Prix Nobel de Littérature

 Prix Nobel


Le bac en poche, Annie Ernaux poursuit ses études à Rouen, puis à Bordeaux. Professeur certifié, puis agrégée de lettres modernes, mariée et mère de deux fils, elle enseigne en Haute-Savoie, avant de s’établir à Cergy, dans le Val-d’Oise, dans le milieu des années 1970. « Arriver dans un lieu sorti du néant en quelques années, privé de toute mémoire, aux constructions éparpillées sur un territoire immense, aux limites incertaines, a constitué une expérience bouleversante », confie-t-elle dans son Journal du dehors.

Située à une quarantaine de kilomètres de Paris, Cergy est la « ville nouvelle » par excellence avec sa desserte par la ligne A du RER, ses dalles de béton, ses barres d’immeubles, ses rues pavillonnaires. Son pavillon à elle est situé au fond d’un jardin en surplomb de l’Oise. Elle y a écrit tous ses livres, avant et après son divorce en 1980, et vécu nombre des aventures : la jalousie qu’elle raconte dans L’Occupation ; la liaison interdite vécue avec un homme d’affaires originaire d’un pays de l’Est relatée dans Passion simple ; et surtout son Journal du dehors. Ce recueil de chroniques écrites de 1985 à 1992 saisit sur un temps bref les silhouettes et les paroles de ceux qu’elle croise dans le supermarché, le RER et le centre commercial.

Le parc François-Mitterrand à Cergy, ville où Annie Ernaux est venue s’installer dans les années 1970.

Parfois, elle aperçoit la tour Eiffel de sa maison. Mais elle se sent bien dans cette banlieue, où elle fait ses courses dans le Auchan de 13 000 mètres carrés. Ce lieu, près de Paris mais qui n’est pas Paris, la remet à sa place de fille de la campagne. « Mercredi, dans le RER, avant de me rendre au studio des Ursulines, je me suis vue – réellement vue – avec le regard de mes huit-douze ans : une femme mûre, élégante, très “instruite”, allant parler en public dans un cinéma de Paris, ce lieu inconnu – une femme à mille lieues de ma mère, une femme étrangère et intimidante, une femme que je n’aime pas », écrit-elle dans son journal en 1998.

Lire aussi : Annie Ernaux, prix Nobel de littérature : « Le travail d’écriture va au-delà de la vie ordinaire »



A Bologne, en Italie, le 25 octobre. (MATTEO DE MAYDA POUR « L’OBS »)
A Bologne, en Italie, le 25 octobre.(MATTEO DE MAYDA POUR « L’OBS »)

48 heures en Italie avec Annie Ernaux, prix Nobel de littérature

Ce 10 décembre, la première lauréate française du prix Nobel de littérature sera couronnée à Stockholm. Fin octobre, nous avons passé quarante-huit heures avec elle lors d’une visite triomphale en Italie, son « deuxième pays », que gouverne désormais Giorgia Meloni.

Temps de lecture 

C’est une drôle d’expérience, d’accompagner Annie Ernaux en voyage. Même à l’étranger, il y a toujours un moment où quelqu’un s’approche pour articuler quelque chose comme : « Excusez-moi, vous ressemblez beaucoup à Annie Ernaux… Si j’arrive à me procurer un livre dans le quart d’heure, vous pourriez me le dédicacer ? » Toujours un moment où, jusque dans une trattoria bien tranquille de Bologne, deux dames délaissent une excellente mortadelle pour venir dire à l’écrivaine de « la Place » leur émotion de la voir « dans leur restaurant préféré ». Et même le soir, alors qu’Annie Ernaux revient de la piazza Maggiore, où l’on a bu un verre en regardant le beau visage grave de Pasolini placardé sur la mairie, voilà un jeune Portugais qui fait le pied de grue devant son hôtel pour la prier de signer cinq de ses livres. « Je n’ai pas su dire non », murmure-t-elle, comme si elle confiait à la fois un plaisir un peu coupable et le sentiment d’être, parfois, désemparée devant l’incroyable ferveur dont elle est l’objet.

Cette ferveur-là n’est pas nouvelle. Annie Ernaux n’a pas attendu d’être la première lauréate française du prix Nobel de littérature pour susciter un engouement peu commun. Le temps est loin où, dans le petit café-épicerie que tenaient ses parents à Yvetot, une jeune Normande née en 1940 lisait fiévreusement « la Nausée » de Sartre, plongeait dans « l’Homme révolté » de Camus, et rêvait d’écrire à son tour pour, un jour, « venger sa race ».


Couronnement d’une carrière rue Sébastien-Bottin

Début octobre, Annie Ernaux est partie de son pavillon pour se rendre dans les bureaux de Gallimard, situé rue Sébastien-Bottin entre les quartiers de Saint-Germain-des-Prés, de Sciences Po et d’un grand nombre de ministères et d’institutions culturelles. L’écrivaine se rendait chez son éditeur pour une conférence de presse à la suite de l’annonce de son prix Nobel de littérature. La pierre crème de l’hôtel particulier, la lourde porte en bois sombre, sa poignée en or en imposent. C’est le cas aujourd’hui comme ce le fut en 1973 quand Gallimard a accepté le premier roman d’Annie Ernaux, Les Armoires vides (Grasset l’avait également pris). « Ma vie, à 33 ans, allait en être bouleversée sur le long terme », écrit l’autrice.

Les locaux de Gallimard et de la NRF, 5 rue Gaston-Gallimard Paris.

Dans le volume « Quarto », Écrire la vie, qui regroupe une grande partie de son œuvre, une photo en noir et blanc représente la jeune romancière dans la bibliothèque de la maison d’édition lors de son premier service de presse. Chemisier noir, foulard imprimé, cheveux lissés en carré autour d’un visage troublant. Il est impassible au premier regard, mais, quand on le fixe longtemps se dégage une lucidité tranquille et déterminée. Celle-là même qui fait son style.


Le Nobel est une institution "pour les hommes", a estimé mardi la lauréate française du prestigieux prix de littérature, Annie Ernaux, dans un entretien avec l'AFP.

"Ca se manifeste par ce goût d'une tradition, dans les costumes. Il me semble que l'attachement aux traditions, c'est peut-être plus masculin, au fond, on se transmet le pouvoir comme ça", a dit l'écrivaine de 82 ans qui reçoit samedi son prix à Stockholm.

Couronnée pour "le courage et l'acuité clinique" de son œuvre en grande partie autobiographique, Annie Ernaux est la première femme française à recevoir la récompense en littérature et la 17e femme à décrocher un Nobel dans cette catégorie depuis la fondation des célèbres récompenses en 1901.

"La parole a quand même été monopolisée presque toujours par les hommes et j'ai remarqué que les femmes sont souvent moins prolixes dans leur discours que les hommes, sachant bien qu'elles sont plus pratiques", a-t-elle noté.

Dépoussiérer l'institution

D'après l'octogénaire, "c'est dur à dire mais je pense que oui", les Nobel doivent changer. Pour dépoussiérer l'institution, "est-ce qu'on peut imaginer qu'il y ait moins de faste, moins de robes longues et de queues de pie ?", a suggéré Annie Ernaux dans un sourire, évoquant la cérémonie de remise des prix suivie d'un banquet de gala.

Depuis son arrivée à Stockholm, elle s'est trouvée confrontée à "la solennité, au faste aussi du prix", prenant conscience de "l'ampleur et du rôle" qu'il implique alors qu'elle assure n'avoir "vraiment aucun désir de distinction".

Toutefois, cette figure du féminisme engagée à gauche veut dédier son prix à "tous ceux qui souffrent (...) et à tous ceux qui luttent et qui ne sont pas reconnus".

La récompense a également renforcé son désir d'écrire. Désormais, elle entend "continuer à écrire et en même temps (...) profiter de [s]a vieillesse""Je pense que c'est un âge où on peut réfléchir à beaucoup de choses et donc pour moi, ça veut dire aussi les écrire bien sûr", a-t-elle conclu.


Annie Ernaux recevra le Nobel de littérature samedi : c'est une institution "pour les hommes" déclare l'écrivaine

L'écrivaine de 82 ans, première Française à être couronnée par le Nobel de littérature, reçoit officiellement son prix à Stockholm samedi 10 décembre.


Avec Annie Ernaux, c’est non seulement la littérature qui est récompensée, mais aussi l’engagement. Qu’on l’apprécie ou pas, on ne peut lui nier un engagement qui ne s’est jamais relâché et qui est même allé croissant avec les années. Engagement pour les femmes, engagement pour la gauche, engagement contre la ségrégation de classe. C’est donc un prix éminemment politique et courageux qu’a décerné jeudi l’Académie suédoise, qui résonne incroyablement à l’heure où les Iraniennes se battent au péril de leur vie contre l’obscurantisme des mollahs, à l’heure où les Etats-Unis restreignent le droit à l’avortement, à l’heure où l’on célèbre les cinq ans du mouvement #MeToo qui a libéré la parole des femmes, à l’heure où un ancien ouvrier brésilien se bat pour débarrasser le Brésil de celui qui piétine non seulement ses habitants mais aussi la planète, à l’heure où un homme ivre de son pouvoir et symbole de virilité exacerbée jusqu’à la caricature menace le monde de l’arme nucléaire, à l’heure où l’extrême droite grignote peu à peu du terrain en Europe.

Rose-Marie Lagrave: «Annie Ernaux décrit les méandres que suppose toute migration sociale»


La sociologue, transclasse et spécialiste des questions de genre, publiera prochainement un livre de conversations avec l’écrivaine.
par Anastasia Vécrin

«Longtemps, Annie Ernaux ne s’est pas qualifiée de transfuge de classe, mais toute son œuvre l’atteste. Dans les Armoires vides, Mémoire de fille, en passant par les Années, elle décrit les méandres et ajustements que suppose toute migration sociale. Elle n’a cessé de gratter les couches successives de sa mémoire et de convoquer ses journaux intimes pour restituer le gouffre social entre l’épicerie de ses parents à Yvetot et son accès à la bourgeoisie à laquelle la destinaient ses études supérieures et un mariage au-dessus de la condition de ses parents. Ce porte-à-faux si puissamment traduit par la Femme gelée l’a conduite à surmonter par l’écriture la Honte et l’illégitimité qui étreignent nombre de transfuges de classe, mais aussi les brisures intimes provoquées par un viol et un avortement dont, à son époque, nul ne s’aventurait à en écrire les désastres. Ce porte-à-faux impliquait aussi de travailler sur le style littéraire. Ne pas faire beau, mais juste. D’où “l’écriture plate ou blanche”, les faits rien que les faits, en une “ethnologie de soi-même” qui place son œuvre à la lisière de la littérature et des sciences sociales. Son œuvre est un miroir tendu réfléchissant les dominations de classe et de genre, elle qui dit “vouloir venger sa race”.»

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