On devrait pouvoir dire, sans se faire traiter de curé écolo ou d’amish, qu’il est immoral d’aller faire ses courses à Milan en jet privé. Le coup des 0,01 % de bilan carbone pour dédouaner l’utilisation à tout va des jets privés revient à dire à tous les quidams qui se préoccupent de leur bilan carbone, en privilégiant les transports en commun, que leurs efforts sont dérisoires...
La contre-culture des sixties, habitée par le refus de la verticalité du monde ancien, a directement nourri l’imaginaire des pionniers de la révolution numérique dans les années 70. Ils ont voulu créer un monde sans hiérarchies, horizontal. Mais la révolution culturelle a été terrassée par la révolution conservatrice des années 80. Celle-ci a installé un régime de compétition générale, réduisant la société à un agrégat d’individus isolés. L’homo numericus est le bâtard de ces deux filiations. Il est antisystème et libéral. Il proteste contre les injustices mais en même temps il participe à la désinstitutionnalisation du monde engagé par la révolution libérale, laquelle visait explicitement à affaiblir les syndicats et autres corps intermédiaires qui faisaient obstacle au libre jeu du marché.
Le numérique n’a-t-il pas plutôt permis d’horizontaliser le débat public ?
En partie, bien sûr. Il a permis à des mouvements révolutionnaires d’exister, des Printemps arabes à #MeToo. C’est l’héritage de Mai 68. Mais la protestation numérique bute sur le fait qu’elle ne croit pas aux institutions. Elle nourrit, à sa manière, les populismes, non seulement en participant à l’augmentation des inégalités mais aussi à la polarisation idéologique. C’est l’un des éléments les plus imprévisibles de la révolution numérique. On pensait qu’elle allait faire advenir une nouvelle intelligence collective. Elle a accouché de son contraire : un monde de fake news, de complotisme et de post-vérité. Les réseaux sociaux alimentent ce que les psychologues et les économistes appellent le biais de confirmation : ce qu’on cherche sur les réseaux sociaux, ce ne sont pas des informations ni des contradicteurs mais des moyens de confirmer ses a priori, ses préjugés. Les réseaux sociaux transforment nos croyances en biens de consommation. On choisit en ligne celles auxquelles on veut adhérer.
Daniel Cohen, vous dites qu’Internet coïncide avec le «triomphe de l’endogamie».
La promesse d’horizontalité a été accomplie mais de manière très étroite. L’horizontalité qu’on cherchait dans les années 60 est advenue mais dans le règne de l’entre-soi. Chacun vit socialement avec des groupes qui lui ressemblent et retrouve en ligne des gens qui pensent la même chose. La vie politique qui vise à forger des alliances, aussi bien à droite qu’à gauche, entre des groupes hétérogènes, a volé en éclat pour cette raison. La dernière élection présidentielle française a mis en tête quatre candidats soutenus par des partis qu’ils avaient créés eux-mêmes, sauf Marine Le Pen qui en a hérité de son père. Comme le dit le politologue Michel Offerlé : aujourd’hui la vie politique, c’est «un chef et Internet». Le grand défi est de retrouver des partis qui agrègent de la diversité sociale et politique.
Les réseaux sociaux ne sont-ils pas cruciaux pour alerter contre le réchauffement climatique par exemple ?
Les réseaux sociaux sont très puissants pour dénoncer l’inaction des gouvernements. C’est évidemment indispensable. Mais on ne pourra pas inventer de nouvelles manières de vivre et produire sur une boucle WhatsApp. Il faut que les différents corps sociaux inventent d’autres manières d’exercer leurs métiers. L’écologie n’est pas une nouvelle divinité qui produirait seule sa propre vérité. Internet permet la mise en alerte des problèmes. Mais le catastrophisme qui y domine ne mène pas à l’action. Dire qu’on va devoir renoncer à l’abondance, comme l’a fait Emmanuel Macron, n’est pas la bonne méthode. Il faut désirer un nouveau monde pour se décider à agir. Il faut pouvoir dessiner l’horizon d’une autre prospérité.
Comment situez-vous l’essor de l’intelligence artificielle ?
Elle est la force révolutionnaire qui s’annonce, donnant les moyens de surveiller un par un les 8 milliards d’humains qui peuplent la planète. Le pire des scénarios serait celui où l’IA prendrait en charge la gestion générale d’un système dans lequel les individus seraient totalement crétinisés au sens de Michel Desmurget dans la Fabrique du crétin digital. Le grand psychologue Daniel Kahneman expliquait que les humains fonctionnent à deux niveaux. Le premier système est impulsif, approximatif, simplificateur : il permet d’aller vite. C’est exactement celui où nous enferment les réseaux sociaux. Le second système est celui de la réflexion, celui qu’on sollicite quand on prend un crayon et qu’on fait des additions. C’est celui que l’IA va prendre en charge. Cette schizophrénie évoque celle que le sociologue Daniel Bell avait désignée comme la contradiction culturelle du capitalisme industriel : d’un côté il installe une discipline de fer dans l’ordre de la production, de l’autre il incite à la débauche dans l’ordre de la consommation. C’est cette logique poussée à l’extrême qui se dessine dans le capitalisme numérique : celle d’un crétin géré algorithmiquement. Il faut la casser. Il faut que les corps sociaux, les médecins, les enseignants, les syndicats, les collectivités locales, les communautés de savants reprennent la main sur leurs destins.