ANATOMIE D'UNE CHUTE, AUFSTIEG UND FALL

 



« Une affaire très française »« Il y a deux hommes en lui », découvrez des extraits du livre-enquête sur Gérard Depardieu

Gérard Depardieu à Paris le 18 mars 2018.

Gérard Depardieu à Paris le 18 mars 2018.  CEDRIC PERRIN / BESTIMAGE

Récit  « Une affaire très française », de nos confrères du « Monde » Raphaëlle Bacqué et Samuel Blumenfeld, qui paraît chez Albin Michel, retrace l’ascension fulgurante et la chute vertigineuse d’un symbole national.

Vignette

3 avril 2024

Depardieu, anatomie d’une chute

« De la rue du Cherche-Midi, au cœur du 6e arrondissement de Paris, on croirait une forteresse entourée de hauts murs. Si l’on franchit la lourde porte cochère, il faut traverser un premier corps de bâtiment du début du XIXe siècle. Puis un jardin intérieur à la française. Et enfin, derrière une façade recouverte d’une mantille de métal sculpté, un vaste espace, dallé de marbre, d’où l’on voit le ciel à travers le plafond vitré.

Au fond, à gauche, un long bar. Derrière le comptoir, un fourneau, une rôtissoire verticale, une machine à trancher le jambon. Plusieurs armoires à vin. Des objets d’art. C’est là que s’est réfugié Gérard Depardieu, dans ce décor qui tient à la fois des cuisines d’un grand restaurant et d’un splendide musée. […]

Aujourd’hui, Gérard Depardieu paraît en être le prisonnier. S’il sort, c’est avec son casque de motard déjà sur la tête, enfourchant rapidement son scooter, comme s’il pensait possible de passer inaperçu, lui l’acteur français le plus connu dans le monde. Le scandale a soudain précipité la fin de sa carrière. Pendant des années, on lui avait pardonné son exil fiscal, ses compromissions avec une bonne douzaine de dictateurs et des déclarations fleurant le complotisme. Quelques mois ont suffi à anéantir plus de cinquante ans de carrière.

Autrefois, on louait sa verve “rabelaisienne”. Mais une quinzaine d’actrices qui l’ont croisé sur des tournages ont donné un tout autre sens à ce que recouvrait pudiquement cette référence littéraire, à savoir tout simplement ses abus de pouvoir. Le cinéma français, avec sa hiérarchie qui place au bas de l’échelle les jolies figurantes et les jeunes maquilleuses, n’avait pas encore connu son MeToo. “Depardieu pourrait être le Weinstein français”, dit-on aujourd’hui en décrivant son comportement sur les tournages. […]

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Est-ce le succès, le pouvoir, ou l’absence de réaction d’un monde qui l’admirait autant qu’il profitait de sa renommée, qui a entraîné sa dérive ? Le génie s’est transformé en monstre. Ou plutôt les deux se sont étroitement entremêlés, comme une étoffe dont le tissage mêlerait une soie d’or et un lin brut. Si l’on plonge dans sa vie, on croise sans cesse ces deux hommes en un seul, le merveilleux acteur et l’insupportable harceleur, le poète d’exception et un individu obscène.

Le déclic des « Valseuses »

A 24 ans, Gérard Depardieu semble en avoir dix de plus. Sa carrure est impressionnante. De l’embrasure de la porte, on croirait une statue de Rodin, se dit Bertrand Blier. Le réalisateur, installé dans les bureaux de la production, boulevard des Invalides, à Paris, où il vient de commencer le casting de son troisième film, “les Valseuses”, se demande s’il ne faut pas pousser les murs pour permettre au colosse d’entrer. […]

“Putain, le personnage de Jean-Claude, c’est moi ! hurle Depardieu en jetant le livre à la figure de son auteur. Ces deux mecs qui se font chier, qui harcèlent les filles, qui volent des bagnoles, qui se bourrent la gueule tous les soirs, c’est ma vie, ça ! C’est ma vie !” Ce personnage ne ressemble en rien aux étudiants gauchistes qui ont fait Mai-68, ni aux jeunes bourgeois qui porteront bientôt Valéry Giscard d’Estaing au pouvoir. Mais ces paumés, dont Blier a fait ses héros, ont un sacré air de famille avec lui. Depardieu a le flair pour saisir que cette histoire peut devenir une sorte d’emblème des seventies. Et il a surtout le culot de ceux qui n’ont rien à perdre. Depuis ce jour de 1966 où il a largué les amarres d’une existence sans avenir à Châteauroux, il a effacé l’idée d’échec. Après tout, que se serait-il passé s’il n’avait pas sauté, à 18 ans, dans un train pour rejoindre à Paris cet ami d’enfance, Michel Pilorgé, qui venait de lui parler d’un cours d’art dramatique et de lui donner la moitié de son argent pour payer son billet ? Ce parcours, dans “les Valseuses”, d’un petit loubard qui rêve d’échapper à une vie terne, c’est le sien.

Le temps de la démesure

L’année 1981 est hors norme pour lui. En août, 1,8 million de spectateurs l’ont vu dans “le Choix des armes”, d’Alain Corneau ; en septembre, 1 million de tickets sont vendus pour “la Femme d’à côté”, de François Truffaut, dans lequel il donne la réplique à Fanny Ardant ; à Noël, 7 millions de spectateurs l’applaudissent dans “la Chèvre”, de Francis Veber – succès historique. Cet acteur qui ne ressemble à personne, et surtout pas à un jeune premier, avec sa voix douce et sa carrure de camionneur, fait exploser les carcans.

Comédie, tragédie, film d’auteur ou cinéma populaire, il peut tout jouer, tous les registres. Jean Gabin connaissait ses limites. Jean-Paul Belmondo ne s’est guère aventuré en dehors du clown ou du cascadeur. Alain Delon, héros tragique par excellence, est resté allergique à la comédie. Depardieu excelle dans le polar avec “le Choix des armes”, se fond dans le cinéma psychologique de Truffaut, s’impose, avec “la Chèvre”, comme un acteur comique de premier plan.

Fanny Ardant et Gérard Depardieu dans « la Femme d’à côté », de François Truffaut, en 1981.

Fanny Ardant et Gérard Depardieu dans « la Femme d’à côté », de François Truffaut, en 1981. MEUROU/SIPA

Sur les tournages, l’homme se montre drôle, vivant, généreux. C’est vrai, il adore pincer les hanches de la maquilleuse, mettre la main aux fesses du cameraman, mais personne ne trouve rien à redire à sa paillardise, qui fait rire les équipes. À cette époque, aucune femme n’ose s’en plaindre. Est-ce seulement une question d’époque ou le signe de sa puissance croissante au sein du cinéma ? La première fois qu’il a appelé Toscan du Plantier, la secrétaire lui a demandé : “C’est de la part de qui ?” Et Gérard a répondu : “De la part de Dieu !” C’est à la fois une blague et le début d’une réalité.

Et puis Depardieu ne ressemble pas au milieu du cinéma si bourgeois. Cela ne lui déplaît pas de provoquer ce monde qui, dit-il, “a tout le temps peur, peur de tout. Qui n’aime que respecter les conventions !” Il n’a pas les manières méprisantes des stars. On aime sa truculence et ses excès, à l’opposé de ces dizaines d’acteurs, bien moins réputés, qui jouent les odieux, ignorent les techniciens et même leur partenaire. “Gérard fait tout le contraire, témoigne Yves Angelo, qui a travaillé sur ‘Camille Claudel’ (1988) et ‘Tous les matins du monde’ (1991). Sur un plateau, il connaît tout le monde, salue chacun, est le mieux informé de l’histoire d’amour du machino et aide les autres acteurs, même lorsque la caméra n’est plus sur lui.”

Depardieu fait aussi preuve d’une souplesse et d’une connaissance technique qui bluffent les grands réalisateurs, repère les placements de caméra, trouvant le geste juste, qui accompagne le mouvement du chef opérateur. “A cette époque, il était impossible de passer deux mois avec lui sans l’aimer, se souvient Marc Esposito, alors rédacteur en chef du magazine ‘Première’. Il était incroyablement drôle, aimant, brillant. Tous les metteurs en scène, Blier, Truffaut, sont tombés amoureux de lui.” C’est une des nombreuses qualités de ce comédien : il se place toujours au-delà des souhaits des cinéastes. Après avoir travaillé avec lui une première fois, ces derniers en redemandent.

Le fiasco des Oscars

Le 4 février 1991, sept semaines avant les Oscars [où il est nominé dans la catégorie Meilleur acteur pour son interprétation de Cyrano], surgit un long portrait que lui consacre le magazine américain “Time”, intitulé “la Vie dans un grand verre”. […] L’adolescence de petit loubard à Châteauroux, un passé à la fois vrai et réinventé pour mieux coller au personnage des “Valseuses”, le voici résumé en un paragraphe qui s’achève ainsi : “Et cette histoire selon laquelle, à l’âge de 9 ans, il a participé à son premier viol, c’est vrai ? ‘Oui’admet-il. Et, ensuite, il y a eu plusieurs viols ? ‘Oui’, reconnaît-il, mais c’était normal dans ces circonstances. Ça fait partie de mon enfance.”

Les réactions n’arrivent qu’un mois plus tard, le 8 mars, Journée internationale des Droits des Femmes. Le “New York Post”, quotidien à gros tirage, reprend les citations de Depardieu dans “Time”, assorties de protestations de groupes luttant contre le viol et de la National Organization for Women, un influent mouvement féministe. Dès lors, la presse internationale s’empare de l’affaire, bientôt résumée par le titre d’un reportage à Châteauroux où le quotidien britannique “Daily Mail” a envoyé deux enquêteurs : “Est-ce le violeur le plus célèbre de France ?”

L’écho du scandale parvient à l’île Maurice, où Depardieu a commencé le tournage du film de Lauzier. “On a tout de suite compris que les Oscars étaient fichus”, se souvient le producteur Jean-Louis Livi, qui voit l’acteur assommé par la nouvelle. Les patrons d’Orion Classics, qui mènent campagne depuis des semaines pour “Cyrano”, comprennent aussi. Ils voyaient mal un acteur français l’emporter, qui plus est dans un film où il ne joue pas en anglais, mais ils croyaient fermement à l’oscar du meilleur film étranger. Et voilà que les accusations de viol viennent tout compromettre. […] “Vraiment, est-ce qu’à 9 ans on peut violer quelqu’un ?” s’insurge [Depardieu]. On n’attaque pas comme ça un acteur qui incarne Danton, Rodin et Cyrano réunis ! Il n’est pas seulement la relève de Gabin ou de Delon. Il est la France ! Tout le pays s’en mêle, comme si l’on avait insulté son plus prestigieux ambassadeur.

Pulsions et addiction

[Gérard Depardieu] ne se comporte pas toujours comme un malotru ou un harceleur. Mais il distingue [les femmes] en fonction de l’empire qu’elles ont sur lui et sur le cinéma. Avec les innombrables petites mains du milieu, les maquilleuses, les figurantes et les intermittentes du spectacle, en somme celles qui ne peuvent se mesurer à l’énorme pouvoir qu’il exerce sur le septième art, il peut être infernal. Sous couvert de paillardise et de blague, il tâte les corps sous les jupes et les corsages comme un maquignon le ferait avec une bête, colle de force un baiser sur la bouche de l’une, susurre une blague salace à l’oreille de l’autre. Il impose à celles qui ne peuvent rien contre lui sa frustration brutale. Une forme de sexualité sans sexe, débordante, où les mains intrusives et les mots obscènes compensent l’impuissance à susciter un amour consenti.

Gérard Depardieu avec Isabelle Huppert lors de la représentation de « Valley of Love » de Guillaume Nicloux à Cannes en 2015.

Gérard Depardieu avec Isabelle Huppert lors de la représentation de « Valley of Love » de Guillaume Nicloux à Cannes en 2015. YVES HERMAN / REUTERS

Avec les autres, ces femmes qu’il a aimées, avec lesquelles il a eu parfois un enfant, qui ont partagé sa vie, il est tout le contraire. Elles sont aussi à l’opposé des femmes qui, plus tard, dénonceront son comportement d’agresseur. Elisabeth Depardieu, Karine Silla, Carole Bouquet ou Hélène Bizot sont des femmes puissantes qui l’ont souvent dominé de leur fermeté et de leur culture. Ce sont toutes, aussi, des filles de la bourgeoisie intellectuelle, à l’opposé des parents Depardieu. […]

Il y a deux hommes en lui, pourrait-on dire. Le grand acteur d’une finesse absolue et le type lourdingue qui abuse de son pouvoir. L’amant de femmes hors du commun et le harceleur de filles en situation de faiblesse. Lequel est le vrai Depardieu ? “Je suis un type plutôt simple et sensible qui, au fond, est quand même un grand manipulateur. Un type terrifiant”, a-t-il dit un jour à un journaliste de “Studio”. Les femmes qui partagent sa vie peuvent-elles ignorer son comportement sur les plateaux avec les autres, celles dont la situation professionnelle est plus précaire et qui ne peuvent se défendre ? Personne ne l’ignore. Gérard ne se cache pas. “Evidemment, il touchait les seins et les culs de tout le monde. Il a toujours fait ça, affirme Josée Dayan qui l’a fait tourner maintes fois avec les actrices les plus connues. Il met les mains dans la culotte ou dans votre soutien-gorge mais c’est comme s’il caressait un chaton ! Tout le monde prenait ça à la blague. C’est un rabelaisien.” Plus tard, lorsqu’il sera accusé de viol, toutes les femmes qui ont partagé sa vie le défendront. “Il n’est pas un violeur”, disent-elles, comme si les mains intrusives, les baisers forcés, les mots graveleux comptaient pour rien. Comme si ce comportement était celui d’un enfant sans frein et non l’abus d’un homme puissant. Ce n’est en tout cas jamais la raison qu’elles avancent pour expliquer leur rupture. C’est autre chose. Une névrose plus profonde qui le rend insupportable pour ceux qui l’entourent. […]

Combien d’équipes l’ont vu s’effondrer enfin après l’injection de quelques milligrammes d’Hypnovel et la perfusion de litres d’eau afin d’éliminer les quatre ou cinq bouteilles de vin ingurgitées ? L’alcool le détruit mais lui donne aussi l’illusion de l’aider à survivre. “C’est presque un médicament. Ça rallume la chaudière”, reconnaît-il. […] C’est insupportable pour ses partenaires de jeu, et invivable pour celles qui partagent sa vie. Après Karine Silla, Carole Bouquet s’en va à son tour au mitan des années 2000. Pour Depardieu, ce n’est pas seulement un échec intime. C’est un danger personnel et professionnel. L’une comme l’autre lui tenaient tête, lui imposaient un cadre, freinaient cette folie qui détruit les autres et le détruit lui-même. […] Peu à peu, c’est comme si la solitude gagnait autour de lui. Cette solitude qui lui fait si peur qu’il a remplacé les femmes aimées et les vrais amis par une cour qui lui passe tout. Ses travers, ses excès, ses ignominies et ses faiblesses.

Un naufrage russe

Un autre tsunami s’apprête à heurter l’acteur de plein fouet : l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle a lieu le 24 février 2022, pile le lendemain de la sortie de “Maigret”, et place aussitôt l’acteur en porte-à-faux, bien plus gravement que la mise en examen pour viol qui pèse contre lui. Quelques mois auparavant, Depardieu se vantait encore d’accueillir son prétendu ami intime, Vladimir Poutine, dans son hôtel particulier rue du Cherche-Midi, lors des séjours parisiens de l’autocrate russe. Que cette proximité soit très largement exagérée importe peu. Après avoir si fréquemment raconté cette amitié, d’égal à égal, entre le chef et l’artiste, l’acteur doit désormais s’efforcer de la relativiser.

Gérard Depardieu exhibe son passeport russe à son arrivée à Saransk, en Russie, le 6 janvier 2013.

Gérard Depardieu exhibe son passeport russe à son arrivée à Saransk, en Russie, le 6 janvier 2013. STRINGER RUSSIA / REUTERS

Faut-il qu’il ait perdu toute boussole ?



 C’est à la revue d’extrême droite “Eléments” qu’il accorde son ultime interview, comme une sorte de testament politique, lui qui est si fasciné par le pouvoir à défaut d’en comprendre les arcanes. Sa photo, où il est saisi de trois quarts, en chemise blanche, s’étale en couverture de la livraison de mars 2022. Le titre qui l’accompagne annonce d’emblée la couleur : “les Quatre Vérités de Gérard Depardieu, Russie, Poutine, Biden et les va-t-en-guerre.” Le rédacteur en chef François Bousquet s’est personnellement chargé de l’entretien. Ce proche des penseurs d’extrême droite Patrick Buisson et Alain de Benoist n’a jamais caché son militantisme. Hormis “Eléments”, il dirige aussi La Nouvelle Librairie, très clairement arrimée à la droite identitaire, rue de Médicis dans le 6e arrondissement de Paris, à l’adresse de l’ancienne librairie de l’Action française. Autant dire que le choix de Depardieu est une forme d’engagement.

“Il y a une russophobie délirante”, souligne d’ailleurs d’emblée François Bousquet devant un Gérard Depardieu qui répond aussitôt : “Il y a une russophobie terrifiante.” La très récente invasion de l’Ukraine ? Ce n’est pas elle qui lui fait peur. Il aime encore beaucoup Poutine. Il apprécie encore Castro, aussi, “un type hors norme”, et Hugo Chávez, l’autocrate vénézuélien disparu, qui “distribue des livres et n’a jamais envoyé de bombes”. Et puis, comme l’affirme l’acteur, pensif, distant, sûr de lui : depuis la Grande Catherine, l’Ukraine est russe, même si pour retenir cette “leçon”, ce sont des bombes que la population ukrainienne reçoit, et non des livres.

Qu’espère-t-il ? Plaire à un public qui se fait de plus en plus rare ? Choquer le bourgeois ? Ou simplement affirmer des idées qui, au fil des années, l’ont mené dans un camp politique que jadis il combattait ? Autour de lui, les amis se sont faits plus rares. Ceux qui, autrefois, pouvaient encore l’alerter sur les dangers d’une déclaration et le ramener doucement vers les rives de la raison, ont fini par déserter. »





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