PALME D'OR

 


 

La Palme d’or “Anatomie d’une chute” est-elle vraiment “biberonnée” aux subventions publiques ?

Samuel Douhaire

« Injuste » (la ministre de la Culture, Rima Abdul Malak), « Ingratitude » (le ministre délégué chargé de l’Industrie, Roland Lescure), propos « d’enfant gâté » (le maire Les Républicains de Cannes, David Lisnard)… C’est peu dire que les mots très politiques de la cinéaste tout juste primée ont déplu à droite en général, et au sein du pouvoir macroniste en particulier, dont de nombreux élus se relaient depuis trois jours pour reprocher à Justine Triet de « cracher dans la soupe ». Alors que son film, à l’image du cinéma français, serait « biberonné » aux subventions publiques « comme jamais », pour reprendre les mots sur Twitter du député Renaissance d’Eure-et-Loir Guillaume Kasbarian. Selon l’élu, par ailleurs président de la Commission des affaires économiques à l’Assemblée nationale, « il est peut-être temps d’arrêter de distribuer autant d’aides à ceux qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils coûtent aux contribuables ». N’en déplaise à l’honorable parlementaire et à ses collègues un peu prompts à taper sur Justine Triet, le cinéma français ne « coûte », en réalité, pas grand-chose aux contribuables. Il rapporte même pas mal d’euros à l’État comme aux collectivités locales.


You can share an article by clicking on the share icons at the top right of it.
The total or partial reproduction of an article, without the prior written authorization of Telerama, is strictly forbidden.
For more information, see our Terms and Conditions.
For all authorization requests, contact droitsdauteur@telerama.fr.

La Palme d’or “Anatomie d’une chute” est-elle vraiment “biberonnée” aux subventions publiques ?

Après son discours engagé à Cannes, Justine Triet a été accusée de “cracher dans la soupe” par plusieurs élus de droite et de la majorité. Pourtant, le cinéma français ne coûte pas tant que ça à l’État… Décryptage.

Justine Triet sur le tournage d’« Anatomie d’une chute » dans les Alpes. Le film a reçu une aide à la coproduction de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui profitera ainsi des recettes du film.

Justine Triet sur le tournage d’« Anatomie d’une chute » dans les Alpes. Le film a reçu une aide à la coproduction de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui profitera ainsi des recettes du film. Photo Cynthia Arra

Par Samuel Douhaire

Publié le 30 mai 2023 à 18h09

Mis à jour le 30 mai 2023 à 18h42

La Palme d’or décernée à Anatomie d’une chute, de Justine Triet, n’en finit pas de créer la polémique. Non pas à cause de la récompense elle-même – le film, d’un avis quasi unanime, était l’un des meilleurs parmi les vingt et un en compétition lors de la 76ᵉ édition du Festival de Cannes –, mais en raison du discours « de remerciements » de la réalisatrice en mondiovision depuis la scène du Grand Théâtre Lumière, samedi 27 mai.

Après avoir dénoncé la manière dont le président Macron avait « nié de manière choquante […] la contestation historique, unanime de la réforme des retraites », Justine Triet a fait part de ses craintes quant à l’avenir d’un cinéma français ambitieux sur le plan artistique : « La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française, cette même exception culturelle sans laquelle je ne serais pas là aujourd’hui. »

« Injuste » (la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak), « Ingratitude » (le ministre de l’Industrie, Roland Lescure), propos « d’enfant gâté » (le maire Les Républicains de Cannes, David Lisnard)… C’est peu dire que les mots très politiques de la cinéaste tout juste primée ont déplu à droite en général, et au sein du pouvoir macroniste en particulier, dont de nombreux élus se relaient depuis trois jours pour reprocher à Justine Triet de « cracher dans la soupe ». Alors que son film, à l’image du cinéma français, serait « biberonné » aux subventions publiques « comme jamais », pour reprendre les mots sur Twitter du député Renaissance d’Eure-et-Loir Guillaume Kasbarian.

Selon l’élu, par ailleurs président de la Commission des affaires économiques à l’Assemblée nationale, « il est peut-être temps d’arrêter de distribuer autant d’aides à ceux qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils coûtent aux contribuables ». N’en déplaise à l’honorable parlementaire et à ses collègues un peu prompts à taper sur Justine Triet, le cinéma français ne « coûte », en réalité, pas grand-chose aux contribuables. Il rapporte même pas mal d’euros à l’État comme aux collectivités locales. Explications, à partir du plan de financement d’Anatomie d’une chute, tel que l’a publié le magazine spécialisé Écran Total.

Les fonds privés

Sur un budget total de 6,2 millions d’euros, le principal contributeur est, comme souvent, Canal+, qui a fourni 1,2 million d’euros pour avoir la primeur de la diffusion télé du film. France 2, elle, a payé 450 000 euros pour la première diffusion d’Anatomie d’une chute sur une chaîne gratuite et déboursé 450 000 euros supplémentaires d’aide à la coproduction par le biais de sa filiale cinéma.

Viennent ensuite les Sofica (Sociétés de financement de l’industrie cinématographique et de l’audiovisuel, des sortes de fonds de pension spécialisés) à hauteur de 720 000 euros, les distributeurs MK2 et Le Pacte pour 380 000 euros (qui se rembourseront, ou pas, en fonction des recettes que réalisera le film lors de sa sortie en salles), la contribution des deux sociétés de production les Films Pelléas et les Films de Pierre pour 91 000 euros… Voilà pour les fonds privés.

Justine Triet et Sandra Hüller pendant le tournage.

Justine Triet et Sandra Hüller pendant le tournage. Photo Cynthia Arra

Les aides publiques, elles, représentent un peu moins de 36 % du total – ce qui reste inférieur à la moyenne des films produits en Europe, qui atteint 43 % selon l’Observatoire européen de l’audiovisuel. Et ces aides publiques ne sont pas des chèques en blanc adressés aux producteurs d’Anatomie d’une chute.

Les aides publiques nationales

Elles comprennent 500 000 euros d’avance sur recette accordée par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et 1,2 million d’euros de crédit d’impôt.

Ce crédit d’impôt, décidé par un comité d’experts indépendants au sein du CNC, est le seul poste du budget du film à impacter directement le budget de l’État. Son but est d’inciter les producteurs à tourner leurs films en France, plutôt qu’à l’étranger, où les salaires et charges sociales sont généralement inférieurs. Mais le « cadeau » est largement compensé par les retombées économiques sur le territoire, génératrices elles-mêmes de rentrées fiscales pour le pays.

L’avance sur recettes, tout comme la quasi-intégralité du budget du CNC, n’est pas abondée par l’impôt, mais par un système de taxes sur les recettes de l’industrie du cinéma et sur l’audiovisuel : la taxe de solidarité additionnelle de 10,72 % prélevée sur chaque billet de cinéma vendu (y compris sur les blockbusters hollywoodiens) et, surtout, une taxe sur les chaînes de télévision et les plateformes de streaming calculée, entre autres, à partir de leurs recettes publicitaires. Autrement dit, un citoyen finance le cinéma uniquement s’il va au cinéma. Et cette avance sur recettes est, comme son nom l’indique, une avance : si Anatomie d’une chute est un succès en salles (ce qui est fort probable, grâce à la Palme d’or), le CNC pourra récupérer jusqu’à 80 % de la somme versée.

Les aides publiques locales

Elles comprennent 150 000 euros d’aide non remboursable accordée par la Région Nouvelle-Aquitaine, 90 000 euros de subvention également non remboursable du département de Charente-Maritime, et 270 000 euros d’aide à la coproduction octroyée par l’agence Auvergne-Rhône-Alpes cinéma.

Les Aiguilles d’Arves figurent en toile de fond du film « Anatomie d’une chute » de Justine Triet.

Les Aiguilles d’Arves figurent en toile de fond du film « Anatomie d’une chute » de Justine Triet. Twitter de la Région Rhône-Alpes

Là encore, les collectivités locales concernées ne sont pas des mécènes désintéressés qui agissent pour le seul amour de l’art : ces aides ont été conditionnées à un tournage ou à un travail de postproduction sur place pour favoriser l’économie et, surtout, les emplois locaux. Ainsi l’investissement est plus que profitable : selon une étude du CNC publiée en 2019, « chaque euro investi par les collectivités locales dans un film, une fiction ou un documentaire génère 6,60 euros de retombées directes (rémunération, dépenses techniques et tournage) et 1 euro de tourisme (hébergement, restauration, loisirs, transport) : soit un total de 7,60 euros ».

Mieux encore pour la Région Auvergne-Rhône-Alpes, elle pourra, en tant que coproductrice d’Anatomie d’une chute, bénéficier directement d’une partie des recettes du film lors de sa sortie en salles, le 23 août prochain. C’est Laurent Wauquiez, son président par ailleurs grand sabreur de subventions culturelles (il a réduit de moitié l’aide attribuée au festival de Clermont-Ferrand, « le Cannes du court métrage ») qui va être content…



Posts les plus consultés de ce blog

ALGÉRIE

ERNEST RENAN

GASTON LAGAFFE