Je viens de regarder sur Netflix
Andrew Dominik parfait son entreprise d’observation de figures réelles par la fiction et invite le spectateur à une proposition de cinéma sensorielle, subjective et expérientielle, pour qui le mot chef-d’œuvre semble avoir été inventé.
UN GRAND RÉCIT |
Marilyn Monroe, moi Marilyn - France Culture |
Portrait sensible en cinq épisodes d’une star mondialement connue et pourtant méconnue. Vie, mort, mythe, séduction, jeu d’actrice, soif de reconnaissance, écriture : Brigitte Bardot, Vanessa Paradis, l’écrivaine Joyce Carol Oates et bien d’autres racontent leur Marilyn Monroe par touches thématiques. Une série à écouter avant de lancer le film Blonde, sorti sur Netflix ce mercredi. |
ÉCOUTER |
Cela commence par une photo de son père. Avec sa moustache, c’est le sosie de Clark Gable. Elle ne doit le dire à personne. Avec ses boucles à la Shirley Temple et son air innocent, la petite Norma Jean garde le silence. Ce secret va la dévorer. Voici une histoire américaine, donc universelle. Presque trois heures, il fallait bien ça pour transposer les mille pages du roman signé Joyce Carol Oates, chef-d’œuvre fébrile et poisseux. En images, il est plus délicat de plonger dans la psyché d’une star. Andrew Dominik s’en tire avec les honneurs de la guerre. Le côté vénéneux est là. C’est un film à la première personne. Peut-être vaut-il mieux avoir lu le livre avant, pour combler les ellipses, identifier certains protagonistes.
D’une caméra frôleuse, le réalisateur survole cette carrière hors norme, de la rencontre brutale avec Darryl Zanuck dans son bureau à la déréliction finale. La métamorphose de la jeune fille banale en symbole sexuel est scrutée à la loupe. Les hommes s’intéressent à son physique. Elle voudrait davantage. C’était de la fragilité aux mensurations parfaites, une bombe peroxydée. Il y avait cette dualité de la pin-up qui rêvait d’être prise au sérieux.
À son meilleur, le cinéma est pure empathie, dans sa définition la plus littérale : il dépasse la simple compréhension et propulse le spectateur dans le cœur, la tête et les pompes d’un personnage. Il parvient à en détailler et à en partager intimement la spécificité, la singularité et la subjectivité. Le roman « Blonde » de Joyce Carol Oates, dont « la synecdoque [était] le principe », se plongeait déjà dans la subjectivité de Marilyn Monroe. Il usait de la fiction pour remodeler le mythe afin d’en faire jaillir une vérité humaine fragmentaire plus que biographique. Son adaptation par Andrew Dominik décuple cet effet empathique, peut-être parce qu’un film ne connaît pas les interruptions de la lecture et que le cinéma synthétise diverses formes d’Art – peinture, photographie, musique ou littérature. BLONDE s’impose ainsi instantanément en bulle sonore et visuelle, sensorielle, expérientielle, où Marilyn plonge ses yeux dans ceux du spectateur pour un tête-à-tête de 2h47 entre confession et soliloque, entre rêve et cauchemar.
« You will have to shoot around her » (« Vous allez devoir tourner sans elle »), hurle Monroe en quittant le plateau de CERTAINS L’AIMENT CHAUD. Andrew Dominik fait exactement le contraire : dans BLONDE, rien ni personne n’existe à part Marilyn, autour de Marilyn. Seuls comptent ses sentiments, son visage, son corps, ses traumas et comment ceux-ci influencent son existence. Pour ainsi mettre en scène ce qu’elle ressent, pense, vit et imagine, le cinéaste s’appuie tout d’abord sur Ana de Armas, dont la ressemblance et le mimétisme ne sont que la partie émergée, presque réductrice, d’une prestation remarquable de nuances, capable de joindre dans un même mouvement la puissance à la fragilité. Il construit aussi un puzzle formel à la fois soigneusement réfléchi et aux atours d’aléatoire. Les cadres, pour la plupart resserrés, enferment Marilyn dans son image – tout le film est d’ailleurs inspiré de photographies et images d’époque, effet saisissant de voir tout un inconscient collectif visuel prendre vie, loin de toute reconstitution académique. Flou des arrière-plans, vignettage, aberrations : tout, dans la splendide photo de Chayse Irvin, vient obstruer « l’autour ». Lorsque les cadres respirent davantage, la ligne d’intimité qui relie le spectateur à Monroe se distend, comme si l’on perdait peu à peu l’actrice. Chaque plan plus large hurle ainsi sa solitude – Marilyn, seule dans la foule d’une salle de cinéma où le tout-Hollywood l’admire à l’écran ; seule face à une foule rugissante qui l’observe filmer la scène de la grille soufflante de SEPT ANS DE RÉFLEXION. Par de constants passages de la couleur au noir et blanc ou par d’incessants changements de ratios, BLONDE saute sans transition de la proximité du banal à l’iconique image cinéma, Marilyn n’existant jamais vraiment uniquement dans l’une ou l’autre, les deux sphères constamment poreuses. Andrew Dominik atteint ici une maîtrise absolue de son langage, jouant autant d’une foule d’images marquantes, choquantes ou évocatrices, que de la puissance du hors champ. Rares sont les films qui évitent aussi scrupuleusement les plans d’exposition et refusent avec autant d’efficacité le contre-champ. Rares aussi sont les cinéastes embrassant avec autant de passion le mauvais goût pour toucher à la subjectivité de leur protagoniste – des draps qui se transforment en chutes du Niagara ; des étoiles en spermatozoïdes.
Absolument fidèle au roman de Joyce Carol Oates alors qu’il en élague des parties entières (l’orphelinat, le premier mari, le tournage des DÉSAXÉS ou du PRINCE ET LA DANSEUSE…) et use d’ellipses brutales ainsi que d’allers-retours temporels, BLONDE recrée puis réinvente la réalité par la fiction. D’aucuns jugeront l’entreprise problématique. Mais comment pourrait-il en être autrement, puisque BLONDE cherche à figurer et partager un ressenti forcément trop intime et trop subjectif pour s’embarrasser du factuel ? La confusion entre fiction et réalité infuse en Marilyn-même, qui alimente notamment son audition pour TROUBLEZ-MOI CE SOIR de souvenirs personnels. Ce qu’entreprend BLONDE n’a rien à voir avec une exactitude historique mais tout avec une réalité humaine, où l’on accède à une vérité de Marilyn parmi d’autres. Celle-ci, tour à tour bouleversante, captivante, repoussante ou révoltante, raconte le rêve hollywoodien, ses fantasmes éculés de perfection, la concupiscence toxique qui en découle. Dans ce songe-cauchemar, Marilyn apparaît autant bloquée sur des rails qui lui refusent tout libre arbitre, que maîtresse de sa seule solution de repli : l’autodestruction. Au point que, lors de quelques saillies particulièrement éloquentes, BLONDE bascule de l’onirisme au film d’horreur, des bébés hurlent dans des tiroirs, des visages se déforment, des silhouettes hantent les ombres. Là, comme dans la synecdoque chère à Joyce Carol Oates, de la silhouette de l’icône émerge celle d’une femme et, derrière elle, celle de millions d’autres. BLONDE n’a peut-être pas le tampon d’authenticité de la biographie. Il a mieux : celui du très grand cinéma.
Adapté du roman de Joyce Carol Oates, cet anti-biopic cauchemardesque sur la vie de Marilyn Monroe voit enfin le jour, après dix ans d’acharnement du cinéaste Andrew Dominik. Le résultat : un trip expérimental, qui séduit ou irrite.
POUR
Ne pas prendre le film Blonde pour ce qu’il n’est pas : un biopic glamour et hagiographique sur Marilyn Monroe. À l’instar de Todd Haynes, et de son I’m Not There kaléidoscopique sur Bob Dylan, Andrew Dominik emprunte un autre chemin, bien guidé il faut le dire par le best-seller Blonde (2000), de l’écrivaine Joyce Carol Oates, dont son film est une adaptation très fidèle. Le roman, et non la biographie, s’inspirait de la vie tragique de Marilyn pour brosser l’envers du décor de l’industrie cinématographique américaine, la manière peu reluisante (euphémisme) avec laquelle le cinéma avait traité une actrice – déjà perturbée par une histoire familiale complexe – rapidement prise au piège d’une dualité aliénante, Norma Jean / Marilyn.
Cette vision sombre fait écho à d’autres déboulonnages en règle de grandes figures populaires. On se souvient du sulfureux Hollywood Babylone, du cinéaste Kenneth Anger, énumération hallucinante qui mêlait vérités interdites et bribes de ragots pour dépeindre les dessous gratinés (et parfois criminels) du monde du cinéma au milieu du siècle dernier (il y a d’ailleurs un chapitre sur la mort mystérieuse de Marilyn). Ou encore de la trilogie Underworld USA, de James Ellroy, pour le versant politique, et sa description sans fard du comportement sexuel sordide du président Kennedy – dont on découvre un aperçu écœurant dans Blonde.
Blonde, le film, est aussi un livre d’images. Un roman-photo aux couleurs et cadrages variés qui déverse (dégueule ?) les clichés, connus ou pas, de la vie de l’« actrice blonde » et les détourne par une mise en scène proche du cinéma d’horreur, surréaliste, qui fait se répondre les scènes entre elles, parfois dans un même plan. Tout n’est pas réussi : le film trébuche notamment sur les histoires balisées des relations maritales de Marilyn avec Joe DiMaggio et Arthur Miller. Mais l’ensemble demeure une plongée expérimentale remarquable, brutale et terrifiante, dans un cauchemar américain vécu à travers la psyché du personnage principal, soulignée par l’envoûtante musique de Nick Cave et Warren Ellis qui mêle synthés oniriques et piano menaçant.
Cet aspect « crépuscule des idoles », très contemporain, ne se résume pas à une simple approche des coulisses du showbiz. Il nous interroge sur notre propre regard et notre rapport cathartique au cinéma. Tout le monde projette ses désirs sur Marilyn : sa mère, les producteurs, les réalisateurs, ses maris, les journalistes (les flashs crépitent comme des coups de feu)… mais aussi le public. Son identité se dérobe sous notre regard et nos fantasmes portés vers cet « être de pellicule » (pour reprendre l’« être de papier » de Roland Barthes).
Ce regard, il est bien entendu matérialisé par la caméra. C’est la grande valeur ajoutée du film par rapport au roman. Une caméra-ennemie intrusive (y compris physiquement), qui ne laisse aucun répit à Marilyn. Il faut souligner la performance d’Ana de Armas, impressionnante en petite fille prisonnière d’un corps d’adulte qui ne lui appartient plus.
Mais qu’elle l’incarne bien ou non, que son personnage soit vraiment Marilyn ou pas, que les faits soient vrais ou romancés, finalement, peu importe. Ce qui compte, c’est qu’elle interprète une femme qui souffre derrière la figure iconique. Elle est avant tout un réceptacle de toutes les maltraitances vécues silencieusement par de nombreuses actrices et de nombreuses femmes. Un corps-étendard victime du patriarcat, mais aussi sacrifié sur l’autel de nos désirs, symbole d’un geste féministe radical et nécessaire. – S.M.
CONTRE
Dans la première partie de Blonde, Marilyn Monroe, alors au début de sa carrière, passe une audition comme si sa vie en dépendait, devant un aréopage de décideurs quelque peu interloqués par son style de jeu qui ferait passer l’Actors Studio pour un modèle de sobriété. Verdict du réalisateur : « On dirait une folle. » Le problème est que, au terme des interminables cent soixante-cinq minutes du film d’Andrew Dominik, on ne retient que cela de Marilyn. La complexité de la star, la fantaisie de l’actrice, sa drôlerie ? Oubliées… Seuls sa figure de victime, ses malheurs de femme-enfant brisée psychiquement par la domination masculine, intéressent le cinéaste, dans un crescendo d’humiliations et d’horreurs qui témoignent d’une complaisance malsaine à filmer la déchéance mentale et physique de son héroïne.
Andrew Dominik a beau tenter de reproduire les cauchemars éveillés des chefs-d’œuvre de David Lynch (jusqu’à la bande originale de Nick Cave et Warren Ellis qui pastiche les partitions d’Angelo Badalamenti pour Lost Highway ou Mulholland Drive), multiplier les effets de mise en scène arty (telle l’image qui change de format sans prévenir), Blonde est paradoxalement et désespérément balisé de bout en bout, suscitant lassitude et, in fine, rejet. Avec des fautes de goût pour le moins embarrassantes… Enchaîner un plan d’Ana de Armas en plein orgasme avec une image des chutes du Niagara empruntée à Niagara, le film qui a fait de Marilyn une star, ou filmer un examen gynécologique avec la caméra placée dans le vagin (Andrew Dominik serait-il fan de Gaspar Noé ?), passe encore : dans les deux cas, c’est vulgaire, idiot, mais inoffensif. En revanche, on ne pensait pas découvrir, dans un film aussi ouvertement féministe, des images d’un fœtus implorant sa mère de ne pas « [le] tuer cette fois ». Une séquence digne des pires spots de propagande anti-avortement financés par la droite religieuse aux États-Unis. – S.D.
À voir
Blonde, drame d’Andrew Dominik (États-Unis, 2h45, 2022). Scénario : A. Dominik, d’après le roman de Joyce Carol Oates. Avec Ana de Armas, Bobby Cannavale, Adrien Brody. Sur Netflix