Ô race ! Ô désespoir
L’amer woke ne dérange aucun ordre institué, ne bouleverse aucunes hiérarchies.
Voyage au bout de l’Annie…
Pour son discours de Stockholm, Annie Ernaux a trempé sa plus belle plume à l’aigre dans l’encrier des meilleurs poncifs : « Par où commencer ? Cette question, je me la suis posée des dizaines de fois devant la page blanche. Comme s’il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d’entrer dans l’écriture du livre et lèvera d’un seul coup tous les doutes ». On avait sûrement calomnié Annie E…Dans L’Obs, Elisabeth Philippe s’interroge : « Mais pourquoi tant de haine ? » Bonne question, mais ce n’est pas aux détracteurs d’Annie Ernaux – plus consternés que haineux – qu’il faut la poser, c’est à l’écrivain. Depuis cinquante ans, la reine des dominés n’a qu’une obsession : venger son sexe et sa race. La race des capésiens ? Drosophile du coche, sur la route de Varennes, de Bandung, elle clame ses traumas, rancœurs, angoisses claustros dans l’ascenseur social : les corons et les Corot. Solécismes, solipsismes et barbarie. La femme gelée se moque des vers ; sa mère a tant souffert qu’elle est dedans sa tombe… « Les haines de races ne sont jamais au fond, que des haines de places » (Rostand).
Un grand concert d’idées brisées
Annie Ernaux est atteinte du syndrome « de la femme raide ». D’un côté les ténèbres, hantées par les Méchants, de l’autre la Lumière, les Gentils. Compteur Geiger à humiliés, hontes, déchirures, cinq plaies, sept douleurs, coiffée d’une couronne d’épines, Annie a des Mani et fait le Job. Elle a perdu la foi mais veut croire encore. Que deviennent toutes les larmes qu’on ne verse pas, se demandait Jules Renard ?
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La révolte et l’indignation, comme le soufflé au fromage, ne supportent ni le réchauffé, ni la médiocrité. Autrefois, la vérité, les luttes, les prolos, l’avenir, c’était simple, magnifique et scientifique comme la Révolution. Les progressistes, après avoir adoré Staline, Castro, Mao, Pol Pot, les bilans globulement positifs, ont jeté l’éponge. La Gauche a abandonné la dialectique et les kolkhozes de Koursk, s’est repliée dans les marais de la Morale, les farces et attrapes sociologiques. Bourdieu, mais c’est bien sûr ! L’avantage du couple fashion « dominant-dominé », c’est un flou sémantique qui permet de ratisser large sans se confronter aux contingences du réel. La famille D-D, recomposée, accueille une faune bigarrée au paradis des Vaincus (invisibles, intermittents, immigrés, chevalier d’Éon, Arumbayas, femmes, panda roux, tortue luth) ou dans l’enfer des Méchants (Hitler, réacs, fachos, masculinistes, blancs, Extrême droite, visibles, hyènes lubriques). Papillons difficiles à épingler, les Gilets Jaunes sont au purgatoire.
Les Iraniennes aussi. Le corps des femmes, l’IVG, l’émancipation, l’insoumission, dans Libé, à Yvetot, l’EHESS, Oui ! Mais Mollo Mollo avec les Mollahs de Mossoul, en Moselle. L’ère ottomane suit la Rome antique. Annie Ernaux prend le train en marche, salue de loin les Iraniennes victimes du patriarcat. Elle se voile la face, n’est au Coran de rien. Le hijab permet « la revendication visible d’une identité, la fierté des humiliés ». Vive les accommodements raisonnables avec l’infâme et l’obscurantisme ! Il ne faut pas désespérer Bobigny, ni faire perdre des voix au camarade Mélenchon. La Charia et la pitié.
À Stockholm, Rimbaud, Rousseau, Virginia, Kafka, ils sont venus, ils sont tous là… Annie Ernaux est une bande de seuls à elle toute jeune. Fanatique et naïve comme un ado, elle s’illusionne sur les symboles et l’histoire. La haine paie mieux que le mépris. Son prix Nobel n’est pas une « victoire collective ». À l’instar des grands hommes, les écrivains, « n’ont ni aïeuls ni ascendants ; ils composent seuls toute leur race » (La Bruyère). L’amer woke ne dérange aucun ordre institué, ne bouleverse aucunes hiérarchies. C’est une rebelle d’Etat, admirée, choyée par l’université et le pouvoir. Elle inspire les thésardes, pigistes idolâtres de France Culture, insurgés du Collège de France. Les véritables dominés, les travailleurs sans papiers, miteux, transis, n’ont que faire de son buzz, ses états d’âmes et remords. « Une jument de noble race n’a pas honte de son fumier » (proverbe arabe).
Le bien écrire
« Il me fallait rompre avec le “bien-écrire”, la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait ». Ouiiille… Annie Ernaux fracasse la porte ouverte du « je » singulier qui atteint l’universel, « l’outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies ». L’auto-friction, le plaisir des affres du texte et du sexe, les discours d’intranquillité, l’esprit de conquête et d’usurpation, l’homme – enfant de Caïn – méchant animal, hypnos, eros, thanatos, le banal, la scénographie de l’attente, le RER, nourrissent une œuvre. Sous les pavés de Venise, la page. Rien de nouveau, ni d’original. Les sornettes sur « la légitimité en devenir de la femme écrivain » gâtent la sauce. Tristes tropismes.
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Le viol de la littérature par la sociologie, prétendre que ce sont les Lumières qui ont accouché du « je » plébéien, mettre Proust en examen pour snobisme et condescendance à l’encontre de Françoise, ce n’est pas sérieux. Annie n’aime ni Houellebecq, ni la concurrence. Silence assourdissant sur L’Enragé éblouissant, Céline, ou le talentueux Darien. Le hic ce n’est pas la belle phrase de Flaubert ou l’écriture à l’os : c’est la moelle, le talent. L’art est la manière. Le style c’est l’homme et c’est la femme. « Que Dieu vous garde du feu, du couteau, de la littérature contemporaine et de la rancune des mauvais morts » (Léon Bloy).
« Si je me retourne sur la promesse faite à vingt ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l’ai réalisée. C’est d’elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j’ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l’ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m’a accompagnée en me donnant accès à d’autres mondes et d’autres pensées, y compris celle de m’insurger contre elle et de vouloir la modifier ». Péroraison n’est pas raison, ni respiration. Le culte du moi, moi, moi. Le pathos à l’os, creux comme un flyer de l’Unesco ou un tweet d’Elisabeth Borne arrivant à Matignon. Tout ça, pour ça ! Si j’avais su, j’aurais pas venu… On vit très bien sans avenir.
Mère dure, fille rebelle, libre et indépendante, la femme de Lettres du vingtième siècle, c’est Colette. « Les Misérables aussi, oui, Les Misérables — malgré Gavroche ; mais je parle là d’une passion raisonneuse qui connut des froideurs et de longs détachements. Point d’amour entre Dumas et moi, sauf que le Collier de la Reine rutila, quelques nuits, dans mes songes, au col condamné de Jeanne de la Motte. Ni l’enthousiasme fraternel, ni l’étonnement désapprobateur de mes parents n’obtinrent que je prisse de l’intérêt aux Mousquetaires […]. Beaux livres que je lisais, beaux livres que je ne lisais pas … J’y connus, bien avant l’âge de l’amour, que l’amour est compliqué et tyrannique et même encombrant, puisque ma mère lui chicanait sa place ».
« La culpabilité est un symptôme dangereux. C’est un signe qui manque de pureté » (Ionesco).