CULTURE ET IDÉES

Pierre Dac ou la force d’en rire

Une exposition prend Pierre Dac au sérieux et montre à quel prix il fit rire. Un CD permet de découvrir les sketchs hilarants de ses débuts avec Francis Blanche, au tournant des années 1950. Voyage au bout de l’humour facétieux d’un désespéré.

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Sous le titre « Le parti d’en rire  », plus de 250 documents – archives familiales, extraits de films et d’émissions radiophoniques ou télévisées – évoquent, au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (Mahj), dans le Marais à Paris, la personnalité prodigieuse de Pierre Dac (1893-1975).

Mediapart avait rendu compte de cette exposition qui avait pour sous-titre « Du côté d’ailleurs », à l’automne 2020. Mais un deuxième confinement devait y mettre fin de façon brusque et prématurée. Deux ans et demi plus tard, le Mahj ayant décidé d’accueillir à nouveau cette présentation riche et foisonnante des talents puissamment variés de l’humoriste, nous vous proposons à nouveau notre recension d’un événement qui ouvre ses portes jusqu’au 27 août 2023.

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En 1965, alors que Louis Leprince-Ringuet (1901-2000), expert des rayons cosmiques auquel nous devons la découverte du méson U, coule des jours heureux au Collège de France où il déploie ses talents de « physicien expérimentateur », Pierre Dac, sur la chaîne unique de l’ORTF, y va de sa contribution inégalable aux progrès de la science et du partage herméneutique.

En témoigne ce cours magistral sur le Biglotron : « On distingue le Clebstroïde qui, isolé du P.X. de l’intrmudon par une armature en fignabulose ignifuge, agit, par capillarité médullaire, sur le fiduseur de télédéconométrie différée, lequel, en vertu du phénomène d’osmose ondulatoire érigé en principe par le célèbre physicien Jean-Marie Meszke-Lavoulvoule, catalyse en quelque sorte, le Schpoutzmühl de dérivation qui, par voie de conséquence, se trouve entraîné par le brigmuch michazérospiroïdal en direction de la zone d’influence de la boustife de relevailles dont le tuyau d’argougnaphonie spéculaire libère un certain volume de Laplaxmol, lequel, comme chacun le sait, n’est autre qu’un combiné de smimuphre à l’état pur et de trouduchium filtrant sulsiforé. »

Inventé par le célèbre Slalom Jérémie Menerlâche, le Biglotron (dont les vrais-faux plans sont au cœur de l'Opération Tupeutla) est sans nul doute la découverte la plus scandaleusement oubliée par les autorités scientifiques, militaires et religieuses de notre époque. © Ina

L’occasion nous est donnée, du 15 octobre 2020 au 28 février 2021, au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (Mahj), à Paris, de retrouver l’abondance altruiste de ce doux loufoque aux apophtegmes lumineux – « Tout penseur avare de ses pensées est un penseur de Radin » – et aux sentences insondables – « L’orgue de Barbarie est à la figue du même nom ce que la trompette bouchée est au cidre. » Notre actuel garde des Sceaux, Me Dupond-Moretti, semble au reste avoir bâti sa carrière sur un axiome forgé par Pierre Dac : « On dit d’un accusé qu’il est cuit quand son avocat n’est pas cru. »

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La une de « L’Os à moelle ». © AP

Président-fondateur du MOU (Mouvement ondulatoire unifié), avec l’appui d’une force de frappe colossale – en l’occurrence son journal L’Os à moelle –, Pierre Dac se présenta, en février 1965, à l’élection présidentielle – la première au suffrage universel, prévue pour le mois de décembre de cette année-là. Lors d’une conférence de presse loufoquissime, avaient surgi quelques mesures phares d’un programme prométhéen. Il suffisait d’y penser, durent se dire les tenants d’un gaullisme qui sembla soudain trembler sur ses bases.

En effet, au nom du MOU, fut proposée « l’Europe des Suisses ». Cette initiative supérieure consistait, dans la mesure où la République helvétique est un modèle de solidité et de neutralité, à lui faire accorder une enclave dans chaque pays du Vieux Continent. D’une façon plus générale, planétaire et même cosmique, le bon sens parut gratter aux portes du pouvoir : « La Charte des Nations unies prévoit que tous les pays sont sur un pied d’égalité. Tant qu’on ne sera pas sur les deux, le système boitera. »

Enfin, les complexes et délicats rapports Est-Ouest trouvèrent un début de solution audacieuse : « Étant donné la marche du soleil, nous tâcherons d’avoir des relations avec l’Est le matin et avec l’Ouest l’après-midi, le Moyen-Orient étant traité de midi à deux heures et sur rendez-vous. »

Vous l’aurez compris, bien avant Coluche lors du scrutin de 1981, Pierre Dac inventa une candidature d’intervention obéissant au parti d’en rire.

Pierre Dac et Francis Blanche : « Le parti d'en rire » (Théâtre des Champs-Élysées, décembre 1959). © Ina Humour

L’association avec Francis Blanche – qui devait notamment donner le feuilleton radiophonique « Signé Furax » – a empli les vingt-cinq dernières années de la vie de Pierre Dac et occupe une place de choix dans l’exposition du Mahj. L’attelage fonctionnait sur une dose d’improvisation souvent à peine contrôlée, comme dans la saynète gastronomique ci-dessous. Pierre Dac, déguisé en femme – c’était déjà l’une de ses spécialités dans les années 1930 –, préfigure le programme télévisé des années 1990, « La cuisine des mousquetaires », avec Maïté. Et ce, dès 1956.

Pierre Dac et Francis Blanche : « La recette du water pudding » (16 janvier 1956, lors de « Trente six chandelles », programme culturel majeur de la télédiffusion française). © Ina Humour

Le duo Dac-Blanche s’était formé en décembre 1948, aux Trois Baudets, salle tout juste ouverte par Jacques Canetti (1909-1997), en lieu et place d’un dancing délabré, entre les métros Blanche et Pigalle, au pied de la butte Montmartre. La fille de Jacques Canetti, Françoise, propose ce 15 octobre un CD regroupant les premiers sketchs de ces comiques échevelés. Au nombre de douze, ils firent partie de deux spectacles qui se jouèrent à guichets fermés : « 39,5° » (le titre originel de Dac était « L’hebdomadaire des gens fiévreux », mais comme il ne tenait pas sur l’affiche, ce fut donc « 39,5° », sur proposition de Canetti) et « Sans issue ! » (inspiré par la pancarte trônant au fond des Trois Baudets).

Francis Blanche mit brutalement fin à sa collaboration avec Jacques Canetti quand celui-ci lui enjoignit de cesser, lors d’improvisations frôlant le paroxysme délirant (la vidéo ci-dessus consacrée au water pudding en donne une petite idée), d’asperger le public du premier rang avec du Flytox, insecticide qui ne mégotait pas sur les merdouilles chimiques !

Pierre Dac, de son côté, avait en lui une violence rentrée, un dégoût prononcé, voire un désespoir inextinguible – l’ayant conduit à tenter par quatre fois de se suicider. Anti-hitlérien dès 1933, traqué en tant que juif – il s’appelait André Isaac –, ayant gagné Londres après s’être fait arrêter puis emprisonner plusieurs fois en Espagne durant l’Occupation nazie, l’humoriste avait pris sa part à l’effort de résistance, au micro de la BBC, à partir de 1943.

Pierre Dac : « Les fils de Pétain » (Ici Londres). © EPM MUSIQUE

Au point que le fasciste français Philippe Henriot, ministre de l’information liquidé par la Résistance en juin 1944, allait malmener de la plus vile façon « le juif » Pierre Dac, dans l’un de ses éditoriaux suintant la haine de Radio-Paris. La riposte d’outre-Manche ne se fit pas attendre. La vidéo ci-dessous est d’abord glaçante et ensuite bouleversante.

Philippe Henriot agresse sur les ondes Pierre Dac qui lui répond, d'outre-Manche. © CRIF

On aurait été brisé à moins : l’épreuve de la guerre allait transformer Pierre Dac. Celui-ci continuerait de faire rire, tout en affrontant les démons de l’Histoire. Il devait, parallèlement à ses activités de roi des loufoques, signer des textes contre le racisme et l’antisémitisme, s’engager dans des combats, toujours à recommencer, contre la bête immonde et ses résurgences.

L’exposition consacre un espace passionnant à la pièce L’Instruction (Die Ermittlung) de Peter Weiss, montée en 1966 par Gabriel Garran au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. Le texte reprend les minutes du procès ayant jugé, de 1963 à 1965, à Francfort-sur-le-Main (Allemagne), vingt-deux responsables et gardiens du camp d’Auschwitz. Les cinquante représentations de ce spectacle, conçu tel un oratorio en onze chants, allaient drainer quinze mille spectateurs.

Pierre Dac accepta d’emblée de jouer le rôle de président du tribunal : « Je suis avec vous, car c’est mon devoir. Cette aventure est indispensable ! Il faut par tous les moyens que la trace de faits aussi dramatiques demeure présente dans toutes les mémoires, afin qu’ils ne se reproduisent jamais. »

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© AP

En février 1975, quand Pierre Dac meurt à 81 ans, sept mois après Francis Blanche qui n’avait que 52 ans, cet homme ayant passé sa vie à faire rire son monde aurait pu reprendre à son compte l’ultime phrase écrite par Henri Calet, dans Peau d’ours : « Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes. » Étant donné qu’il avait la politesse du désespoir, il nous aura taquinés mais comblés avec un humour aussi cocasse que navré : « Quand une personne à qui vous avez rendu service vous dit : “Je ne sais pas comment vous remercier”, répondez-lui : “Quand vous le saurez, n’hésitez pas à venir me le dire.” »

Merci, merci tant et plus, Pierre Dac !

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« Pierre Dac. Le parti d’en rire »,
jusqu’au dimanche 27 août 2023,
musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (Mahj), 71 rue du Temple, 75004 Paris.
Lire ici tous les détails liés à l’événement.

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Illustration 9

Les sketchs inoxydables
de Pierre Dac et Francis Blanche
enregistrés au Théâtre des Trois Baudets,
1 CD + 1 livret de 12 pages,
Productions Jacques Canetti.
14,90 euros

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