C'est un officier dénommé de Kermoison qui témoigne de son périple improbable (1) en milieu de journée du 8 mai 1902. Il est sur le croiseur « Le Suchet » qui, sur ordre des autorités, est parti de Fort-de-France pour reconnaître les lieux de la catastrophe. Il ajoute : « Une série de petits navires ayant des pirogues à la remorque arrive de Fort-de-France. Ils s'arrêtent sans entrer dans le manteau de fumée et de brume qui couvre maintenant Saint-Pierre. Ils vont aider à évacuer le Carbet (...) ».
Au-delà du drame qui vient de se jouer, ce récit témoigne de l'intense activité maritime côtière qu'il y a à cette époque et du rôle déterminant qu'ont les « vapeurs » dans le maintien d'une liaison quotidienne entre les différentes communes du littoral du Nord- Caraïbe, jusqu'au Prêcheur. Par « vapeurs » , il faut entendre navires à vapeur qui ont remplacé petit à petit à la fin du XIXème siècle les « bricks », goélettes et autres bateaux à voiles qui étaient dévolus au petit cabotage, le long du littoral martiniquais. Ils assuraient non seulement le transport de marchandises entre les différentes communes côtières de la colonie, de même que le transbordement dans les différents ports, mais encore le transport des passagers. Suite aux ordonnances royales du 15 février 1826 et du 28 avril 1829, quatre ports martiniquais ont été ouverts au commerce : Fort-Royal, Saint-Pierre, La Trinité et Le Marin.
Circuler dans l'île, un exercice périlleux
A la fin du XIXème siècle, la colonie crée un service public de transport maritime côtier avec des navires à vapeur pour desservir la plupart des communes du littoral. Mais elle n'est pas seule dans l'initiative. Quelques sociétés locales dont la célèbre Compagnie Girard à Saint-Pierre jusqu'en 1902, et la Compagnie Salleron à Fort-de-France, et quelques autres entrepreneurs individuels exploitent des services de transport avec des vapeurs et des voiliers côtiers pour la circulation générale des personnes et des biens.
Et pour cause ! Prendre la route relève de l'« expédition ». Les moyens de locomotion terrestres sont quasi inexistants. Les voies, en mauvais état.
« Il faut 8 heures pour aller de Sainte-Marie à l'entrée de Saint-Pierre à cheval, et le même temps pour joindre Fort-de-France à Sainte-Marie », notait en 1802 l'aventurier, militaire et haut fonctionnaire Alexandre Moreau de Jonnes (2). Il ajoutait : « Les chemins les plus fréquentés sont souvent impraticables à toute espèce de charrois, à dos de mulet seulement, dans beaucoup d'endroits, les cavaliers doivent mettre pied à terre, conduire leur cheval par la bride car la pente est trop raide ou la voie obstruée par les blocs de basalte sur les terrains d'alluvions. Il faut compter aussi sur de mauvais ponts en bambous et des ornières cachées (...). Beaucoup de chemins sont à peine ébauchés, ce qui rend les communications particulièrement difficiles. »
Le constat est amer, mais pas étonnant : circuler dans l'île jusqu'à la fin du XIXème siècle reste un exercice périlleux. Que dire encore de ceux et celles (surtout celles) qui devaient assurer sur la tête, le transport des marchandises légères comme les légumes, la viande et autres, de l'intérieur de l'île vers la côte, et vice-versa. En 1887, le journaliste d'origine irlandaise, Lafcadio Hearn (3), évoquait le courage de ces travailleuses : « De Saint-Pierre à Basse-Pointe, il y a moins de vingt-sept kilomètres trois quarts. La porteuse franchit facilement cette distance en trois heures et demie. De Saint-Pierre à Gros-Morne, la distance qu'elle franchira deux fois dans la même journée équivaut à un peu plus de trente kilomètres par jour ».
Dès le XVIIIème siècle, les gouverneurs insistaient sur la nécessité d'ouvrir de nouvelles routes et d'entretenir l'existant.
« Au XIXème siècle, d'autres besoins émargent : la création des usines centrales et l'abolition de l'esclavage, en modifiant les modes de production agro-industrielle, demandent une plus grande mobilité des matières premières et une amélioration des circuits d'écoulement de la marchandise », note Geneviève Léti dans « Routes et chemins à la Martinique de 1635 à nos jours »(4).
Ouvrir de nouveaux chemins, certes, mais comment apporter des réponses à ce défi sur une île au relief accidenté ? A part la plaine du Lamentin, il n'existe guère de terrains plats. Partout, il faut contourner les mornes.
Après les bateaux à voiles, puis les navires à vapeur, la colonie rentre dans le XXème siècle avec le développement du moteur à explosion de faible puissance qui utilise le pétrole. D'où la dénomination de « pétrolette » que l'on a gardée même après l'arrivée de l'essence et du gazole.
Des « vapeurs » aux pétrolettes
Dans les premières décennies, la colonie de la Martinique exploite en régie un service de transport de passagers et de marchandises, qui, selon les périodes, relie Fort-de-France aux communes du Sud, jusqu'à Sainte-Anne, et aux communes du Nord, jusqu'à Trinité.
Au début des années 1930, le réseau routier commence à prendre forme, de même que le parc automobile. Le 13 juin 1932, le Conseil général de la Martinique décide une réorganisation du service des transports par mer. Mais l'exploitation des navires de transport de passagers va s'avérer déficitaire. Les chiffres d'exploitation sont en chute libre entre 1932 et 1938. La solution doit passer par une augmentation des tarifs. Elle est intervenue à compter du 1er mai 1937. Mais rien n'y a fait.
En sa première session ordinaire de 1938, le Conseil général décide la suppression du service. Par un arrêté du gouverneur du 7 avril 1941, le service des transports maritimes côtiers est supprimé. Mais les débuts du transport routier se montrent encore trop timides. Les liaisons intérieures sont insuffisantes. Il faut se rendre à l'évidence : la vie quotidienne des populations exige des communications entre la ville capitale et les communes.
Un arrêté du 14 septembre 1943 rétablit progressivement le service maritime côtier entre Fort-de-France et Saint-Pierre et le Prêcheur, ainsi que entre Fort-de-France, le Marin et tous les autres ports de la colonie.
En 1946, la Martinique devient département français. Le service des travaux publics devient le service des Ponts et Chaussées. Il assume la continuation du service des transports maritimes côtiers en régie directe. Le 5 février 1949, un ingénieur en chef des Ponts et Chaussées adresse un rapport au Conseil général pour signaler que les deux navires « Gouverneur Mouttet » et « Sarah R. Bell », appartenant au Département, sont déficitaires. En 1951, les deux navires sont désarmés. Le service des transports maritimes côtiers cesse définitivement son activité.
En trois décennies, de 1930 à 1960, presque toutes les liaisons de transport maritime côtier vont disparaître. Seules des lignes de transport de passagers à travers la rade de Fort-de-France vont subsister.
Il est vrai que les années 1960 vont marquer l'époque charnière dans la mise en place d'un réseau routier de qualité dans notre île. Adieu la pétrolette pour aller en communes. Bonjour les « tombé levé » ! C'est le développement du tourisme qui va permettre la création d'activités nouvelles de transport maritime de passagers le long de nos côtes.
(1) Lire Mémoire Sensible du 20 mai 2022
(2) « Précis historique et statistique sur les progrès de l'établissement de la colonie ». Moreau de Jonnès. 1802
(3) « Esquisses martiniquaises ». Lafcadio Hearn. Ed. L'Harmattan. Réédition 2003
(4) « Routes et chemins à la Martinique de 1635 à nos jours ». Geneviève Léti. Archives Départementales de la Martinique. 2001
*« Les armements de transport maritime de la Martinique, depuis 1930 ». Par Roger Jaffray. Scitep Editions. 2017