On peut juger stupéfiant que le jury ait pris le parti de réserver le deuxième rang à l’autre film où joue l’actrice Sandra Hüller, celui de Jonathan Glazer.
Tout le monde s’attendait à ce que The Zone of Interest s’attire le maximum d’admiration du jury présidé par Ostlund, cinéaste marionnettiste et grand fan du maître froid autrichien Michael Haneke, qui n’en finit pas d’influer sur le cinéma mondial-cannois. Film-dispositif d’une grande ambition formelle et conceptuelle, le Glazer, «adapté» du roman du même nom du tout juste disparu écrivain anglais Martin Amis – sans rien garder de sa fiction pour se focaliser sur son cadre – s’attaque à un sujet plus fort que lui. Anti-narratif, ou faisant semblant de l’être, et spectaculaire, en faisant semblant de ne pas l’être, The Zone of Interest reconstitue la vie quotidienne «réelle» de la famille du commandant (et concepteur) du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, le haut gradé SS Rudolf Höss, avec sa femme Hedwig, leurs enfants et domestiques (déportées) dans une belle maison moderne avec un grand jardin – séparée par rien d’autre qu’un mur des infrastructures de la mort industrielle, chambres à gaz et crématoires, qui laissent échapper sons, lueurs, fumées et retombées de cendres.
Tourné avec une dizaine de caméras fixes installées sur les décors et activées à distance pour suivre les déplacements des acteurs et actrices, le film utilise les ressources de la téléréalité et de la vidéosurveillance sans renoncer à une forme de splendeur froide et millimétrée, faisant signe vers le Grand Art. Ce qu’il reconstitue rigoureusement, sans l’imaginer, Glazer nous le met à la face, ou plutôt nous place dedans (tous seuls avec eux et des caméras) comme pour nous faire sentir et avouer que nous sommes du côté des bourreaux, un petit frisson de culpabilité dont on peut ne pas vouloir faire l’expérience – voire que nos vies actuelles, qui ont leur part de dénis et clivages, entrent en analogie avec la situation des Höss ou de tout spectateur de leurs existences (la fameuse «dissonance cognitive» de notre impossible innocence dans un monde mauvais…) – on pourra trouver ça, de la part d’un film prétendant à un tel degré de subtilité et d’audace, irresponsable ou ridicule, au choix. Quand le cinéma se fait plus sadique encore que le monde qu’il prétend décrire et dénoncer, il vaut à Cannes son pesant d’or. Mais pas la palme, pas cette année.
Le palmarès de la 76e édition du Festival de Cannes :
Palme d’or
Anatomie d’une chute de Justine Triet
Couple et blessures. Après Victoria et Sibyl, la cinéaste imagine le procès d’une héroïne accusée de l’homicide de son mari, dans un film passionnant et limpide.
Grand prix
The Zone of Interest de Jonathan Glazer
Banale idée du mal. A grand renfort d’ambitions formelles, Jonathan Glazer expose le spectateur au quotidien de la famille de Rudolf Höss, commandant du camp d’Auschwitz-Birkenau. Lire notre critique
Prix de la mise en scène
La Passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hung
Papille fait de la résistance. Le long métrage de Tran Anh Hung (intitulé The Pot-au-Feu en anglais) célèbre la bonne chère et une jouissance domestique aux accents passéistes. Lire notre critique
Prix du jury
Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki
Spleen dating. Le génial cinéaste finlandais revient avec un nouveau chef-d’œuvre mi-cocasse mi-mélancolique, qui érige l’amour naissant comme unique antidote à la guerre. Lire notre critique
Prix du scénario
Monster de Kore-eda
Enfance confuse. Sélectionné pour la huitième fois en compétition, le Japonais noie son intrigue dans un scénario, écrit par Sakamoto Yuji, aux détours inutilement trompeurs. Lire notre critique
Prix d’interprétation féminine
Merve Dizdar dans les Herbes sèches
Anatolie de l’enfer. Dans un film aux relents misanthropes, un prof exilé à la campagne se cherche dans les mornes plaines enneigées. Lire notre critique
Prix d’interprétation masculine
Koji Yakusho dans Perfect Days
Wenders paie sa tournée. Koji Yakusho (vu chez Aoyama, Imamura, Miike, Kiyoshi Kurosawa, Iñárritu), joue dans Perfect Days Hirayama qui brique avec ferveur les cuvettes et les parois des toilettes, dans un quotidien bien réglé. Lire notre critique
Caméra d’or
L’Arbre aux papillons d’or de Thien An Pham
Vaporeux événement. Epopée contemplative en campagne vietnamienne, le premier film de Thien An Pham est un ovni planant. Lire notre critique
Palme d’or du court métrage
27 de Flóra Anna Buda
Et une mention spéciale à Far de Gunnur Martinsdóttir Schlüter.