Il y a 80 ans : la création du Conseil national de la Résistance présidé par Jean Moulin

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Cérémonie commémorative de la création, le 27 mai 1943, du CNR (Conseil national de la Résistance) : le portrait de Jean Moulin (mort le 8 juillet 1943) est à la place qu'il occupait. À ses côtés : Georges Bidault, Gaston Tessier, Robert Chambeiron, Claudius Petit, Joseph Laniel, Maxime Blocq Mascart, et Louis Saillant le 27 mai 1945.
Cérémonie commémorative de la création, le 27 mai 1943, du CNR (Conseil national de la Résistance) : le portrait de Jean Moulin (mort le 8 juillet 1943) est à la place qu'il occupait. À ses côtés : Georges Bidault, Gaston Tessier, Robert Chambeiron, Claudius Petit, Joseph Laniel, Maxime Blocq Mascart, et Louis Saillant le 27 mai 1945. Tallandier / Bridgeman Images

GRAND RÉCIT - Le 27 mai 1943, dans le Paris de l'Occupation, le CNR tient clandestinement sa réunion fondatrice sous la présidence de Jean Moulin. Un soutien décisif pour De Gaulle. Le début du fameux «programme du CNR». Et une page de l'histoire de France.

Il fait un temps magnifique, ce jeudi 27 mai 1943, dans Paris occupé. Entre la place Saint-Sulpice et la rue de Rennes (VIe), nul ne prête attention au jeunot qui, rue du Four, s'approche du numéro 48, accompagné d'un homme d'âge mûr. Ce dernier s'engouffre dans l'immeuble haussmannien tandis que son cadet, loin de l'imiter, poursuit sa route et gagne le métro Sèvres-Babylone.

Dix minutes plus tard, deux autres individus se présentent à la même adresse. L'un, aux tempes grisonnantes, pousse la porte cochère, pendant que l'autre, en âge d'être son fils, s'éloigne d'un pas rapide. Seize hommes pénètrent ainsi tour à tour au 48 rue du Four entre midi et 14h environ.

Les arrivants sont conduits à cette adresse, inconnue d'eux, par les trois messagers qui leur avaient donné rendez-vous à différentes stations de métro du quartier. Plus tard, ils apprendront leurs vrais noms: Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin parachuté de Londres en juillet 1942, ainsi que Robert Chambeiron et Pierre Meunier, anciens, comme Moulin, du cabinet de Pierre Cot, ministre de l'Air du Front populaire.

Tous sont surveillés par la police française et, pour la majorité d'entre-eux, recherchés par la Gestapo. Pourtant, ils réussissent à ne pas attirer l'attention, alors que les passants sont très rares à pareille heure et que la Gestapo porte, ce printemps-là des coups très rudes à «l'armée des ombres »Réunir dix-sept hommes dans un même lieu au cœur de la capitale est donc un choix extrêmement dangereux.

«La rue était vide, Paris était plongé dans un silence incroyable», se souviendra Cordier. Le secrétaire de Jean Moulin, lui, est resté dehors. Il fait le guet aux alentours, devant la station de métro Croix-Rouge, sous le carrefour du même nom, station fermée depuis septembre 1939 mais voisine d'une cabine téléphonique.

Cordier compte, si survenaient des voitures de la Gestapo, se ruer sur le téléphone pour appeler Moulin et donner aux participants une chance de s'enfuir par les toits

Cordier compte, si survenaient des voitures de la Gestapo, se ruer sur le téléphone pour appeler Moulin et donner aux participants une chance de s'enfuir par les toits. Lui-même, comme la plupart des résistants, ne se déplace jamais sans sa pilule de cyanure. Chambeiron et Meunier, eux aussi, surveillent les environs en jouant les badauds.

Pendant ce temps, les seize hommes sont entrés dans l'appartement du 1er étage du 48 rue du Four où les attend le délégué du général de Gaulle et représentant du Comité national français (ébauche de gouvernement de la France libre) pour la France occupée. Ce domicile appartient à René Corbin, important haut fonctionnaire du ministère des finances qui a su demeurer en fonction sous Vichy tout en rejoignant la Résistance. C'est, lui aussi, un proche de « Rex » et un ancien du cabinet de Pierre Cot. Les pièces ne sont pas très grandes et l'on se serre dans la salle à manger, assis sur des chaises autour d'une table rectangulaire de taille moyenne. Les volets ont été fermés.

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Seize hommes et Jean Moulin

Qui sont donc ces hommes –car ce sont tous des hommes-, réunis autour de Jean Moulin ?

Il y a là des représentants des huit principaux mouvements de résistance

Il y a là des représentants des huit principaux mouvements de résistance : Jacques-Henri Simon (Organisation civile et militaire), qui mourra en déportation, Charles Laurent (Libération-Nord), Jacques Lecompte-Boinet (Ceux de la Résistance), Robert Coquoin (Ceux de la Libération), tué sept mois plus tard par la Gestapo, Pierre Villon (Front national, à direction majoritairement communiste); et, pour la zone Sud (la zone « libre » ayant été envahie par les Allemands en novembre 1942): Claude Bourdet (Combat), qui sera déporté et reviendra, Pascal Copeau (Libération-Sud) et Eugène Claudius-Petit (Franc-Tireur).

Ces résistants ont accepté de s'asseoir aux côtés des représentants des partis politiques traditionnels de la IIIe République, que pourtant ils abhorrent et jugent coresponsables du désastre militaire de mai-juin 1940 et des « pleins pouvoirs » consentis au maréchal Pétain par une grande majorité des parlementaires le 10 juillet 1940: Marc Rucart (Parti radical et radical socialiste et personnalité importante de la franc-maçonnerie), André Le Troquer (SFIO), André Mercier (PCF), Georges Bidault (résistant précoce, bras droit de Moulin, mais qui siège en qualité de représentant de Parti démocrate populaire, c'est-à-dire les démocrates-chrétiens), Joseph Laniel (Alliance démocratique, droite modérée) et Jacques Debû-Bridel (Fédération républicaine, droite conservatrice), un intime d'André Tardieu, figure de la droite des années Trente.

Henri Frenay, fondateur de Combat, est si irréductiblement hostile aux partis de la IIIe République qu'il a refusé d'être présent

Un des résistants de la première heure au rôle éminent, Henri Frenay, fondateur de Combat et officier de carrière, est si irréductiblement hostile aux partis de la IIIe République qu'il a refusé d'être présent, tout en consentant à dépêcher son bras droit, Bourdet

Deux représentants des confédérations syndicales ouvrières, selon le vocabulaire de l'époque, siègent également autour de la table : Louis Saillant, au titre de la CGT, qui rassemble de nouveau, depuis avril 1943, non communistes et communistes (ces derniers avaient été exclus de la CGT en septembre 1939 pour avoir refusé de condamner le Pacte germano-soviétique et l'invasion de l'est de la Pologne par l'armée rouge) ; et Gaston Teissier (CFTC)

« Rex » préside. L'ancien préfet commence par remercier les seize hommes présents d'avoir répondu à « l'appel du général de Gaulle et du comité national français. Il expose ensuite les buts de la France combattante : « Faire la guerre ; Rendre la parole au peuple français ; Rétablir les libertés républicaines dans un Etat d'où la justice sociale ne sera point exclue et qui aura le sens de la grandeur ; Travailler avec les Alliés à l'établissement d'une collaboration internationale réelle, sur le plan économique et spirituel, dans un monde où la France aura retrouvé son prestige ».

Moulin, « dans un silence où chacun n'entend que les battements de son cœur » (Jean-Louis Crémieux-Brilhac), lit un message de l'homme du 18 Juin

Puis Moulin, « dans un silence où chacun n'entend que les battements de son cœur » (Jean-Louis Crémieux-Brilhac), lit un message de l'homme du 18 Juin qui souligne l'importance de l'évènement. La réunion fondatrice du CNR doit consacrer, pour lui, l'unité des buts, de l'état d'esprit et de l'action de la Résistance et de la France libre en vue de la Libération.

«Il est essentiel que la Résistance sur le territoire national forme un tout cohérent, organisé, concentré. C'est fait, grâce à la création du Conseil de la Résistance [l'appellation de CNR ne sera adoptée que plus tard, NDLR]qui fait partie intégrante de la France combattante et qui, par là même, incarne la totalité des forces de toute nature engagées à l'intérieur contre l'ennemi et ses collaborateurs », a écrit De Gaulle.

En outre, la nation doit « émerger de sa libération dans l'ordre et dans l'indépendance, ce qui implique qu'elle se soit organisée par avance de manière à être aussitôt gouvernée, administrée, représentée suivant ce qu'elle-même désire, en attendant qu'elle puisse s'exprimer normalement par le suffrage des citoyens ».

L'homme du 18 Juin assigne au CNR le rôle d'une sorte de représentation nationale temporaire. Et il esquisse son programme de réformes à engager dès la Libération pour bâtir la France de demain : « Il s'agit enfin de savoir si nous saurons sortir du chaos par une rénovation susceptible de rendre à la patrie sa grandeur avec les moyens de jouer le rôle éminent qui revient à son génie, et en même temps d'assurer à tous ses enfants la sécurité, la liberté, la dignité, dans leur travail et dans leur vie. »

« Le Conseil de la Résistance, réuni quelque part en France occupée le 27 mai 1943, constate avec une joie immense la libération totale de l'Afrique du Nord, par la victoire des armées Alliées »

Motion préparée par Georges Bidault et Jean Moulin

Moulin présente ensuite une motion rédigée par Bidault et lui. « Le Conseil de la Résistance, réuni quelque part en France occupée le 27 mai 1943, constate avec une joie immense la libération totale de l'Afrique du Nord, par la victoire des armées Alliées, Anglaises, Américaines et Françaises. Cette victoire, venant après les magnifiques succès remportés par l'armée de l'Union Soviétique, apporte aux Français qui luttent sur le sol national une grande espérance », est-il écrit, en référence à la capitulation de l'Afrika Korps en Tunisie (13 mai 1943) et, cent jours plus tôt, de la VIe armée allemande à Stalingrad (31 janvier 1943). La motion salue « la jeune armée du général Giraud », constituée à partir de l'armée d'Afrique, fidèle à Vichy jusqu'en novembre 1942, et qui se bat désormais aux côtés des Anglo-Américains.

Le CNR salue la décision de De Gaulle et de Giraud de se rencontrer «très prochainement» à Alger pour réaliser « l'unité » des Français combattants. Les résistants reprochaient à Giraud, commandant civil et militaire en Afrique du nord française intronisé par Roosevelt et Churchill après le meurtre de l'amiral Darlan (24 décembre 1942), de ménager la personne du maréchal Pétain et de ne pas condamner l'idéologie de la Révolution nationale.

La France « entend que ce gouvernement - c'est le devoir du Conseil de l'affirmer avec netteté - soit confié au général de Gaulle »

Motion préparée par Georges Bidault et Jean Moulin

« En cette heure solennelle de l'histoire de notre pays et au moment où va se fixer son destin, le Conseil doit exprimer l'opinion du peuple, qui lutte sur le sol de la métropole encore occupée, sur les conditions dans lesquelles il convient de consacrer cette unité », proclame la motion. La France a besoin d'un gouvernement « unique et fort » et « entend que ce gouvernement - c'est le devoir du Conseil de l'affirmer avec netteté - soit confié au général de Gaulle qui fut l'âme de la Résistance aux jours les plus sombres et qui n'a cessé depuis le 18 juin 1940 de préparer en pleine lucidité et en pleine indépendance la renaissance de la Patrie détruite comme des libertés républicaines déchirées ».

Le pays « souhaite ardemment que le général Giraud, qui a préparé et assuré avec les Alliés la victoire en Afrique du Nord, prenne le commandement de l'Armée Française ressuscitée », et soit soumis à l'autorité de De Gaulle. Le CNR « tient pour assuré que cette volonté parfaitement claire sera traduite sans délai et sans mutilation, comme l'exigent, au nom de la France, tant de sacrifices obscurs et tant de sang répandu », conclut la motion avec insistance.

La plupart des témoins feront état d'une atmosphère assez froide et méfiante, autour de cette table

Les participants reconnaissent Moulin comme le président du Conseil national de la résistance et la discussion sur la motion s'engage. Les communistes Mercier et Villon émettent des objections. Ils préconisent un partage du pouvoir à égalité entre De Gaulle et Giraud. Leurs interventions provoquent un brouhaha. Moulin réclame qu'on baisse la voix pour d'évidentes raisons de sécurité.

Puis Copeau et Le Troquer font une remarque acide sur le vote de Laniel à Vichy le 10 juillet 1940. L'intéressé, qui avait approuvé les « pleins pouvoirs » au maréchal Pétain, s'était maintes fois expliqué depuis, estimant avoir été dupé. Bourdet réaffirme ensuite l'opposition du chef de Combat, Henri Frenay, au CNR.

Jacques-Henri Simon semble avoir protesté contre l'emprise que Moulin a instauré sur la Résistance au nom de De Gaulle, reflet d'un état d'esprit répandu chez ses pairs (Bénédicte Vergez-Chaignon, Jean Moulin, l'affranchi, Flammarion, 2023). La plupart des témoins feront état d'une atmosphère assez froide et méfiante, autour de cette table. Cependant, la résolution est, en définitive, adoptée telle quelle, sans vote contre ni abstention. « L'unanimité résistante », formule d'époque, est née.

Moulin annonce que la prochaine réunion du CNR aura lieu avant le 14 juillet. Vers 16 heures, la séance est levée.

Jean Moulin quitte les lieux le dernier et rejoint son secrétaire. « Rex était rayonnant, il m'a dit que cela avait marché », racontera Cordier

Des conséquences politiques immédiates

Les participants sortent de l'immeuble un par un et partent dans des directions opposées. Jean Moulin quitte les lieux le dernier et rejoint son secrétaire, qui n'a pas bougé de la station Croix-Rouge. « Rex [pseudonyme de Moulin auquel Cordier reste attaché, alors que, depuis mars 1943, Moulin s'appelle désormais « Max », NDLR] était rayonnant, il m'a dit que cela avait marché et m'a demandé d'envoyer les télégrammes antidatés », déjà préparés et codés, à Londres, racontera Cordier. La réunion devait en effet, initialement, se dérouler le 25 mai, mais avait été repoussée de deux jours pour trouver un représentant de la Fédération républicaine à la fois mandaté par son parti et disponible.

Moulin est si heureux que, le soir, il s'offre un répit en donnant rendez-vous à son secrétaire... dans une galerie d'art de l'île de la Cité. L'ancien préfet commente les œuvres exposées et offre à Cordier une Histoire de l'art contemporain du critique Christian Zervos. «Grâce aux illustrations, vous comprendrez mieux ce que je vous explique depuis des mois », lui déclare-t-il.

Grand amateur d'art, caricaturiste et dessinateur à ses heures dans les années Trente, Moulin avait d'ailleurs, à l'automne 1942, une galerie d'art à Nice, 22 rue de France, excellente couverture pour ses activités clandestines.

Mais la lutte épuisante pour la Libération reprend ses droits dès le lendemain. «Ce n'est pas sans difficultés que je suis parvenu à constituer et à réunir le Conseil de la Résistance [Le CR ne sera rebaptisé CNR qu'en 1944] : difficultés de principe, difficultés de personnes, difficultés matérielles », explique Moulin le 4 juin dans un rapport adressé à Londres au commissaire à l'Intérieur du Comité français de libération nationale, André Philip. « J'ai la satisfaction de pouvoir vous dire que, non seulement tous les membres étaient présents à la réunion, mais que celle-ci s'est déroulée dans une atmosphère d'union patriotique et de dignité que je me dois de souligner », écrit-il dans un style où l'on reconnaît la culture du corps préfectoral.

Moulin et Bidault ont bénéficié du concours de Passy, chef des services secrets de la France libre, et de Pierre Brossolette

Ce succès avait été rendu possible par seize mois de travail clandestin, de contacts et d'entretiens avec les représentants de chaque mouvement, parti et syndicat sollicités pour siéger au CNR. Pour mener à bien ce labeur, Moulin et Bidault ont bénéficié, les trois derniers mois, du concours de deux personnalités de la France libre arrivées de Londres en février 1943 : Passy, chef des services secrets de la France libre, et Pierre Brossolette (qui sera cependant bientôt en conflit ouvert avec le délégué du général de Gaulle).

Fort de cette consécration De Gaulle s'envole pour Alger et Giraud s'assouplit

Les conséquences politiques de la création du Conseil et de l'adoption de la motion préparée par Moulin et Bidault sont immédiates. Fort de cette consécration De Gaulle s'envole pour Alger et Giraud s'assouplit. Le 3 juin 1943, les deux hommes deviennent coprésidents du Comité français de libération nationale (CFLN). Puis, en vertu de la même dynamique, le premier finit par l'emporter.

Le 3 novembre 1943, à Alger, l'Assemblée consultative provisoire, où siègent certains anciens membres du CNR présents à Paris le 27 mai (d'autres les ont remplacés) tient sa séance inaugurale à Alger. De Gaulle ôte toute prérogative politique à Giraud, qui reste néanmoins commandant en chef. Puis, le 3 juin 1944, le Comité français de libération nationale se proclame Gouvernement provisoire de la République française, présidé par De Gaulle.

Jean Moulin est arrêté par la Gestapo le 23 juin 1943, à Caluire, dans l'agglomération lyonnaise. Il est torturé et meurt

De son côté, en France occupée, Jean Moulin est arrêté par la Gestapo le 21 juin 1943, à Caluire, dans l'agglomération lyonnaise. Il est torturé et meurt. Son bras droit et ami, Bidault, lui succède comme président du CNR.

Le Conseil ne se réunira plus qu'en formation restreinte pour limiter le désastre que représenterait l'arrestation, par les Allemands, de tous ses membres en même temps. Au fil des réunions, les mandataires des mouvements de résistance semblent intérioriser l'idée qu'ils participent à une œuvre commune, par-delà leurs divergences politiques. Et un patriotisme dont on ne soupçonne plus la profondeur et l'exigence animait tous ces hommes.

En dépit des contraintes de la vie clandestine, de la peur et de la traque, la négociation entre les mouvements, fût-elle tendue, s'impose ainsi comme la règle. Le CNR aura ainsi le mérite d'être une instance de régulation des conflits entre les fortes personnalités qui dirigent les mouvements de résistance. Briser une telle unité serait une responsabilité qu'aucun mouvement ne se décidera à prendre, même si la défiance demeurera toujours entre les états-majors des communistes et des autres familles politiques, en particulier lors de l'insurrection et de la libération de Paris (19-25 août 1944).

Le CNR va consacrer autant d'énergie à préparer la rénovation du pays après-guerre qu'à organiser la Résistance en vue de concourir à la Libération

Paradoxalement, le CNR va consacrer autant de temps et d'énergie à préparer la rénovation du pays après-guerre qu'à organiser la Résistance en vue de concourir à la Libération une fois les Alliés débarqués. Certains membres de «l'armée des ombres» eux-mêmes, après coup, se sont demandé si ce souci du moyen terme était bien adapté aux urgences de l'heure.

Dans ses mémoires, l'intellectuel Jean-François Revel raconte que, jeune résistant jugé digne de confiance par le chef de son réseau, Pierre Grappin (futur doyen de la faculté de Nanterre en 1968), il prenait connaissance «d'innombrables études et rapports très généraux (...). Ces rapports démontraient que les Français, même dans l'abîme, ne perdaient pas leur faculté ratiocinante. Certes il était normal que l'on réfléchît à ce que serait la société française après la Libération. Mais certains de ces mémoires étaient d'un didactisme tellement intemporel et abstrait que je me demandais parfois s'il était raisonnable de risquer sa vie pour transporter dans Paris des dissertations qui ressemblaient plus à des cours polycopiés pour l'Ecole des Sciences politiques qu'à des mots d'ordre guerriers» (Le voleur dans la maison vide, 1997).

Reste que ce souci de la France de demain répondait à la vocation des mouvements de Résistance. Ceux-ci, à la différence des réseaux, n'avaient pas un objectif exclusivement militaire (renseignement, soutien aux évadés ou aux réfractaires, sabotages, etc.). Ils entendaient d'abord conquérir les cœurs de la population -d'où l'importance des journaux clandestins et des tracts- et l'organiser en vue de l'insurrection nationale au moment opportun. Or, comment emporter l'adhésion sans défendre, au-delà de la victoire militaire, une vision du pays pour demain, résumé dans un programme ?

Le sentiment que les élites de l'entre-deux-guerres avaient failli était si répandu qu'il était logique que les projets de réforme radicale fleurissent

Le sentiment que les élites de l'entre-deux-guerres avaient failli était si répandu, la soif de tout changer avait atteint une telle puissance en réaction à tant d'horreurs et de souffrances individuelles, qu'il était logique que les projets de réforme radicale fleurissent dans tous les domaines. Quitte à sembler parfois partir dans les nuages de la théorie, conformément au tempérament national.

Le fameux programme du CNR

Après des mois de discussion sous la houlette de Bidault, de versions successives et d'amendements, le fameux programme du Conseil national de la Résistance pour la France, fruit d'une recherche du consensus, est approuvé à l'unanimité le 15 mars 1944.

La première version, élaborée dès l'été 1943 et d'inspiration socialiste, avait été jugée trop réformiste par le PCF (dans la doctrine communiste de l'époque, les nationalisations ne suscitent pas l'enthousiasme car elles se contentent de réformer le capitalisme alors qu'il faudrait le renverser).

Les droites, pour leur part, l'avaient estimé trop étatiste et dirigiste. Cette première version du texte avait donc été abandonnée mais le programme adopté huit mois plus tard, où l'on constate en particulier la marque de la SFIO et des syndicalistes non communistes, en diffère finalement assez peu.

La première partie du programme concerne la situation militaire, la stratégie de la Résistance pour préparer la Libération et le rôle des comités départementaux de la Libération, déclinaison locale du CNR.

Le CNR entend « veiller au châtiment des traîtres »

La deuxième partie du programme, celle passée à la postérité, est intitulée « mesures à appliquer dès la libération du territoire ». Les membres du CNR affirment leur volonté de demeurer unis, une fois l'occupant chassé, pour « établir le gouvernement provisoire de la République formé par le Général de Gaulle » et « veiller au châtiment des traîtres et à l'éviction dans le domaine de l'administration et de la vie professionnelle de tous ceux qui auront pactisé avec l'ennemi ou qui se seront associés activement à la politique des gouvernements de collaboration ».

Le CNR s'engage à rétablir « la démocratie la plus large » (suffrage universel ; liberté de pensée, de conscience et d'expression ; liberté et indépendance de la presse; égalité devant la loi, etc.). Il reste cependant muet sur les prérogatives respectives de l'Exécutif et du Législatif dans la République de demain, indice de désaccords profonds entre ses membres.

Le programme ne dit mot du droit de vote des femmes. Le représentant du parti radical-socialiste, le professeur de droit public Paul Bastid, ancien ministre du Front populaire, semble s'être fortement opposé au droit de vote des femmes, dans la droite ligne de la majorité radicale du Sénat de l'entre-deux-guerres, qui avait refusé à plusieurs reprises cette réforme adoptée pour la première fois par la Chambre des députés bleu horizon (surnom de la majorité de droite de 1919 à 1924). Le droit de vote et d'éligibilité des femmes, annoncé par De Gaulle dès 1942 dans ses discours, sera institué le 21 avril 1944 par une ordonnance du gouvernement provisoire qu'il préside

Le CNR préconise « l'instauration d'une véritable démocratie économique et sociale »

Au plan économique, le programme est marqué par un rejet du libéralisme des années Trente qui se manifeste aussi dans d'autres pays occidentaux. Le CNR préconise « l'instauration d'une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie ». Et il prévoit une planification (sans préciser son caractère indicatif ou impératif) de la production.

Au plan social, le CNR s'engage à instituer « la participation des travailleurs à la direction de l'économie » et un syndicalisme « indépendant, doté de larges pouvoirs dans l'organisation de la vie économique et sociale ». Autres objectifs : « le droit au travail et le droit au repos»; «la garantie d'un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d'une vie pleinement humaine » « la sécurité de l'emploi, la réglementation des conditions d'embauchage et de licenciement». Est aussi annoncé « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d'existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l'État».

Le seul passage du programme où une approche concrète et précise a été préférée à la proclamation d'objectifs très généraux voire grandioses concerne les nationalisations. Elles sont affirmées mais, à la demande des communistes, le terme est évité : on annonce « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d'énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d'assurances et des grandes banques ». Comme le relève l'historienne Claire Andrieu, « ici, le pluriel énumératif, et donc limitatif, n'a pas été remplacé par une formule choc », par un concept (Revue Histoire@Politique, 2014/3).

Le journal clandestin du mouvement Libération diffuse le programme sous le titre: « Les Jours heureux »

Au total, le programme dessine un véritable Etat-providence, comme le font, au même moment, les travaillistes anglais et les sociaux-démocrates des pays scandinaves. Les représentants des partis de droite au CNR ont fini par se rallier au projet. De Gaulle, pour sa part, nourri de catholicisme social et défiant envers le patronat, défend publiquement ces mesures de longue date.

Le journal clandestin du mouvement Libération diffuse le programme sous un titre éloquent : « Les Jours heureux, par le CNR ». La formule pourrait être un emprunt à un film du même nom sorti en salles en 1941 qui racontait les aventures de jeunes gens à la campagne. Ou une allusion à la chanson « Happy Days Are Here Again » utilisée par Roosevelt lors de sa campagne présidentielle de 1932.

Lorsque surviennent ces jours historiques, dont ils ont tant rêvé, trois des participants de la réunion du 27 mai 1943 sont morts et un déporté

Arrive la Libération. Lorsque surviennent ces jours historiques, dont ils ont tant rêvé, trois des participants de la réunion du 27 mai 1943, rappelons-le, sont morts. Jean Moulin, on le sait, mais aussi Roger Coquoin, tué lors de son arrestation fin 1943, et Jacques-Henri Simon, déporté en 1944. Claude Bourdet, lui aussi déporté au printemps 1944, survivra.

Le 25 août 1944, De Gaulle descend les Champs-Elysées avec, à ses côtés, plusieurs membres du CNR, comme Bidault. Se considérant comme le dépositaire de « l'esprit de la Résistance », cette instance jouera, pendant plus d'un an, jusqu'aux élections législatives d'octobre 1945, un rôle mi-complémentaire mi-concurrent du gouvernement et des commissaires de la République, notamment à l'échelon des départements.

Mais il n'y a pas de conflit ouvert entre deux légitimités : le CNR reconnaît l'autorité du général de Gaulle, et le gouvernement provisoire qu'il préside applique le programme du CNR (création de la Sécurité sociale et des comités d'entreprise, nationalisations, etc.). Plusieurs de ses anciens membres sont d'ailleurs devenus ministres. La situation économique et sociale désastreuse de la France, de surcroît, favorise l'unanimisme des forces politiques dans un effort commun pour éviter la catastrophe alimentaire puis commencer à relever les ruines du pays.

De Gaulle a toujours revendiqué le bilan du gouvernement provisoire avec fierté

De Gaulle a toujours revendiqué le bilan du gouvernement provisoire. Dans ses Mémoires de guerre, il écrit avec fierté : «En l'espace d'une année, les ordonnances et les lois promulguées sous ma responsabilité apporteront à la structure de l'économie française et à la condition des travailleurs des changements d'une portée immense, dont le régime d'avant-guerre avait délibéré en vain pendant plus d'un demi-siècle.» Il ne reviendra en rien sur ces réformes une fois de retour au pouvoir dans les années 60. Tout au plus regrettera-t-il, alors, d'avoir accordé le droit de grève aux fonctionnaires, si l'on en juge par des propos tenus à Alain Peyrefitte et rapportés dans Le mal français (1977).

Quoi qu'il en soit, le CNR, présidé par le syndicaliste Louis Saillant depuis que Bidault est devenu ministre des affaires étrangères du gouvernement provisoire le 10 septembre 1944, perd peu à peu sa raison d'être à mesure que les élections législatives d'octobre 1945 se rapprochent.

Sa dernière tentative pour peser consiste à lancer les «Etats généraux de la Renaissance française», organisés l'été 1945 sur la base de cahiers de doléances rédigés au niveau local. Puis les législatives d'octobre 1945, qui voient le triomphe des trois partis les plus associés au programme du CNR (PCF, SFIO et démocrates-chrétiens) donnent le sentiment d'un passage de relais. Et le CNR ne se réunit plus.

Bientôt, le départ de De Gaulle (janvier 1946), la création du RPF (avril 1947), déclaration de guerre de l'homme du 18 Juin aux «vieux partis», et l'éviction des ministres communistes par le gouvernement Ramadier (mai 1947) au début de la guerre froide, affaiblissent « l'esprit de la Résistance ». Une nouvelle page de l'histoire commence.

La participation à la Résistance ou à la France libre est demeurée un principe de légitimité pour les principaux partis jusqu'à la fin des années Soixante au moins

Un trésor à défendre ou un archaïsme?

La participation à la Résistance ou à la France libre n'en est pas moins demeurée un principe de légitimité pour les principaux partis jusqu'à la fin des années Soixante au moins. Et un titre bien justifié à la considération, dans les décennies suivantes, pour les personnalités publiques qui y avaient contribué dans leur jeunesse, de Jacques Chaban-Delmas à Pierre de Bénouville, d'Alain Savary à Gaston Defferre.

Surtout, le programme du CNR a puissamment marqué la vie politique et sociale française de la Libération et de l'immédiat après-guerre. Il a contribué à façonner les grands équilibres de la société française des Trente Glorieuses, et même, dans une large mesure, le visage de la France d'aujourd'hui. Dans l'arène politique, son legs est revendiqué par les uns comme un trésor à défendre et critiqué par les autres comme un archaïsme qui contribuerait au déclin français dans un monde qui a changé.

Dans le midi, à l'automne 1944, certains comités départementaux de libération nationale ont prétendu être les seuls détenteurs de la légitimité

Restent plusieurs questions controversées. En premier lieu, l'attitude de certains comités départementaux de libération nationale, dans le midi en particulier, qui, à l'automne 1944, ont parfois prétendu être les seuls détenteurs de la légitimité face aux commissaires de la République nommés par De Gaulle, ce qui n'a pas été sans conséquence sur la question de l'épuration.

En deuxième lieu, la condition pour pouvoir siéger au CNR était le refus de la collaboration et de Vichy. Mais où placer le curseur? La question s'est posée au sujet du parti social français du colonel de la Rocque, ex-Croix-de-Feu. Son chef et ses cadres semblent ne pas avoir été pétainistes (de la Rocque réprouvait la collaboration et était farouchement hostile à l'Allemagne nazie), mais sont demeurés, pour la plupart, maréchalistes. Précisons que de la Rocque, entré lui-même en résistance, sera plus tard déporté.

Brossolette semble avoir souhaité que le parti social français du colonel de la Rocque soit représenté au CNR

En 1943, Pierre Brossolette semble avoir souhaité que le parti social français soit représenté au CNR. Il avait joué un rôle dans le ralliement de l'ex-bras droit de la Rocque, Charles Vallin, qui avait gagné Londres en juillet 1942 et une amitié inattendue était alors née entre les deux hommes (Guillaume Piketty, Pierre Brossolette, un héros de la Résistance, Odile Jacob, 1998).

Mais la levée de boucliers des partis de gauche devant l'arrivée de l'ex-bras droit de la Rocque -en raison du souvenir du 6 Février 34 et de ses controverses- a conduit De Gaulle à ne pas nommer Vallin au Comité français de libération nationale comme il l'avait envisagé.

Ce choix, dicté par la nécessité, pour le chef de la France libre, d'être reconnu par la gauche comme «un général républicain» et de dissiper les préventions nourries contre lui, n'a-t-il pas abouti à une représentation déséquilibrée de l'opinion française au sein du CNR, lourde de conséquences pour la suite ?

Le débat est en tout cas légitime, aujourd'hui que la figure du colonel de La Rocque est «réhabilitée» par plusieurs éminents historiens (Serge Berstein, Jean-Paul Thomas, Michel Winock, Simon Epstein). Son parti, le parti social français, est analysé par eux comme un parti de masse de droite qui préfigure à certains égards le RPF de De Gaulle (Contributions, notamment, de Serge Bernstein, Simon Epstein et Robert Belot dans Fascisme français, Tempus, 2020, un livre collectif préfacé par Jean-Noël Jeanneney, réponse aux thèses de Zeev Sternhell qui fait de la France le berceau du fascisme et incrimine le colonel de la Rocque).

«Il est certain que le mouvement des Croix-de-feu n'a jamais été une organisation fasciste. Le 6 février 1934, le colonel de la Rocque n'avait jamais eu l'intention de renverser le régime, contrairement à des groupes extrémistes bien plus marqués idéologiquement – et bien moins nombreux –présents ce jour-là à la Concorde», constate ainsi l'historien Arnaud Teyssier. Pour autant, selon lui, le souvenir, à à gauche, de ce traumatisme, et «l'impact que l'événement avait produit sur l'union des forces de gauche était encore bien trop brûlant pour permettre d'élargir à ce point le champ politique du CNR».

Bidault a été effacé de la libération de Paris dans le film « Paris brûle-t-il »? (1966)

Reste enfin, la question de la mémoire de la résistance et du CNR. Après-guerre, des controverses pénibles, par exemple entre Henri Frenay et Daniel Cordier, ont opposé des hommes qui, tous, ont été des héros. La mémoire privilégie certains personnages au préjudice d'autres. Et la politique est souvent présente en arrière-plan des enjeux liés à la mémoire de la résistance.

Bidault a joué un rôle notable lors de la libération de Paris. Pourtant, les jeunes gens qui, en 1966, verront au cinéma la superproduction franco-américaine Paris brûle-t-il ? réalisée par René Clément, n'en sauront rien. Le film valorise gaullistes inconditionnels et communistes. Bidault, lui, devenu un paria et un fugitif en 1962 pour avoir condamné les accords d'Évian, et assimilé à l'OAS (à tort d'après son scrupuleux biographe, Maxime Tandonnet), a tout simplement disparu dans Paris brûle-t-il ?. Il a été effacé.

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