Jean-Xavier de Lestrade pointe les “analogies” entre “Anatomie d’une chute” et sa série “Soupçons”

Le réalisateur a recensé une vingtaine de ressemblances entre sa série documentaire, diffusée à partir de 2004, et le film de Justine Triet. Sans crier au plagiat, il regrette que l’équipe du film n’en ait jamais fait mention. Pour la production, il n’y a pas de sujet.

Jean-Xavier de Lestrade, à Paris, en octobre 2023.

Jean-Xavier de Lestrade, à Paris, en octobre 2023. Photo Roberto Frankenberg pour Télérama

Par Emmanuelle Skyvington

Publié le 25 avril 2024 à 15h00

Mis à jour le 26 avril 2024 à 16h31

Meurtre, suicide ou accident ? Comment Samuel, le mari de Sandra, héroïne d’Anatomie d’une chuteest-il mort ? Ces trois hypothèses racontent chacune trois scénarios radicalement opposés. Trois vérités autour de la mystérieuse chute d’un homme dans le vide. De cette intrigue initiale autour d’une mort suspecte, Justine Triet a tiré un film intense et magistral, Palme d’or 2023 avant d’obtenir, entre autres, six César et l’Oscar du meilleur scénario original. La réalisatrice, avec des scènes de « bravoure » comme la dispute du couple, place le spectateur en juré, témoin de leur vie intime, du drame qui s’est joué et se poursuivra face à la justice avec la mise en examen pour homicide de Sandra. La Cour d’assises dissèque leur vie sous tous ses aspects (amoureux, matériels, familiaux, domestiques…). Et nous tous, public fébrile et captif, de tenter de « rentrer dans le cerveau » de la suspecte, de sonder la complexité de sa personnalité, ses ambiguïtés, ses vérités multiples, et de parier sur son innocence ou sa culpabilité. Pur plaisir nourri par un moment de bascule dramaturgique quand l’enregistrement de leur dispute (cachée) ressurgit.


L’intrusion de « ce qui n’était pas prévu » dans le réel et la fiction, la force des coups de théâtre, le réalisateur Jean-Xavier de Lestrade, oscarisé en 2002 pour Un coupable idéal, les a explorées, avec brio, dans une série documentaire de 13 épisodes, Soupçons (The Staircase, « l’escalier », pour son titre anglais), qui, coïncidence anecdotique, avait pour nom de code La Chute (The Fall) avec les producteurs américains (1). L’ensemble a été tourné pendant quinze ans, entre 2002 et 2017, les huit premiers épisodes retraçant l’affaire Michael Peterson ayant été diffusés en France sur Canal+ en 2004.

Rappel des faits : ce romancier américain a été accusé du meurtre de sa femme Kathleen, retrouvée inanimée en 2001 au pied d’un escalier de leur domicile, en Caroline du Nord. Sans preuves matérielles, les enquêteurs découvrent vite la bisexualité de l’écrivain. Excellent mobile pour tuer sa femme… En octobre 2003, le jury, à l’unanimité, condamne Peterson à perpétuité pour le meurtre de Kathleen. Mais une multitude de rebondissements adviendront et aboutiront d’abord à sa libération en décembre 2012, puis à la fin des poursuites en 2017. L’exceptionnelle série de de Lestrade – qui a raflé les plus grands prix américains – a impulsé le genre des séries d’investigation et contre-enquêtes criminelles (« true crimes »), telles que Making A Murderer (ou Sambre, qu’il a signée à l’automne).

Été 2023. Jean-Xavier de Lestrade voit Anatomie d’une chute, une semaine après sa sortie en salles le 23 août. Il sait que le film a reçu la Palme d’or, qu’une femme y est accusée de meurtre, mais rien de plus. Une habitude et un choix de cinéphile : « Moins j’en sais, mieux j’ai l’impression de voir les films. Avec cette histoire de procès, je vais sans doute trouver cela passionnant. J’y vais avec envie. » Au fur et à mesure de la projection, « un drôle de sentiment monte. Je suis vraiment très surpris, je ne m’attendais pas à ça. Je trouve le film remarquablement réussi, brillant, très intelligent. En même temps, je me sens un peu blessé ».

Schémas similaires

Ce qui a fait tilt, selon ses mots, c’est « un échafaudage de petites choses » qui construisent la structure dramaturgique. « Quelqu’un est mort d’une chute mystérieuse. On ne sait pas comment c’est arrivé. Et la conjointe va être accusée à partir d’éléments subjectifs, parfois irrationnels ou fantasmatiques qu’on peut à loisir projeter sur elle. Une scène me frappe : celle où l’on demande à l’enfant de se souvenir d’une éventuelle dispute entre ses parents. Deux policiers à l’intérieur de la maison rejouent la scène entre les adultes. Et on demande à l’enfant : “Tu as pu entendre ceci, cela ?” On fait monter le son des voix des policiers… David Rudolf, l’avocat de Michael Peterson, avait fait jouer l’appel au secours de Kathleen par une comédienne criant “help, help, help !” Il avait mis cette voix dans l’escalier et posé un micro près de la piscine pour voir si on entendait les hurlements de quelqu’un appelant à l’aide, à quel niveau il fallait monter le son. Cette situation, je n’ai pas souvenir de l’avoir vue ailleurs que dans The Staircase. »

On dissèque la même chose, non pas l’idée que l’on se fait d’un meurtre éventuel, mais l’idée que l’on se fait d’un couple.

Jean-Xavier de Lestrade

Puis il y a l’analyse des taches de sang, essentielle pour l’accusation. « Dans l’affaire Peterson, l’accusation veut prouver à travers les taches de sang que Michael est bien le meurtrier de Kathleen. Tout se joue sur cette analyse qui est forcément sujette à des interprétations contradictoires. Dans Anatomie d’une chute, on est dans le même schéma… Tout repose aussi sur quelques gouttes de sang qu’on retrouve sur le faîte d’un toit : sont-elles dues à des projections durant la chute ? À un coup ? À une blessure ? Dans les deux cas, il y a les mêmes interrogations, les mêmes demandes de contre-expertise, les mêmes scénarios convaincants qui se télescopent. »

En haut, « Soupçons », la série créée par Jean-Xavier de Lestrade ; en bas, « Anatomie d’une chute », de Justine Triet.

En haut, « Soupçons », la série créée par Jean-Xavier de Lestrade ; en bas, « Anatomie d’une chute », de Justine Triet. Netflix/WhatsUp - Les Films Pelleas/Les Films de Pierre

Le réalisateur a listé vingt « analogies » entre The Staircase et Anatomie d’une chute – dans un document auquel Télérama a eu accès. Citons en quelques-unes : « Michael est un écrivain à succès. Dans Anatomie…, Sandra aussi. » « Une nuit, Michael appelle le 911 déclarant bouleversé que sa femme est au bas de l’escalier, pleine de sang, inconsciente. Cette scène existe dans Anatomie… : Sandra appelle la police avec le corps de son mari en sang à ses pieds. » « Michael est vite accusé de meurtre. Sandra aussi. » « Michael définit Kathleen comme sa “soulmate” (son âme sœur). Sandra dit la même chose de son mari (même terme, et en anglais). » « Les deux sœurs de Kathleen cherchent dans les livres de Michael des extraits qui pourraient l’incriminer (description d’un meurtre, désir de tuer…). Elles en trouvent un, et veulent le faire citer lors du procès. Dans Anatomie…, l’avocat général fait de même et trouve un passage où Sandra décrit comment tuer son mari. » « Michael est bisexuel et c’est le mobile du meurtre selon l’accusation. Kathleen aurait appris ce soir-là ses infidélités. Sauf que Michael a toujours dit que Kathleen savait et que cela ne la dérangeait pas. Dans Anatomie…, on apprend au cours du procès que Sandra est bisexuelle, que le mari le savait, mais elle explique que c’était un accord entre eux. »

Les créations sont faites pour circuler. (…) Sauf qu’à un moment donné, on se doit de dire [les inspirations].

« Vérité(s), bisexualité, dissection du couple : tous les spectateurs se positionnent sur ces endroits de flottement et ces affirmations insaisissables qui traversent la série documentaire. C’est aussi ce qui traverse Anatomie d’une chute, poursuit Jean-Xavier de Lestrade. On est sur les mêmes rails, on dissèque la même chose, non pas l’idée que l’on se fait d’un meurtre éventuel, mais l’idée que l’on se fait d’un couple. » Ces similitudes ont été soulignées par plusieurs acteurs du monde de l’audiovisuel (dans des textos que nous avons lus), par des internautes (« Pardon, mais ça ne dérange personne que le film de Justine Triet emprunte autant à The Staircase de Jean-Xavier de Lestrade ? Est-ce que vous savez si Justine Triet en parle spontanément comme influence ? Le revendique ? »), et par des journalistes (comme Étienne Sorin dans Le Figaro en août 2023).

En septembre dernier, Jean-Xavier de Lestrade, président de la SCAM (Société civile des auteurs multimédia) de 2011 à 2013, puis de la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) de 2021 à 2023, a envoyé un courrier à Justine Triet. « Le sens de mon courrier, c’était simplement de discuter entre auteurs. Pas plus que cela au fond. Le but n’est pas de nuire à quiconque, ni d’engager une procédure judiciaire. Les créations sont faites pour circuler et en inspirer de nouvelles. C’est la vie des œuvres, leur sens profond… C’est aussi pour cela qu’on fait des films. On se nourrit des œuvres des autres et c’est formidableMais ce qui est blessant, c’est cette impression que Justine Triet et Arthur Harari [coscénariste d’Anatomie d’une chute, ndlr] se sont appliqués à ne jamais faire référence à The Staircase. Ils n’ont jamais mentionné l’existence de cette série comme source de leur inspiration. C’est comme si c’était trop présent, trop évident, pour qu’ils puissent le citer… Sauf qu’à un moment donné, on se doit de le dire, de le raconter. Un peu d’élégance et de sens du partage ne ferait pas de mal. »

Contactée par Télérama, Justine Triet n’a pas souhaité répondre. Ses producteurs Marie-Ange Luciani (Les Films de Pierre) et David Thion (Les Films Pelléas) estiment dans un mail, quant à eux, qu’il n’y a pas de références ou de connexions entre les deux œuvres : « Nous ne voyons pas la pertinence du sujet que vous souhaitez couvrir. »

(1) Jean-Xavier de Lestrade a réfléchi à une adaptation en fiction de The Staircase en 2008 avec l’écrivain Emmanuel Carrère, puis a été contacté pour un projet d’adaptation au cinéma par l’acteur Benoît Magimel en 2018.


 soulignées par plusieurs acteurs du monde de l’audiovisuel (dans des textos que nous avons lus), par des internautes (« Pardon, mais ça ne dérange personne que le film de Justine Triet emprunte autant à The Staircase de Jean-Xavier de Lestrade ? Est-ce que vous savez si Justine Triet en parle spontanément comme influence ? Le revendique ? »), et par des journalistes (comme Étienne Sorin dans Le Figaro en août 2023).

En septembre dernier, Jean-Xavier de Lestrade, président de la SCAM (Société civile des auteurs multimédia) de 2011 à 2013, puis de la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) de 2021 à 2023, a envoyé un courrier à Justine Triet. « Le sens de mon courrier, c’était simplement de discuter entre auteurs. Pas plus que cela au fond. Le but n’est pas de nuire à quiconque, ni d’engager une procédure judiciaire. Les créations sont faites pour circuler et en inspirer de nouvelles. C’est la vie des œuvres, leur sens profond… C’est aussi pour cela qu’on fait des films. On se nourrit des œuvres des autres et c’est formidableMais ce qui est blessant, c’est cette impression que Justine Triet et Arthur Harari [coscénariste d’Anatomie d’une chute, ndlr] se sont appliqués à ne jamais faire référence à The Staircase. Ils n’ont jamais mentionné l’existence de cette série comme source de leur inspiration. C’est comme si c’était trop présent, trop évident, pour qu’ils puissent le citer… Sauf qu’à un moment donné, on se doit de le dire, de le raconter. Un peu d’élégance et de sens du partage ne ferait pas de mal. »

Contactée par Télérama, Justine Triet n’a pas souhaité répondre. Ses producteurs Marie-Ange Luciani (Les Films de Pierre) et David Thion (Les Films Pelléas) estiment dans un mail, quant à eux, qu’il n’y a pas de références ou de connexions entre les deux œuvres : « Nous ne voyons pas la pertinence du sujet que vous souhaitez couvrir. »

(1) Jean-Xavier de Lestrade a réfléchi à une adaptation en fiction de The Staircase en 2008 avec l’écrivain Emmanuel Carrère, puis a été contacté pour un projet d’adaptation au cinéma par l’acteur Benoît Magimel en 2018.

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