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CORONATION DAY

 



Une tête couronnée par-devant tant de têtes à claques

Le sacre de Charles III à Londres ce samedi, en l’abbaye de Westminster, s’éloigna de Shakespeare pour nous rapprocher de Molière, tant le remue-ménage ridicule, l’exhibition archaïque, rapetissèrent le récipiendaire. Cette frime d’État qu’on fait pour la couronne !

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Marcel Proust, surprenant quelques cris privés (Jupien s’acoquinant avec Charlus), notait que peu de sons séparent la douleur de la jouissance. Pour l’oreille française, habituée aux clameurs hostiles jetées à la face d’Emmanuel Macron ou de ses ministres dès qu’ils pointent le nez dans l’espace public, il fut d’abord malaisé de distinguer une adulation collective dans le cri du peuple à l'adresse d'un roi et d'une reine, sur le chemin qui mène de Buckingham à Westminster.

Il fallut pourtant se rendre à l’évidence : il ne s’agissait pas de huées mais bien d’une ovation qui saluait le couronnement de Charles III, samedi 6 mai à Londres. Et ce, tout au long du parcours, alors que le souverain, enrobé d’hermine, saluait la foule du fond de son lourd (4 tonnes) carrosse d’or d’État, tiré par huit chevaux et réquisitionné en pareille circonstance depuis le couronnement de George IV en 1821.

La BBC, « Panoptès » (qui voit tout) aux cent yeux tel Argus, filmait une telle cérémonie pour la deuxième fois de l’histoire – sacre d’Elisabeth II le 2 juin 1953 – et alternait la royale approche hippomobile vers l’abbaye avec l’entrée, pedibus cum jambis, des huiles en ce lieu consacré.

La cinquième roue du carrosse 

Rétrogradé (comme eût dit Léon Zitrone commentant le tiercé à Vincennes), le duc barbu qui s’avance, esseulé, s’avère connu dans tout l’univers sous son simple prénom : Harry. Il est cinquième dans l’ordre de succession. Et c’est désormais la cinquième roue du carrosse – n’est-ce pas ainsi qu’il aurait fallu traduire le titre de son récent ouvrage vipérin : Spare (Le Suppléant) ?

Voici Charles III sur la ligne d’arrivée à 11 h 57 – heure française, n’abdiquons pas complètement et gardons notre dignité horlogère. Flanqué de deux évêques, le souverain a dans le dos, au bout des pesantes étoffes d’une traîne interminable, son petit-fils George en page écarlate. À midi pile, la musique résonne, les chœurs s’époumonnent et ça s’avance, à la manière un rien bancale de statues de cire qui s’animeraient chez Madame Tussaud.

À quoi pense-t-il, ce roi qui prétend servir plutôt que d’être servi, tandis que l’audience, en un brame médiéval à souhait, s’égosille : « God save King Charles » ? Peut-être à son père, qui n’assista point à sa naissance – pour cause de cricket – et qui compara le bébé à un « plum pudding » en le découvrant plus tard, en temps voulu.

Le voici en tout cas reconnu, 74 ans plus tard. Enfin légitime, « en la présence de Dieu », il jure et promet à tout-va d’accomplir son devoir. Il est à sa place, incontestable ; incontestée peut-être, sait-on jamais, malgré les cris entendus par de petits groupes, pas groupies pour un sou et refoulés du côté de Trafalgar Square.

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En novembre 1948, le « New York Times » annonce que le ministre de l'intérieur britannique n'assistera pas à la naissance donnée par la future Élizabeth II au futur Charles III.


Charles III fut le premier futur souverain à voir le jour sans qu’un membre du cabinet, dépêché sur place, ne vérifiât sa lignée, comme il était d’usage depuis des siècles, pour s’assurer que le nourrisson sortait de la cuisse de Jupiter – donc de l’utérus idoine. En 1948, le roi George VI avait autorisé sa fille Élizabeth à pratiquer un accouchement sans voyeur.

Ainsi était né, dans l’intimité, celui qui n’en connaîtrait guère. Sous les voûtes de Westminster, les chœurs d’enfants, délicieusement célestes, ne sauraient faire oublier au vieux roi, sauf amnésie post-traumatique, ce qu’il eut à subir de froideur et de mépris au sein même de sa famille.

Et ce jusqu’à la fin, puisque son « dear papa », dont il trouva juste à dire qu’il était « spécial » le soir de son trépas, s’était juré de vivre plus que centenaire et d’accompagner la reine le plus tard possible, pour barrer la route à ce Charles jugé irresponsable et dangereux – pas assez féroce et parfois même compatissant, voire empathique…

Mais voici le premier ministre, Rishi Sunak, hindou revendiqué, monté en chaire et qui lit du (saint) Paul aux Colossiens. Un indice de plus à décrypter. Est-ce ainsi faire place à la diversité en un signe d’ouverture qui ne trompe pas, comme le serine la propagande ?

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© Sky News

Ne pourtant jamais oublier Guy Debord : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. » (La Société du spectacle, 1967).

En conséquence, peut-on plutôt voir, dans le prétendu brassage ainsi créé de toutes pièces, la marque d’un système britannique retors, hypocrite et pervers, qui toujours cherche à recoloniser ce qu’il décolonisa ; à embarquer et « mouiller » des élites jadis indigènes, mais aujourd’hui notables de la Couronne par la grâce d’une transsubstantiation sociale et politique ?

Mystère. Non résolu par un p’tit gospel de derrière les fagots, pincée d’exotisme dans un océan de protocole, de bienséance, de décorum ancestraux, venus du fond des âges de l’Europe féodale. Ainsi va le pâté d’alouette du couronnement : un cheval de cérémonial archaïque, une alouette d’innovation dépaysante. Et le tour est joué. « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux », écrivait Guy Debord. Vice-versa : le faux est un moment du vrai, sous les voûtes de Westminster, en ce 6 mai 2023.

À 12 h 47 retentit « Zadok The Priest ». C’est du Haendel pour un couronnement – George II en 1727 –, et non du Georges Delerue pour un chef-d'œuvre de François Truffaut : « God save the King, long live the King, may the King live for ever ! Amen Hallelujah ! » La musique est utilisée, de burlesque façon, dans le film La Folie du roi George. Elle a également – surtout, il faut en convenir et s’effacer devant l’Audimat – inspiré l’hymne de la Ligue des champions de l’UEFA.

Quittons les terrains de balle au pied et revenons sur ciel, en tout cas entre ciel et terre, en cette abbaye de Westminster où se déploie du rituel à en revendre.

La présentation des symboles de la royauté (regalia). © TODAY

Charles reçoit les regalia, c’est-à-dire les ornements, les insignes – on est tenté d’écrire les joyaux, à l’heure ou vient de mourir Philippe Sollers, pseudonyme de Philippe Joyaux, qui publiait depuis 1958. C’est la date à laquelle le prince Charles fut nommé prince de Galles par sa mère – il l’apprit par un discours de la reine Élizabeth II entendu à la radio parmi ses condisciples, dans l’école où il était pensionnaire. C’était l’année de ses 10 ans.

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Charles intronisé prince de Galles en 1969.

Il allait sur ses 21 lorsqu’il fut intronisé, en 1969. À l’époque, il était timide – un rien « attardé » confiaient ses parents –, la voix hésitante et haut perchée. D’une sensibilité maladive, il cherchait sa voie. Il joua Shakespeare. Il reçut, en larmes, les féroces railleries de son père lorsqu’il interpréta Macbeth. Mais tout cela est du passé. Comme beaucoup d’hommes ployant sous les décennies de la vie, Charles est passé du stade de volatile à celui de pachyderme.

De ses gros doigts boudinés – qui font la joie des satiristes et des caricaturistes –, il touche les objets symboliques qui lui sont présentés : éperons, bague, épée, orbe crucigère (sphère d’un jaune doré insoutenable surmontée d’une croix), sceptre. Tiens ! L’Afrique du Sud réclame le diamant de 530 carats trouvé sur son sol en 1905 et qui orne ledit sceptre.

Le couronnement est une façon de récapituler les rapines commises par Londres au cours des siècles. En particulier la pierre du destin, volée aux Écossais en 1296, rendue finalement à Édinbourg sept cents ans tout rond plus tard, en 1996. Des étudiants nationalistes écossais l’avaient subtilisée en 1950, la cassant en deux (elle pèse le poids d’un cochon d’élevage bio : 152 kg). La bombe d’une suffragette l’avait également brisée en deux au mois de juin 1914.

La pierre était censée « rugir de plaisir » quand un roi authentique posait les pieds dessus, dans les temps gaéliques. Elle est désormais installée sous le trône en chêne d’Édouard Ier pour chaque couronnement. Le souverain londonien s’assoit dessus et elle est à moitié planquée, tel un forfait inavouable.

Mais voici que le roi lui-même se planque. L’évêque de Canterbury va l’oindre, l’enduire d’huile sacrée venue de Jérusalem – ce qui renvoie les pauvres petits Français, orphelins de la monarchie paraît-il, à la sainte ampoule de Reims, détruite avec beaucoup d’emphase par la Révolution en 1793, mais dont quelques gouttes auraient été sauvegardées (elles servirent pour le sacre de Charles X en 1825).

Le roi se fait oindre (enduire). Un proverbe de l’Ancien Régime, non pas pétri de mépris de classe mais reflétant la morgue propre à une société d’ordres, affirmait : Oignez vilain, il vous poindra ; poignez vilain, il vous oindra. Ce qui signifie : caressez un homme de néant, il vous fera du mal ; faites-lui du mal, il vous caressera... © ABC News (Australia)

La saint huile britannique, pour sa part, qui n’eut pas à connaître tant de vicissitudes, est administrée au roi derrière des paravents, brodés pour l’occasion. C’est un moment sacré pur et dur. Il doit donc échapper aux regards de l’assistance et aux caméras de la BBC. Comme lorsque les prêtres catholiques faisaient leurs petites affaires protégés par un jubé, où comme le font toujours les officiants orthodoxes derrière l’iconostase.

Le sacré ne va pas sans clôture. Nouvelle contradiction de la part d’un roi que se veut proche des gens mais s’avère… l’oint – du Seigneur. Guy Debord avait tout vu, qui considérait le spectacle comme « l’autoportrait du pouvoir à l’époque de sa gestion totalitaire des conditions d’existence ». C’est précisément quand le cœur d’un tel événement se soustrait qu’il s’impose et bat à l’unisson du peuple frappé d’une cécité de commande.

Charles ressemble de plus en plus à un vieil enfant fripé, flapi, fourbu. Son visage – horreur pour les valeurs britanniques ! – reflète de l’émotion ; alors que sa mère, en 1953, offrait une face lisse et un profil hiératique.

Plus on le harnache (ah ! la Supertunica dorée aux manches malcommodes), plus il ressemble au Mamamouchi de l’acte V du Bourgeois gentilhomme – il ne manque plus que la musique de Lully.

L'allégeance, prêtée par le fils aîné, héritier du trône, puis par l'assemblée. © WION

Résonne plutôt une commande royale passée à un Tory convaincu, Andrew Lloyd Webber, fait baron et qui siège à la Chambre des lords. Également né en 1948, il est l’exact contemporain du roi, qui a dû penser qu’il produirait de la musique contemporaine.

Il a signé des partitions ayant triomphé à Broadway et dans le West End : Jesus Christ Superstar (1970), EvitaCatsThe Phantom of the Opera – jusqu’à Cinderella voilà deux ans. Là, il s’agit de magnifier le psaume 100 : « Jubilate Deo omnis terra » (en latin), « Make a joyful noise to the Lord » (en anglais), « Poussez vers l’Éternel des cris de joie ».

(Saint) Augustin d’Hippone, au sujet de ce psaume, disserte sur le verbe jubiler, l’indicible, voire le céleste qu’il implique. Curieux d’avoir confié la musique à un spécialiste du barnum et du bastringue, accusé de plagiat et dont les plus sévères contempteurs affirment qu’il n’a jamais produit la moindre note de son cru !

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Roderick Williams © BBC

Mais le mélomane Charles – ceux qui l’ont entendu jouer du violoncelle ne s’en sont jamais remis – a trouvé de bons serviteurs musicaux en la personne du compositeur et baryton Roderick Williams, ou encore du chef d’orchestre Antonio Pappano – le successeur de sir Simon Rattle à la tête du LSO (London Symphony Orchestra).

Sous la baguette de celui-ci, la quatrième marche de Pompe et Circonstance s’éleva non sans la grandeur voulue, tandis que le roi, accompagné de la reine dûment couronnée de son côté, quittait l’abbaye, roulant des pensées silencieuses.

Sa lointaine aïeule Victoria, au cours de son long règne, avait vu le monde passer de l’image fixe (le daguerréotype) à l’image animée (le cinématographe). Sa propre mère, en soixante-dix ans sur le trône, avait évolué d’un statut d’icône électrique (grâce à la télévision) à une condition d’icône électronique (avec l’aide des réseaux sociaux).

Même s’il a de bons gènes, Charles est le plus vieux souverain britannique jamais couronné : qu’aura-t-il le temps de voir venir et à quelle ère pense-t-il imprimer sa marque ? L’intelligence artificielle, peut-être.

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En attendant, en le voyant parfois si gauche alors qu’il est très à droite, on pensait au livre pour enfants qu’il avait publié en 1980 : The Old Man of Lochnagar (une montagne en Écosse). Le vieil homme y rencontre le « roi des Gorms », qui porte sous son séant non pas la pierre du destin mais un « curieux tapis en caoutchouc », histoire d’« éviter qu’il ne glisse tout le temps de son trône ».

À la fin du livre, le vieil homme, qui avait entrepris un voyage vers la capitale du Royaume-Uni qui capote, se révèle « secrètement heureux » de ne pouvoir rallier Londres. Était-ce un rien prémonitoire ? Charles III avait l’air gêné aux entournures.

Peut-être méditait-il sur la popularité déclinante de la monarchie. Elle eut longtemps une cote s’élevant entre 60 et 80 % d’opinions favorables outre-Manche, mais la voici désormais à 58 %, et même moins dans les derniers sondages. On se rapproche du 50-50, qui réserve bien des surprises au pays du Brexit…

En ces temps d’inflation, la fortune des Windsor, exemptés de droits de succession, irrite un brin. Les révélations du Guardian sur l’aisance venue de la traite dont bénéficia un ancêtre du souverain font mauvais genre et ne cadrent pas avec un roi qui se pose en ami des minorités ethniques.

Ils ont beau savoir que la droiture est une insulte à l’étymologie – couronne vient du latin corona, qui lui-même procède du grec ϰορώνη signifiant « chose courbe » –, les sujets de Sa Majesté, traités comme tels puisqu’ils ont été poussés à prêter allégeance au nouveau souverain, en auront peut-être bientôt par-dessus la tête couronnée.

Sa Majesté quitte l'abbaye de Westminster : c'est la fin Séraphin ! © BBC News © BBC News

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