Meurtre, suicide ou accident ? Comment Samuel, le mari de Sandra, héroïne d’Anatomie d’une chute, est-il mort ? Ces trois hypothèses racontent chacune trois scénarios radicalement opposés. Trois vérités autour de la mystérieuse chute d’un homme dans le vide. De cette intrigue initiale autour d’une mort suspecte, Justine Triet a tiré un film intense et magistral, Palme d’or 2023 avant d’obtenir, entre autres, six César et l’Oscar du meilleur scénario original. La réalisatrice, avec des scènes de « bravoure » comme la dispute du couple, place le spectateur en juré, témoin de leur vie intime, du drame qui s’est joué et se poursuivra face à la justice avec la mise en examen pour homicide de Sandra. La Cour d’assises dissèque leur vie sous tous ses aspects (amoureux, matériels, familiaux, domestiques…). Et nous tous, public fébrile et captif, de tenter de « rentrer dans le cerveau » de la suspecte, de sonder la complexité de sa personnalité, ses ambiguïtés, ses vérités multiples, et de parier sur son innocence ou sa culpabilité. Pur plaisir nourri par un moment de bascule dramaturgique quand l’enregistrement de leur dispute (cachée) ressurgit.
À la fin d'"Anatomie d'une chute", très grand film de 2023, une décision de justice est rendue. Correspond-elle à la "réalité" ou, comme son personnage principal, Justine Triet a-t-elle "détruit la réalité par la fiction" ? En d'autres termes, Sandra est-elle coupable ou innocente ? On a mené l'enquête. (SPOILERS)
Le grand chef-d'oeuvre de 2023
Le film de Justine Triet Anatomie d'une chute n'a pas volé la pluie de distinctions qui le couvre, à commencer par la Palme d'or du Festival de Cannes 2023, la plus prestigieuse des récompenses du cinéma, avant d'accumuler 6 César. Dans ce film de procès et drame intime, le génie se trouve en effet partout.
D'abord, il se trouve dans les interprétations du casting, aussi bien Sandra Hüller que Milo Machado-Graner, Antoine Reinartz et Swann Arlaud, Jehnny Beth et Samuel Theis, toutes parfaites. Ensuite, dans la mise en scène, a priori conventionnelle mais a priori seulement, puisque notamment l'usage du son, les tremblements de caméra, les plans au tribunal où l'axe part en amorce d'un avocat pour en traverser un autre avant d'arriver à l'accusée, témoignent d'une grande maîtrise de la narration par les images. Enfin, et c'est le brio sans lequel les deux précédents n'existeraient pas, le scénario d'Anatomie d'une chute est un modèle de suspense, de manipulation et d'efficacité.
Dans cette écriture, tout compte. Chaque ligne de dialogue, chaque silence, chaque flashback - au nombre de deux et fondamentaux pour comprendre la manipulation qu'opère la cinéaste -. Rien n'est de trop et, tour de force, rien ne triche. En effet, pour un film dont le principe est le dévoilement d'une vérité, Justine Triet aurait pu jouer avec son spectateur et l'embarquer sur de fausses pistes pour nourrir son suspense. Mais il n'y a dans Anatomie d'une chute aucune fausse piste, aucun mensonge de la part de sa réalisatrice, aucun détournement du sujet. Et pourtant, la narration du film, tout en étant fiable du début à la fin, est d'une délicieuse ambiguïté et même d'un formidable vice.
Le maléfice du doute
On ne revient pas sur ce point avant qu'il ne soit à nouveau évoqué au procès, et que leur fils Daniel ne découvre alors seulement ce témoignage de sa mère. Il apprend cet "événement", avant ensuite de découvrir l'enregistrement de la dispute entre ses parents la veille de la mort de son père, enregistrement dans lequel Sandra va au coeur de leur conflit et sort ses quatre vérités à Samuel.
Rien ne permet de vérifier que Sandra dit vrai sur cette supposée tentative de suicide, et le psychiatre de Samuel, appelé à témoigner, dément que celui-ci ait pu être suicidaire. Mais dans les derniers instants du procès, Daniel demande alors à apporter un nouveau témoignage. Et c'est ce dernier témoignage, inattendu, qui va tout bouleverser.
... Enrichi par un autre
Suite à cette explication, on retrouve Daniel et Marge dehors. La conversation tourne autour de la question de Daniel : en l'absence d'éléments probants, faut-il "inventer" la vérité ? Ce à quoi Marge répond que non, "inventer" n'est pas le bon terme, mais qu'il s'agit plutôt de "décider".
Le lendemain, il raconte alors à la barre du tribunal, comme il l'a déjà dit à Marge auparavant, comment Snoop a réagi à son expérience et empoisonnement, avec comme résultat le même comportement qu'au moment de la supposée tentative de suicide de son père. Daniel dit donc croire à cette tentative de suicide de son père, se basant sur la réaction de Snoop à la consommation d'aspirines.
... Puis encore un autre
Mais Daniel ne s'arrête pas là, il raconte encore que revenant en voiture du cabinet vétérinaire, son père a évoqué l'inévitable disparition de leur chien, un jour. Il le raconte avec sa voix, et on voit alors un flashback, le cadre sur son père qui débite des mots à double sens : il parle autant du chien que de lui-même, accréditant ainsi la thèse du suicide. Mais les mots de Samuel sont prononcés par la voix de Daniel. À la différence de l'autre flashback, issu de l'enregistrement audio et donc d'une preuve matérielle, où les personnages sont entendus avec leurs propres voix. Comme le dit l'avocat général à la fin du témoignage de Daniel, tout ceci est invérifiable et ne peut constituer une preuve...
Si l'on considère donc que le récit de Sandra sur la tentative de suicide de Samuel est un mensonge, alors logiquement l'empoisonnement accidentel de Snoop en est un autre, comme l'est aussi le récit de ce voyage en voiture où son père lui aurait suggéré sa disparition prochaine.
Moment furtif qui vient accréditer cette hypothèse du récit mensonger de tentative de suicide par Sandra, et qui montre qu'elle se désavoue elle-même sur cette thèse : lorsque son avocat défend que dans l'enregistrement de la dispute on entend l'énergie du désespoir, celle d'un homme au bord de l'abandon et du suicide, alors que l'avocat général dit entendre lui tout l'inverse - l'énergie d'un homme qui reprend sa vie en main -, elle glisse à Vincent : "ce n'est pas Samuel".
Par ces mots, elle contredit donc le portrait que celui-ci vient de faire de son compagnon. Elle avait auparavant déclaré à Vincent ne pas vouloir "salir" Samuel, ce à quoi l'avocat avait laconiquement répondu : "on va essayer". Une faille dans la fiction qu'elle met en place, mais que, heureusement pour elle, personne ne relève à l'audience.
Une mère sauvée par son fils
Que s'est-il passé ? D'abord, Sandra a donc menti en inventant une fausse tentative de suicide, afin d'apporter du crédit à sa seule stratégie de défense. Cet événement étant raconté comme n'ayant eu qu'elle seule comme témoin, il est impossible de prouver que c'est un mensonge. À l'écoute, ensuite, de l'enregistrement de la dispute de ses parents, Daniel comprend combien sa mère était opprimée, accusée de tous les maux par son père qui la rendait responsable de son propre malheur. Jugeant que sa mère était ainsi largement et continuellement abusée par son père, il décide alors d'aider sa mère et d'accréditer son mensonge par deux autres.
Signe final qui vient conclure cette alliance tacite et cet enchaînement de mensonges, lorsque Sandra et Daniel se retrouvent après l'acquittement, ils s'étreignent et la mère enfouit sa tête sous celle de son fils. L'image est forte : c'est l'enfant qui protège son parent, c'est le fils qui rassure sa mère, c'est le jeune garçon qui a perdu son innocence lors du procès et qui est maintenant pleinement en prise avec le monde adulte et ses manipulations. Il est devenu un "homme", protecteur mais aussi capable d'une grande violence pour arriver à ses fins : l'empoisonnement de Snoop.
Un avocat en plein dilemme
Autre élément qui accrédite l'idée que Sandra Voyter est bien coupable : la relation ambigüe entretenue avec son avocat. Swann Arlaud incarne avec brio Vincent Renzi, l'avocat de Sandra Voyter. Il est son avocat, mais il est aussi un vieil ami, puisque l'on apprend assez vite qu'ils se sont connus dans leur jeunesse. On comprend aussi au fil du récit que Vincent, il le dit lui-même à la fin d'une journée du procès, a été à l'époque "désespérément amoureux" de Sandra.
S'il la défend donc, c'est sans doute d'abord par affection, voire par amour. Il lui signifie par ailleurs très rapidement qu'il ne croit pas à la thèse accidentelle, et transmet la sensation de n'être pas entièrement convaincu par la thèse du suicide.
Lorsque celle-ci lui demande, le même soir où il lui dit avoir été amoureux d'elle, si elle le croit, il lui répond avec humour qu'il ne lui dit pas tout ce qu'il pense, sinon "elle le virerait". Enfin, à l'issue du procès, un plan s'attarde sur son regard fuyant par la vitre de la voiture, où il paraît d'abord réjoui du verdict puis, un instant fugace, semble assombri et perturbé. L'acteur transmet alors ici la conscience d'avoir démontré l'innocence d'une coupable.
L'aveu "en direct" du co-scénariste
Si ces éléments devaient ne pas suffire à montrer que Sandra Voyter est bien coupable de la mort de Samuel, et qu'elle a pu compter sur l'intervention mensongère de son fils pour s'en sortir, au moins un autre élément, avec une dimension "méta", est ouvertement explicite sur le sujet. Dans une séquence hors procès, on voit l'extrait d'une émission de télévision où une journaliste et un critique littéraire échangent sur la personnalité de Sandra Voyter et la procédure en cours. Deux déclarations sont à noter.
La première est celle de la journaliste qui cite Sandra Voyter : "j'écris pour que la fiction détruise la réalité". Une phrase qui vaut pour son métier d'écrivaine, comme aussi pour ce à quoi on assiste dans le film : la fiction du suicide doit détruire la réalité du meurtre (cf. plus haut l'enchaînement des mensonges).
La seconde déclaration vient du critique littéraire, incarné par Arthur Harari, co-scénariste d'Anatomie d'une chute. Celui-ci a les derniers mots de cette séquence et dit : "c'est quand même une meilleure idée que celle d'une écrivaine qui tue son mari plutôt que celle d'un prof qui se suicide." Et si précisément ça, n'est pas un aveu direct des auteurs du film...
Plus largement, si Anatomie d'une chute a été célébré pour son scénario, et a gagné la Palme d'or, c'est bien parce que l'aspect retors voire immoral de son scénario - l'histoire d'une meurtrière qui échappe à la justice - est en lui-même fascinant. Mais par ailleurs parce que la Palme d'or ne récompense pas seulement la haute technicité d'un film, elle distingue aussi la pertinence globale de son discours, au-delà du cinéma, en ce qu'il peut dire du monde dans lequel on vit.
Un film pour dénoncer les violences masculines
Anatomie d'une chute est en effet l'histoire d'une femme intelligente, indépendante, travailleuse, amoureuse à ses dépens et brimée par un homme qui ne supporte pas le succès de sa compagne et ne supporte pas son propre échec. Sandra Voyter le dit pendant leur dispute, si elle doit penser que dans leur couple quelqu'un s'est sacrifié, ce n'est sûrement pas lui, mais elle, qui a quitté son Allemagne natale pour vivre avec lui à Londres, et ensuite le suivre pour revenir dans ses Alpes natales.
Pour souligner ce déracinement, effectué par amour, Justine Triet écrit un personnage anglophone, qui n'a pas la facilité de pouvoir vivre "chez lui" d'une part, et d'autre part de s'exprimer dans sa "langue". Et qui est-on sans sa langue, sinon personne ?
Anatomie d'une chute, sans outrance, sans caricature, est un film qui met à jour l'identité féminine oppressée par l'identité masculine habituée au pouvoir, au succès et à s'appuyer sur les autres identités. D'une certaine manière, craquant au moment où Samuel marque une énième fois sa jalousie, sa rancoeur et son malheur en étouffant Sandra par sa musique mise à fond, son geste peut s'expliquer comme une légitime défense, une réponse fulgurante à des années de reproches, d'accusations et de report de charges mentales et émotionnelles sur elle.
C'est aussi ce que soulignent les récompenses attribuées au film : le fait qu'Anatomie d'une chute ait exprimé dans un thriller procédural génial, un subtil film de vengeance et un geste de cinéma brillant, une réalité politique, sociale et intime qui diminue les femmes et qu'il faut de toute urgence parvenir à dépasser.
« J’ai un conseil à vous donner : regardez le chien »
Présentation générale
Sandra Voyter, Samuel Maleski et leur fils malvoyant Daniel, onze ans, vivent à la montagne, non loin de Grenoble. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur chalet. Suicide ou homicide ? Une enquête est ouverte, et Sandra est mise en examen malgré le doute. Un an plus tard, Daniel assiste au procès de sa mère, véritable dissection du couple.
Synopsis détaillé
Dans un chalet isolé en montagne près de Grenoble, Samuel Maleski écoute de la musique dans son grenier; si fort que sa femme, Sandra Voyter, romancière bisexuelle allemande, demande à reporter son entretien avec une étudiante qui l'interviewait. Leur fils, Daniel, revient d'une longue promenade avec Snoop, son chien guide, et découvre Samuel mort en dessous de la fenêtre du grenier. En parlant à un vieil ami, l'avocat Vincent Renzi, Sandra déclare que la chute devait être accidentelle.
Lorsque Vincent rétorque que le tribunal ne croira pas à un accident, Sandra informe Vincent de la tentative précédente de Samuel de faire une surdose d'aspirine, six mois auparavant, après avoir arrêté ses antidépresseurs. Vincent remarque un bleu sur son bras, qu'elle explique par un heurt contre un plan de travail.
Daniel rapporte au juge d'instruction que ses parents avaient une conversation paisible lorsqu'il a quitté la maison, mais donne des versions contradictoires sur sa position exacte à ce moment-là lors de la reconstitution. Ceci, ajouté à une autopsie révélant que la blessure à la tête de Samuel s'est produite avant que son corps ne touche le sol, des projections de sang, et un enregistrement audio d'une dispute entre Samuel et Sandra la veille de sa mort, conduit à la mise en examen de Sandra.
Pendant le procès, l'équipe de défense de Sandra soutient que Samuel est tombé de la fenêtre du grenier au troisième étage et s'est cogné la tête sur un abri, tandis que l'accusation prétend que Sandra l'a frappé avec un objet contondant et l'a poussé depuis le balcon du deuxième étage. Lors d'un échange tendu au tribunal avec le psychiatre de Samuel, qui insiste sur l'absence d'intentions suicidaires chez Samuel, elle exprime son ressentiment envers lui.
Dans l'enregistrement de la dispute, Samuel l'accuse de plagiat, d'infidélité, et de vouloir contrôler sa vie. La dispute s'envenime et devient violente, sans qu'on sache qui frappe qui. L'accusation soutient que toute la violence émane de Sandra. Elle affirme avoir lancé un verre contre un mur et giflé Samuel, et explique les bleus sur ses bras par le fait que Samuel l'a saisie, ajoutant que les autres bruits de la violence entendue provenaient de Samuel qui se frappait lui-même.
Après que Sandra a reconnu avoir eu une liaison avec une femme l'année précédant la mort de Samuel, l'accusation argumente que la musique forte de Samuel traduisait sa jalousie provoquée par le jeu de séduction entre Sandra et l'intervieweuse, qui a conduit à la confrontation physique et, selon l'accusation, au meurtre. Le procureur met en avant la tendance de Sandra à transposer ses conflits personnels dans ses récits et comment tuer Samuel pourrait refléter les pensées d'un personnage secondaire de son dernier roman.
Sandra conteste en disant qu'un enregistrement audio ne représente en rien la nature de leur mariage, ni que les propos d'un personnage de l'un de ses romans ne reflètent ses propres tendances. Bouleversé par les événements, Daniel insiste pour témoigner avant les plaidoiries finales le lundi suivant, et le juge établit des règles strictes pour éviter toute influence sur son témoignage, y compris la présence d'une superviseur judiciaire, Marge, et exige que toutes les conversations se déroulent en français, malgré les difficultés de Sandra avec la langue.
Daniel demande ensuite à Sandra de quitter la maison pour le week-end afin que seule Marge puisse veiller sur lui et Snoop. Après avoir entendu le témoignage de Sandra sur l'overdose d'aspirine de Samuel, Daniel se souvient que Snoop était tombé malade à cette époque et suspecte maintenant que Snoop a mangé du vomi de Samuel ; il nourrit délibérément Snoop avec de l'aspirine ce week-end là et constate le même effet, ce qui corrobore le témoignage de Sandra.
Daniel confie à Marge son angoisse à déterminer ce qui est vrai, elle lui répond que parfois, lorsque nous ne savons pas ce qui est réellement vrai, nous pouvons simplement décider ce qui est vrai pour nous. À la barre, Daniel affirme que si sa mère a fait cela, il ne peut pas le comprendre, mais si c'est son père, il le peut. Il ajoute qu'un jour, Samuel et lui ramenaient Snoop de chez le vétérinaire. Dans la voiture, son père lui avait parlé de ce chien qui était plus qu'un chien, un super chien qui comprend tout ce dont a besoin Daniel, qui est toujours là pour lui. S'imaginer la vie de cet être toujours à s'occuper de Daniel. Et aussi penser au fait que Snoop devrait mourir un jour, qu'il n'était plus tout jeune et qu'il devrait partir un jour. Nécessité d'être prêt à le voir mourir. Sa propre vie continuera. Daniel dit clairement à la barre des témoins que ce jour-là, son père parlait en fait de lui-même. L'enfant réalise là les pensées suicidaires de son père, Samuel.
Peu après le témoignage de Daniel, Sandra est acquittée. Lorsqu'elle rentre à la maison, Daniel lui dit qu'il avait peur de son retour et elle répond qu'elle aussi, ce qui mène à une étreinte chaleureuse. Alors que Sandra se prépare pour le coucher, elle s'attarde sur une photo d'elle et Samuel avant de s'endormir avec Snoop.