Conte de Noël : Le concert des animaux
Ce récit écrit par Franz-Olivier Giesbert, est un extrait de "L'esprit de Noël". Un recueil qui renoue avec la grande tradition du conte, dans le sillage d’un Dickens ou d’un Andersen. En partenariat avec RCF, "Le concert des animaux" sera diffusé avec l'interview de l'auteur dans l'émission "Effervescence" le 23 décembre à 17 heures.par Franz-Olivier Giesbert
Publié le 20/12/2022 à 09h00
Mise à jour le 21/12/2022 à 12h30
Lecture en 9 min
Rediffusion de l'émission Effervescence le 24 décembre à 13h et le 25 décembre à 6h et 15h. À réécouter sur rcf.fr
La première fois que je l'ai entendu, j'ai cru que c'était un loup : il y en a beaucoup dans les montagnes d'Arménie. Il avait le même chant mélancolique et mélodieux, qui donne le frisson. La nuit, le jour, le chien hurlait à la mort. Il y avait quelque chose d'infiniment triste dans sa voix, comme s'il voulait faire partager un gros chagrin sur la terre comme au ciel. Autour de lui, tout pleurait. Les herbes, les arbres qui perdaient leurs feuilles dorées, et les dernières fleurs leurs pétales maculés.
Le chien appartenait à notre prêtre, le père Armen. Un géant barbu qui avait disparu depuis l'attaque du village. L'animal était toujours posté au même endroit, devant l'église, un bâtiment de près de mille ans perché sur un mamelon, que la guerre de l'Artsakh avait transformé, la veille, en un amas de pierres, de gravats. Seuls la rotonde et le tambour, donc le chœur, tenaient encore debout.
Depuis des siècles que nos ennemis tentent de les éradiquer, les églises d'Arménie ont l'habitude. Après leurs assauts, elles font les mortes. On croit parfois qu'elles ont été détruites pour toujours. Mais elles ne meurent jamais. Dieu les accompagne comme elles accompagnent notre pays. Même quand nos ennemis les font tomber, elles finissent toujours par se relever.
La résurrection des pierres est une spécialité de l'Arménie, le pays des églises éternelles. Quand les ennemis nous envahissent, elles s'attendent toujours au pire et elles ont raison. Non contents de détruire, massacrer, voler et violer, comme tous les envahisseurs, les soldats verts s'acharnent sur elles, notamment sur les croix du Christ qu'ils brisent à tour de bras.
Pour eux, c'est comme un jeu : à en juger par leurs rires quand ils font ça, ils s'amusent bien. Le jour de l'attaque, après avoir dévasté l'église, tiré sur plusieurs maisons et tué quelques personnes à la volée, les soldats verts étaient repartis très vite en laissant derrière eux de gros nuages de poussière : ils avaient encore beaucoup de travail ailleurs.
Heureusement que nous habitions au pied du mamelon, à trois cents mètres de l'église. Sinon, les hurlements du chien auraient été insupportables. Mais là où il était, l'animal ne pouvait déranger personne. À part nous, il n'y avait que le ciel ennuagé qui aurait pu se plaindre du bruit.
L'animal s'appelait Noun, c'est-à-dire mouton, à cause de son pelage blanc et frisé qui, comme celui de certains chiens de berger, les fait ressembler aux bêtes qu'ils sont censés surveiller. De loin, le mimétisme était frappant. Il levait à peine la tête. Il y avait chez lui quelque chose de fataliste.
J'avais beau lui parler ou le caresser, rien n'arrêtait ses hurlements. Sa queue n'a même pas frétillé quand je suis allé le nourrir le premier soir, contre l'avis du grand-père qui vit avec nous – ma femme, mes enfants, mes vaches et moi. Le vieux en a profité pour me dire une fois encore que ma faiblesse, c'est-à-dire ma pitié, me perdrait un jour. "Un chien comme ça, il n'a plus envie de vivre, m'a-t-il dit, il a même décidé de mourir. C'est ce qu'il essaye de nous faire comprendre. Tu vas prolonger son malheur qu'il vaudrait mieux abréger d'un coup de fusil." "Tu n'y penses pas !" me suis-je indigné.
Une semaine passa. Alors que l'automne perdait ses couleurs, le froid commença à nous mordre les mains, les pieds, les oreilles, mais ça ne décourageait pas Noun. Chaque jour, en fin d'après-midi, je lui apportais une pâtée de haricots rouges et de pommes de terre. Chez nous, c'est un principe, on ne mange pas de viande: on aime les bêtes et on ne mange pas ceux que l'on aime. Le chien avalait vite sa pitance, comme s'il avait été privé de nourriture depuis le jour de sa naissance et, sitôt la dernière bouchée enfournée, il recommençait à hurler à la mort en ne se ménageant que de courtes pauses pour dormir. J'aurais tant aimé qu'elles fussent plus longues.
À la maison, je sentais monter une mutinerie: on dormait tous très mal. "Il faut que tu trouves une solution, m'a dit un jour Anouch, ma femme, la septième merveille du monde, aux cheveux noirs comme l'obsidienne. Ce chien nous fait subir un supplice affreux. Tout le monde, dans la famille, est en train de devenir fou." "Moi aussi", je lui ai répondu. "Pourquoi ne mettrais-tu pas des somnifères dans sa pâtée du soir ? demanda-t-elle. Ça nous ferait de bonnes nuits." Je n'ai pas répondu.
Je me suis inquiété quand, le même jour, une génisse nommée Astrid est venue ajouter sa voix à celle du chien. Elle appartenait à un couple de voisins dont l'époux, réserviste, était mort quelque temps plus tôt sur le front. "Cette bête est en deuil, m'a expliqué la veuve. Sa mère étant morte après avoir vêlé, c'est mon mari qui l'a élevée. Elle ne veut pas m'écouter."
La jeune femme me demanda de l'aider à ramener sa génisse chez elle, dans son étable, mais l'animal n'avait rien voulu entendre. Elle se montrait encore plus têtue qu'un âne. Rien ne pourrait l'empêcher d'accomplir sa mission : meugler sa peine à l'infini en attendant l'impossible retour de son maître.
Les jours suivants, alors que la neige avait recouvert le village de son grand linceul blanc, un cheval, un mouton, une truie, une chèvre et un coq se sont joints à Noun. Tous pleuraient à tue-tête les morts ou les disparus du village. La presse et la télévision s'emparèrent de l'histoire, et les animaux devinrent l'attraction de la région, où l'on venait en pèlerinage assister à leur concert, sans oublier de leur donner du fourrage, du pain rassis, de l'avoine ou du blé.
Ma femme ne se plaignait plus du bruit. Elle avait eu une idée de génie qui nous a permis de tirer profit de la situation. En plus du reste, Anouch était la reine des zhingyalov hats, ces délicieuses "crêpes" arméniennes fourrées d'un mélange d'herbes mi-cuites de l'Artsakh, et, avec nos enfants, elle se mit à en fabriquer à la chaîne pour les pèlerins que le froid de décembre affamait. Grand-père tenait la caisse. Les affaires marchaient bien. Moi, je continuais à m'occuper de nos huit vaches et de ma petite production de fromages tressés que nous vendions aussi aux personnes de passage.
L'événement s'est produit le 5 janvier, la veille de l'Épiphanie, l'équivalent de votre 24 décembre. Alors que je sortais de l'étable où un veau venait de naître, j'ai entendu une voiture s'arrêter puis repartir avant d'apercevoir une ombre s'approcher de la maison. Je ne l'ai pas reconnu tout de suite. Il neigeait fort et on n'y voyait goutte dans la purée blanche qui nous tombait dessus. C'était le père Armen, notre prêtre. Il avait beaucoup maigri et son nez était de travers. "Que vous est-il arrivé ?" j'ai demandé. "Un accident du travail", a-t-il plaisanté.
Je l'ai invité à venir chez nous où Anouch lui a proposé le gîte et le couvert jusqu'à la fin de la tempête de neige. Il a mangé un peu d'avelouk – de l'oseille séchée avec de l'ail et des graines de grenade –, que ma femme avait préparé pour le repas traditionnel du lendemain, ainsi que deux portions de gatnabour, un entremets aux noix et aux fruits secs. Tout en se sustentant, le père Armen nous a raconté ce qui s'était passé.
Après avoir été emmené dans un camp, il avait été molesté et humilié pendant plusieurs semaines par les soldats verts, qui finirent par l'utiliser comme monnaie d'échange. "J'ai découvert que je valais très cher, s'est-il amusé. Dix soldats ennemis, voilà ce que l'Arménie a offert pour ma libération. C'est pas mal, non ?"
Il n'avait pas fini son histoire quand on a gratté à la porte. C'était Noun, qui s'est jeté sur lui et lui a pourléché goulûment le visage en jappant, pendant que le prêtre lui embrassait le front, le museau, la gueule. "Noun a fait tout ce qu'il a pu, a dit le père Armen. Quand les soldats verts étaient entrés dans le chœur de l'église qui avait résisté aux tirs de mortier, ils avaient trouvé le prêtre à genoux, en train de prier devant l'autel. Avant de commencer à tout casser dans ce qui restait de l'église, ils avaient demandé au père Armen de se lever et de sortir, comme si sa présence les gênait. Après avoir haussé les épaules, il avait continué à prier. L'un des soldats lui avait donné une gifle, un autre lui avait méchamment tiré l'oreille.
Le prêtre continuait toujours à prier. "Pardonnez-moi, leur dit-il, je suis né pour ça et je ne sais rien faire d'autre." Les soldats verts se sont énervés. L'un d'eux lui a donné un coup de poing en pleine figure et lui a cassé le nez. Le père Armen s'est levé et a commencé à se battre. Ils étaient onze contre un. En tentant de défendre son maître, Noun s'était retrouvé par terre, assommé par un coup de crosse, laissé pour mort, le crâne en sang.
"Il faut leur pardonner, a commenté notre prêtre. Ils ne savent pas ce qu'ils font." Après son récit, le père Armen, qui avait une bonne descente, a bu trois verres d'Ararat, le cognac arménien, puis il a refusé notre lit que nous lui offrions pour se coucher par terre, sur le carrelage de la salle à manger. Il n'était pas question qu'il dorme ailleurs. Il m'a demandé de rester avec lui pendant qu'il se déshabillait. Après qu'il eut retiré ses somptueux vêtements noirs, j'ai découvert son secret: dessous, il portait en permanence une robe tissée avec une matière très inconfortable. Ce n'était pas du crin de cheval, comme celle de Jean d'Odzun en son temps, mais du jute d'Inde. "C'est mon vrai habit, a-t-il dit. Celui avec lequel je paraîtrai devant Dieu."
Le lendemain matin, quand on s'est réveillés, la tempête de neige s'était arrêtée et il régnait un grand silence immaculé : le concert des animaux avait cessé, ils s'étaient tous dispersés. J'ai accompagné le père Armen jusqu'à sa maison où il vérifia que rien n'avait changé, puis nous nous sommes rendus ensemble à l'église. En la voyant sur son mamelon, comme sculptée dans le ciel, ce fut plus fort que moi, je suis resté bouche bée un moment avant de pousser un cri de joie. "C'est Noël !" je me suis exclamé.
Je savais que Noël, le jour de tous les possibles, était passé, mais son esprit restait encore et le mot m'était spontanément sorti de la bouche. Le père Armen semblait trouver normal le spectacle qui s'offrait à nous, mais moi je n'en croyais pas mes yeux. Sous son édredon de neige, l'église était comme avant l'attaque des ennemis, resplendissante, neuve comme un matin de printemps, telle qu'en elle-même l'éternité l'avait figée. Des miracles comme celui-là, il y en a tout le temps chez nous, en Arménie, le pays qui a la "ressuscitation" dans le sang.
Ce conte est extrait de L'esprit de Noël, publié sous la direction de François-Xavier Maigre,
Éd. Bayard, 192 p. ; 21,90 €