jeudi 15 septembre 2022

LE GÉNIE DE GODARD

 

🎬 Le génie de Godard
L'attention portée au son, la puissance des images, les traits d'humour... : le cinéma de Jean-Luc Godard en six scènes décryptées par Laurent Delmas.
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Le génie de Jean-Luc Godard en six scènes décryptées par Laurent Delmas


Par 

Extrait du générique du "Mépris" (1963)


L'attention portée au son, la puissance des images, des symboles, les traits d'humour... Après la mort de Jean-Luc Godard, Laurent Delmas, critique cinéma à France Inter, analyse six scènes qui permettent de mieux comprendre l'œuvre du cinéaste franco-suisse.

Comment appréhender une œuvre complexe, parfois jugée indéchiffrable ? De "À Bout de souffle" au "Livre d'image", Jean-Luc Godard, décédé ce mardi à 91 ans, laisse derrière lui une cinquantaine de longs-métrages, qui ont souvent dynamité les codes de par leurs innovations formelles. Il a "fichu la pagaille dans le cinéma", disait ainsi de lui François Truffaut, son complice, un temps, au sein de La Nouvelle Vague. Alors quelles scènes retenir ? Nous avons posé la question à Laurent Delmas, l'un des spécialistes cinéma sur l'antenne de France Inter, co-producteur avec Christine Masson de l'émission "On aura tout vu". Voici sa sélection.

La première scène de "À Bout de souffle" (1960)

LAURENT DELMAS : "'À Bout de souffle' est le premier long-métrage de Jean-Luc Godard. Dans la scène d'ouverture, Jean-Paul Belmondo quitte Marseille dans une voiture volée. Cette scène est incroyable par le traitement du son, tout à fait sidérant pour un film de l'époque, car absolument non réaliste : on entend des sons très proches qui ne devraient pas être là, des ambiances de port qui ne correspondent pas à ce que l'on voit. C'est une entrée en matière extrêmement singulière, à la fois pour le film, et pour l'entrée de Godard dans le cinéma.

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Il considère le son comme un matériau au même titre que l'image, qu'il ne s'agit pas de traiter autrement que par le montage, le remixage, le fait de le mettre en avant ou au contraire de le baisser vraiment. Il utilise le son avec une grammaire particulière qui s'inclut dans le récit.

Souvent dans le cinéma, il n'y a pas forcément de travail sur le son, qui passe alors au second plan. Godard est à l'inverse l'un des grands cinéastes à avoir démontré en permanence l'importance du travail sonore. Si aucune image n'est innocente, aucun son ne l'est non plus."

Le générique du "Mépris" (1963)

"Pour Godard, un film commence avec le générique, et non après. Le générique parlé du "Mépris" est l'un des plus beaux du cinéma : 'C'est d'après le roman d'Alberto Moravia. Il y a Brigitte Bardot et Michel Piccoli (...). Les prises de vue sont de Raoul Coutard. Georges Delerue a écrit la musique (...). C'est un film de Jean-Luc Godard', dit la voix off.

Longtemps, on a cru que la voix était celle de Jean-Luc Godard. Mais ce n'est pas lui. C'est une voix qui lui ressemble un peu, par moment. Première hypothèse : Godard lit une phrase sur deux, le reste est lu par une voix à la tessiture proche de la sienne. L'autre hypothèse, c'est que l'intégralité du générique n'est pas lue par Godard - ce qui est plutôt attesté par les grands spécialistes du cinéaste. Sur ce point, le mystère reste entier, et je pense qu'il ne sera jamais levé."

Le suicide de Belmondo dans "Pierrot le fou" (1965)

"Dans 'Pierrot le fou', la scène qui imprime le plus la rétine est peut-être celle dans laquelle Ferdinand, alias Jean-Paul Belmondo, se suicide en s'entourant de bâtons de dynamite, après s'être peint le visage en bleu.

C'est un moment incroyable de cinéma, une façon absolument picturale de considérer l'écran. On a l'impression de voir une peinture contemporaine, mi-abstraite, mi-figurative, se créer sous nos yeux. Cette scène est étonnante de sensualité, avec un traitement des couleurs incroyable. Elle est aussi sidérante dans ce qu'elle montre du personnage, cet acte de liberté suprême que représente le suicide.

Elle est profondément 'godardienne' dans le sens où elle est une accumulation de différents éléments qui participent à la fabrication d'une image et d'un récit. Il se passe quelque chose sur l'écran, incontestablement."

Une dispute de couple dans "Sauve qui peut la vie" (1980)

"La scène représente la dispute d'un couple, incarné par Jacques Dutronc et Nathalie Baye. Dutronc a un geste violent envers Nathalie Baye, en sautant quasiment par-dessus la table. Là, je me demande si Godard n'a pas utilisé du ralenti. En tous cas, il joue avec le temps, lui qui disait 'Le cinéma n'est pas à l'abri du temps, mais il le met à l'abri'. Il montre qu'il est le maître des horloges.

Cette scène, on dirait un tableau du peintre Balthus. Godard le connaissait-il ? Peu importe, finalement. Car la marque des grands cinéastes, c'est non seulement que leur film s'imprime dans nos têtes, mais aussi qu'après la fin du film, nous dialoguons encore avec eux. Cela, le cinéma de Godard le permet, en nous donnant cette liberté de le scruter. Ce n'est pas un cinéma qui prend en otage son spectateur."

Des personnages avec une rose dans la bouche dans "Passion" (1982)

" Passion "sort en salle un an après l'accession au pouvoir de la gauche en France, et ce n'est pas innocent. C'est un film qui parle de milieux ouvriers, d'usines, de licenciements. Or, il y a cette scène dans laquelle des personnages ont dans la bouche une rose rouge, symbole de la gauche mitterrandiste de l'époque. Ils parlent, mais on ne comprend pas ce qu'ils disent, à cause de cette rose. C'est une métaphore : à cette période-là, Godard multiplie les aphorismes, les coups de génie. Cette scène montre comment Godard arrive à faire passer son univers, à infuser des choses."

Chez d'anciens résistants bretons dans "Éloge de l'amour"(2001)

"Dans 'Éloge de l'amour', une scène se passe dans la maison d'un couple d'anciens résistants, en Bretagne. On voit un producteur américain arriver, avec des allures de Steven Spielberg, pour racheter leurs mémoires. Godard appuie sur l'ambivalence : le producteur achète le récit de la vie de ces anciens résistants, mais aussi leur mémoire au sens biologique du terme. Le réalisateur évoque ainsi l'universalisme américain, qui vampirise, phagocyte, s'approprie. Godard disait en effet que les États-Unis sont sans histoire, il font donc un cinéma qui leur donne une histoire.

Or, dans cette scène, au même moment, un petit garçon et une petite fille sonnent à la porte. Ils voudraient faire signer aux occupants une pétition pour traduire le film Matrix en breton ! Cette juxtaposition est extraordinaire, avec d'un côté l'universalisme américain et de l'autre ce localisme un peu fou.

Cette rencontre improbable résume la malice de Jean-Claude Godard. Même s'il a pu donner l'image de quelqu'un de dur, il y a chez lui un humour permanent. Je le vois comme une sorte de farfadet, et dépourvu de dogmatisme, car avec l'âge, celui-ci a reculé. Godard questionne, mais ne répond pas."





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