Rosa Bonheur

 

Rosa Bonheur au musée d’Orsay : la revanche de la “peintre des vaches”

Rosa Bonheur et ses chiens, près de Thomery (Seine-et-Marne), en 1898.

Rosa Bonheur et ses chiens, près de Thomery (Seine-et-Marne), en 1898.

Photo Fonds d’archives du château Rosa Bonheur By-Thomery

Femme libre, artiste hors pair célèbre en son temps, Rosa Bonheur fut la première à donner ses lettres de noblesse à la peinture animalière. Chevaux, moutons ou sangliers… deux cents œuvres sont à voir jusqu’en janvier au musée d’Orsay.

Ils crèvent la toile, ces chevaux puissants que les maquignons peinent à retenir ou ces chiens ébouriffés qui n’attendent qu’une caresse avant de repartir ventre à terre dans les sous-bois ! L’histoire de l’art a longtemps méprisé l’extraordinaire vivacité de la peinture animalière de Rosa Bonheur (1822-1899), artiste et femme hors norme, qui a géré sa carrière et sa vie comme elle l’entendait dans un siècle peu ouvert à la cause des femmes. Féministe, célèbre, indépendante, homosexuelle, Rosa Bonheur arrive trop tôt dans son temps pour revendiquer haut et fort son mode de vie, comme le fera Colette un peu plus tard, mais l’impose par son art, libre et novateur, où l’homme n’a pas, ou peu, de place. Elle lui préfère la compagnie des bêtes, qu’elle aime au naturel et représente naturellement. Dans l’exposition que le musée d’Orsay lui consacre, après une première étape cet été à Bordeaux, sa ville natale, on est d’emblée frappé par son regard, simple et net. Mouton crotté ou cheval aux flancs creux, veaux, vaches, sangliers ou chiens, tous sont plus vrais que nature et tous singuliers. Jamais la peintre, qui milite pour la cause animale et fait partie des premiers adhérents à la SPA, ne plaque sur eux un regard sentimentaliste ou anthropocentrique. Les animaux restent à leur place d’animaux et ne véhiculent aucun message humain. Le moindre détail est documenté avec exactitude. Ainsi se fait-elle envoyer de l’herbe des grandes plaines américaines pour peindre dans leur élément les bisons du spectacle de Buffalo Bill, avec lequel elle a sympathisé à l’Exposition universelle de 1889.

L’âme des animaux

Pour les Américains, qui l’adorent, Rosa Bonheur représente l’âme des animaux et des grands espaces ; pour les Français, la substantifique terre de leurs aïeux ; pour les Anglais, la noblesse des habitants des forêts. Dans Labourage nivernais ou Le Sombrage (1849), œuvre qui l’a rendue célèbre à moins de 30 ans, conservée au musée d’Orsay, deux attelages de six bœufs charolais et nivernais retournent la terre nourricière. La race du roux, placé en troisième position, dénommée morvandelle, s’est éteinte il y a plus d’un siècle. Seule reste son image, immortalisée par l’artiste au poil près. Cézanne, la découvrant, s’était écrié : « C’est horriblement ressemblant ! »

“Labourage nivernais”, dit aussi “Le Sombrage”, 1849.

“Labourage nivernais”, dit aussi “Le Sombrage”, 1849.

RMN/Michel Urtado

Autrement dit plus vrai que nature ! Comme ce faon tremblant sur ses hautes pattes, saisi à l’aquarelle d’une main légère, qu’on pourrait entrapercevoir dans un sous-bois. Ou la truffe de Kiki le sanglier, vue du dessous, humide et hilarante. Les multiples études d’animaux domestiques ou sauvages montrées dans l’exposition, sous toutes les coutures, saisies sur le vif donnent un sentiment de proximité. Comme elle le vivait au quotidien. Pour apprendre l’anatomie, la jeune Rosa a étudié les carcasses à l’abattoir du Roule, à Paris, avec les souliers et jupes trempant dans des rigoles de sang. Ce qui la pousse à adopter le pantalon, dont le port, interdit aux femmes, est accordé par la préfecture de police contre certificat médical, à renouveler tous les six mois. Pratique aussi pour monter à cheval — et pas en amazone. Elle le portera toute sa vie. Dans l’exposition, les études de pattes de fauves, énormes, souples, n’ont pas été dessinées devant la cage d’un zoo en omettant les barreaux ou d’après l’animal mort, comme Eugène Delacroix le pratiquait au Muséum quelques années avant elle, mais directement sur le terrain, chez elle, dans son domaine du château de By, acquis en 1859, vers Fontainebleau. Elle y possédait une véritable ménagerie, installée sur plusieurs hectares en lisière de la forêt domaniale.

Une femme qui bouscule les genres

Rosa Bonheur a été la première en France à avoir hissé la peinture animalière, genre apprécié à l’époque mais secondaire, au même niveau et aux mêmes dimensions que la peinture d’histoire ou religieuse : ses vaches paissent en grand format et bénéficient des mêmes cadres dorés qu’une scène de couronnement d’empereur ou une descente de croix. À l’époque du passage de la société rurale à une société industrielle, le public en est fou, les plus fortunés s’arrachent ses œuvres sitôt le pinceau levé. Leurs reproductions partent comme des petits pains grâce à son impresario, le marchand belge Ernest Gambart, qui alimente le marché avec une science de la communication et du marketing poussées, à grand renfort de tournées promotionnelles et de « produits dérivés », gravures largement diffusées, biographies romancées. Et même une poupée à son effigie produite en Amérique.

“Études de tête et d’œil de bœufs.”

“Études de tête et d’œil de bœufs.”

Photo Fonds d’archives du château Rosa Bonheur By-Thomery

Pour commémorer le 200e anniversaire de sa naissance, l’exposition a réuni deux cents œuvres, des peintures venues de musées et de collections privées en Europe et aux États-Unis, des dessins, des sculptures — qu’elle arrête de pratiquer pour ne pas nuire à la carrière de son frère, sculpteur animalier —, ainsi que de nombreuses photographies. De l’enfance pauvre, marquée par la perte tragique de sa mère, à son succès phénoménal, on voit comment Rosa Bonheur a bousculé les genres : première femme artiste à être nommée chevalière de la Légion d’honneur, des mains même de l’impératrice Eugénie. Célibataire, non soumise à la tutelle d’un homme, comme prévu au code civil, elle vit une histoire d’amour de cinquante ans avec sa compagne, Nathalie Micas (1824-1889), artiste elle aussi. La mère de celle-ci, figure maternelle de substitution, régne sur la maisonnée. Sur les clichés en noir et blanc, on les voit avec des petits yorkshires sur les genoux, l’air sévère, très XIXe siècle, cheveux tirées, corsetées dans la moire noire — bien que des dessins les montrent beaucoup plus rigolotes. On découvre aussi sa dernière compagne, la peintre américaine Anna Klumpke (1856-1942), qui a fait son portrait et recueilli ses Mémoires. De photo en photo, Rosa Bonheur, elle, a les cheveux blancs et courts, des pantalons de velours et un chapeau vissé sur l’œil, le cigare toujours au bec. Elle arpente son domaine, carnet en main, comme une héroïne moderne à une époque où celles-ci ne portent pas encore la culotte.

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