il avait une attraction spécifique pour la pollution. Il n’avait d’ailleurs pas besoin d’aller à Londres pour accéder aux fumées industrielles. Dans les années 1870, il a ainsi posé son chevalet à la gare Saint-Lazare : il y a bien dépeint la vapeur d’eau émise par les trains, mais s’est avant tout concentré sur les variations de la lumière à travers les éléments atmosphériques.

L’étude prend également en compte l’hypothèse d’une baisse de la vue avec l’âge, surtout après sa série de Londres. Ainsi, Monet ne voyait plus que d’un œil – « mais bon Dieu, quel œil ! » s’exclamait Paul Cézanne à ce sujet. Comme bon nombre de ses amis et collègues, il a perdu en acuité visuelle à force de peindre. Donc, à mon sens, l’étude met surtout en exergue le regard décalé des impressionnistes sur leur environnement. Ils étaient en avance sur leur temps.

« Rain Steam and Speed, The Great Western Railway », de Joseph Turner (« Pluie, vapeur et vitesse », 1844).

« Rain Steam and Speed, The Great Western Railway », de Joseph Turner (« Pluie, vapeur et vitesse », 1844).

Bridgeman Images

Au XIXᵉ siècle, les niveaux de pollution étaient beaucoup plus élevés à Londres qu’à Paris. À tel point que l’on surnommait la capitale anglaise « La grande fumée ». Cette réalité a-t-elle pu influencer de manière plus importante le travail de Turner ?
C’est intéressant, cette idée d’industrialisation accélérée qui force le regard, mais elle ne rend pas compte à elle seule de la signature picturale de William Turner. Il est vrai que dans les années 1830-1840, à Londres, tout le monde mentionne une pollution et une misère épouvantables. Et quand les impressionnistes français s’y rendent, en 1871, ils sont très choqués par cette misère. Mais ce que l’étude omet de mentionner, c’est que Turner n’a pas passé toute sa vie à Londres. Il a vécu à Venise et a voyagé le long de la Loire jusqu’à Nantes. C’est un artiste qui s’est beaucoup déplacé dans le sud de l’Angleterre et de l’Europe car il était fasciné par le soleil, et plus précisément par la dilution de la lumière sur l’eau. Ce qui est un grand point commun avec les impressionnistes français. De ce fait, son célèbre tableau Pluie, vapeur et vitesse est résolument moderne non seulement pour le flou, mais surtout pour la lumière et la perspective : on a l’impression que le train se projette vers l’avant de la toile et se dirige droit vers nous, à toute vitesse.

Peut-on envisager que, derrière le flou des impressionnistes, se cachait aussi une volonté d’amplifier et donc de dénoncer la pollution ambiante ?
Si la pollution peut être une clé d’interprétation des tableaux de ces deux grands maîtres, il faut avant tout rendre grâce à leur talent et à leur regard. On vit une époque assez angoissante en termes de conditions climatiques, et je pense que c’était également le cas au XIXᵉ siècle. De nombreux artistes de l’époque en témoignent, à l’instar de Guy de Maupassant, qui dans ses romans aborde beaucoup la thématique du retour à la nature,
avec des personnages qui quittent Paris et sa pollution pour se réfugier à la campagne.

C’est d’ailleurs ce que firent tous les impressionnistes : Monet, Pissarro, Sisley, Caillebotte ; ils ont quitté la capitale pour s’installer dans des petites villes des bords de Seine (Gennevilliers, Vétheuil, Giverny, Honfleur), très peu polluées, et se concentrer sur les paysages et les jardins. Pour autant, ils vont tous vers une complexification des formes, à mesure qu’ils peignent. Il s’agissait d’une volonté artistique pas nécessairement corrélée aux niveaux élevés de dioxyde de soufre.


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