9 NOVEMBRE 1970 ✝️

 

DGL161913 The De Gaulle Family at Morgat, near Crozon, Finistere, 1950 (b/w photo) by French School, (20th century); Archives de Gaulle, Paris, France; (add.info.: General Charles de Gaulle and Yvonne de Gaulle; their son Admiral Philippe de Gaulle and Henrietta de Gaulle with their newborn son, Charles;); French,  it is possible that some works by this artist may be protected by third party rights in some territories.
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Dans la famille de Gaulle, succession et trahisons

RÉCIT

La succession de Philippe de Gaulle, le dernier enfant du Général encore en vie, âgé de 101 ans, préoccupe les fidèles de l’homme du 18-Juin. Après celui qui a longtemps fait figure de gardien des valeurs du père de la Vᵉ République, qui reprendra le flambeau ? La question divise la famille, d’autant que l’un de ses membres, Pierre, affiche son soutien à la Russie de Vladimir Poutine en se réclamant bruyamment de son grand-père.


Philippe de Gaulle a consacré sa vie à gérer un héritage. La pensée, les faits d’armes et le legs de son père, Charles de Gaulle, occupent son quotidien depuis cinquante-trois ans et la mort du Général, le 9 novembre 1970. Plus d’un demi-siècle que l’amiral monte la garde du haut de sa longue silhouette, de Mémoires en meetings politiques, de cérémonies officielles en émissions de télévision. L’image du grand homme le poursuit jusque dans le miroir, où apparaît chaque matin une fine moustache sous un nez en falaise – celui de son père.


Les années passant auraient pu accorder un peu de répit à Philippe de Gaulle, mais il se trouve toujours quelque chose à accomplir, même à 101 ans.


Un matin de l’hiver 2022, courbé sur son déambulateur, l’héritier quitte sa chambre de l’hôpital militaire des Invalides, où il réside, pour se rendre au Musée de l’ordre de la Libération, à quelques couloirs de là. Une salle y est dédiée à Charles de Gaulle. Il y a déposé la plupart des objets : la cantine emportée par le Général lors de son départ à Londres, le 17 juin 1940 ; son uniforme kaki de chef de la France libre, avec vareuse, pantalon et képi ; le collier de Grand-Croix de l’ordre royal de Victoria offert par la reine d’Angleterre, Elizabeth II, en 1960, à celui qui était alors président de la République.



Philippe de Gaulle veut désormais confier des décorations militaires de son père. « Un dépôt sans durée de temps », précise le centenaire au délégué national de l’ordre de la Libération, le général Christian Baptiste.


Son temps est compté, il le sait. Tous, autour de lui, sont déjà partis. Son épouse, Henriette, l’attend depuis 2014 sous une pierre tombale du cimetière de Colombey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne). Grise, sobre, comme celle qui abrite, de l’autre côté de l’allée, Charles de Gaulle et son épouse, Yvonne, ainsi que la sœur de Philippe, Anne, porteuse d’une trisomie 21, morte à 20 ans, en 1948. Son autre sœur, Elisabeth, a été enterrée à la droite de ses parents, en 2013, avec son époux, le grand chancelier de la Légion d’honneur et héros de la France libre Alain de Boissieu.


Le plus célèbre patronyme de France

Qui reprendra le flambeau de l’héritage lorsque Philippe les rejoindra ? Sur le plan politique, la question ne se pose pas : il se trouve toujours un responsable pour se réclamer du « plus illustre des Français », selon le mot de René Coty, le prédécesseur du Général à l’Elysée. L’anniversaire de sa disparition est prétexte, chaque année, à un défilé de personnalités à Colombey-les-Deux-Eglises, même si aucune figure de premier plan ne devrait se déplacer cette année.


En 2021, les cinq candidats à la primaire du parti Les Républicains s’étaient serrés devant sa tombe pour la photo. Emmanuel Macron a effectué à deux reprises le pèlerinage en tant que chef de l’Etat. Le fondateur de la Vᵉ République est devenu un homme de consensus : même Marine Le Pen se réclame de ses mânes, comme Jean-Luc Mélenchon, qui le cite pour justifier de renvoyer dos à dos Israël et le Hamas depuis le massacre commis par le mouvement terroriste palestinien, le 7 octobre.


La question de l’héritage se pose surtout du côté familial. Il n’y a qu’un clan à s’appeler de Gaulle, à porter le plus célèbre patronyme de la France contemporaine, connu dans le monde entier. Tous ses représentants descendent d’Henri, le père du Général. Quiconque affiche ce nom sur sa carte d’identité présente donc un lien avec son fils Charles – ou l’un de ses quatre autres enfants. De quoi ouvrir bien des portes, mais aussi en fermer tant la réussite agace.



Elisabeth, Anne et Philippe, les enfants d’Yvonne et de Charles de Gaulle, à Beyrouth, en 1931. BRIDGEMAN IMAGES

Un de Gaulle vit « grâce ou malgré » son nom, affirme Yves de Gaulle, 72 ans, l’un des cinq petits-enfants du Général, fils de Philippe, victime de harcèlement scolaire pour cette raison. Toute promotion apparaît suspecte aux regards extérieurs, quand un échec devient synonyme de déchéance. A la fin des années 1960, l’adolescent interrogea son grand-père sur l’utilité même de son existence, forcément terne en comparaison de la trace laissée par son aïeul dans l’histoire : « Notre vie, ma vie ne peuvent que s’inscrire en déclin. Cela a-t-il un intérêt ? »


Puisqu’il faut bien vivre, autant chercher à se saisir du drapeau familial. La succession de Philippe de Gaulle est devenue un sujet de préoccupation pour ses proches ainsi que pour tous ceux qui consacrent leur vie à entretenir la mémoire de l’homme du 18-Juin. Elle inquiète jusqu’à l’Elysée, où Emmanuel Macron a chargé son entourage, en 2020, de se pencher sur le dossier. Le devenir de la Boisserie, la résidence du Général à Colombey-les-Deux-Eglises, lieu de mémoire désormais ouvert au public, est notamment concerné. Le patrimoine moral du grand homme, aussi.


Un clan qui n’a pas voulu, ou pas su, s’établir en dynastie

Qui sera habilité à porter la voix de la famille ? Qui défendra la mémoire gaullienne lorsqu’elle se trouvera assiégée ? Les postulants ne manquent pas. Philippe de Gaulle a eu quatre fils : Charles, Yves, Jean et Pierre. Sa sœur, Elisabeth, a eu une fille : Anne. Il existe, aussi, une myriade de cousins, cousines, petits-neveux et nièces. Tous inconnus, ou presque, des Français. Contrairement aux Kennedy, les de Gaulle n’ont pas voulu – ou pas su – s’établir en dynastie. « Un de Gaulle ne fait pas n’importe quoi », répète-t-on dans la famille pour justifier de cette discrétion. Voilà pour la théorie. Dans la pratique, tous ne suivent pas ce précepte.


Prenez Pierre, par exemple. Le petit dernier de Philippe, 59 ans, n’a quasiment pas connu son grand-père, mort quand il avait 7 ans. Cela ne l’empêche pas de s’en réclamer bruyamment. Notamment depuis qu’il affiche son soutien au président russe, Vladimir Poutine, à l’heure de l’invasion de l’Ukraine. Le 14 mars, Pierre de Gaulle se trouve au Musée Pouchkine, à Moscou, pour fêter le lancement d’une nouvelle association : le Mouvement international russophile. Une organisation qui doit démontrer l’étendue des amitiés de la Russie dans le monde et lutter contre le régime de sanctions imposées par les pays occidentaux depuis le déclenchement de la guerre, en février 2022.



Pierre de Gaulle (à gauche) affiche son soutien à Vladimir Poutine. Il pose ici, le 31 mars, avec le chef du renseignement extérieur russe, en brandissant une photo de Charles de Gaulle et Leonid Brejnev lors de leur rencontre à Moscou, en 1966. ALEKSANDR KAZAKOV / KOMMERSANT / SIPA

Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, est présent, tout comme l’oligarque Konstantin Malofeev, pivot de la propagande du Kremlin à l’étranger. L’acteur américain Steven Seagal, converti au poutinisme, est aussi de la partie. Des amis de la Russie ont fait le déplacement depuis l’Afrique, le Liban, la Serbie, la Bulgarie ou la Hongrie. Elie Hatem et Fabrice Sorlin, personnages de l’ombre de l’extrême droite française, tendance catholique traditionaliste, comptent parmi les chevilles ouvrières du mouvement, « placé bien sûr sous l’égide du gouvernement russe et la bénédiction du président Poutine, qui a transmis un message », assure le premier. Le second, résident moscovite, est un entremetteur apprécié entre la France et la Russie, notamment au sein du Rassemblement national (RN).


Promoteur d’un rapprochement franco-russe

Pierre de Gaulle a les honneurs de la tribune. Badge autour du cou, il se présente au pupitre pour lire un discours d’un ton monocorde. Il s’en prend aux Etats-Unis, « plus grand destructeur de la paix dans le monde », dénonce la « cupidité » du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, « asservi aux Américains et à l’OTAN », et fustige « la soumission du continent européen ». Le public applaudit. Des extraits de son intervention sont retransmis sur les réseaux sociaux. Un de Gaulle en caution morale, quelle aubaine !


Depuis le début du conflit, ce conseiller financier indépendant, basé à Genève, court les médias, de la chaîne russe RT aux officines de la fachosphère française, pour appeler à un rapprochement franco-russe, « dans la continuité de la pensée du général de Gaulle ». La Russie, à ses yeux, incarne « un monde pour la défense des valeurs de la foi et de la spiritualité », quand l’Occident ne serait plus dédié qu’à la « promotion de l’ego ».


Son activisme tape dans l’œil d’Emmanuel Leroy, ancien conseiller de Marine Le Pen et fervent thuriféraire du Kremlin, qui se présente à lui dans les couloirs du Musée Pouchkine. Les deux hommes gardent le contact. Ce militant radical, héritier de la tendance nationaliste-révolutionnaire, l’aide à se structurer. Il se trouve derrière le lancement, ces dernières semaines, de la Fondation Pierre de Gaulle pour la paix et la prospérité entre les peuples. Une coquille vide, pour l’heure, qui semble avant tout servir de carte de visite à son fondateur.


Jusque-là, personne, dans la famille de Gaulle, ne connaissait le penchant de Pierre pour la géopolitique, ni la politique tout court. Certes, le petit dernier s’était fait remarquer, ces dernières années, pour sa présence turbulente lors des déjeuners organisés, le 9 novembre, à Colombey. En 2021, il avait presque réussi à faire exploser de colère le placide Jean Castex, venu aux cérémonies en tant que premier ministre et accablé par le petit-fils de Gaulle de tous les maux du pays. L’année suivante, Pierre de Gaulle s’était vanté, en présence des deux députés (RN) de Haute-Marne, Christophe Bentz et Laurence Robert-Dehault, d’avoir voté Marine Le Pen à l’élection présidentielle – ce qu’il refuse de confirmer.


Nombreux sont ceux, chez les de Gaulle, à se demander si sa soudaine épiphanie prorusse ne serait pas motivée par des considérations financières, destinées à soutenir son train de vie. « C’est absurde, nous répond l’intéressé dans un entretien en visioconférence, entre deux voyages. Je ne suis absolument pas rémunéré, ni par les Russes, ni par les Américains. Les gens qui accompagnent mon mouvement sont tous des bénévoles, personne ne m’a jamais payé. » Pierre de Gaulle clôt alors l’interview après nous avoir signifié en souriant qu’il nous a enregistrés, à notre insu. Une méthode courante à l’extrême droite.


Un douloureux souvenir

Ses frasques secouent sa famille, qui se perd depuis près de un an et demi en conjectures sur l’attitude à adopter. Faut-il lui répondre publiquement ? Se récrier face à une captation d’héritage politique ? L’image du clan est en jeu, autant que le respect dû à la pensée du général de Gaulle. Le grand frère de Pierre, Yves, énarque, conseiller d’Etat, est sorti une fois du silence, en janvier, pour assurer que le trublion ne parle que pour lui-même.


Mais Pierre persiste à vouloir enfiler le si large costume de son aïeul. Son frère aîné, juge-t-il, n’est « ni le représentant légal de la famille », ni « l’exécuteur testamentaire de la pensée du Général de Gaulle ». Il n’est donc pas question pour lui de se taire. Résignés, ses proches ne traitent plus ses sorties que par un souverain mépris. « Les positions de Pierre sont totalement inexactes, s’agace une nouvelle fois Yves de Gaulle, joint par téléphone. Qu’il les considère comme celles de la famille et du Général de Gaulle, c’est faux et imbécile. Il suffit de se pencher sur ce que dit notre grand-père quant à l’indépendance des peuples. »


Le conflit a réveillé un douloureux souvenir chez les de Gaulle. Il date de la fin du siècle dernier, au printemps 1999. Jacques Chirac loge alors à l’Elysée, Lionel Jospin à Matignon. Les élections européennes sont en vue. De drôles d’affiches à fond bleu apparaissent sur les murs partout en France : « Jean-Marie Le Pen - Charles de Gaulle, pour une France libre changeons d’Europe ».


Charles, le fils aîné de Philippe de Gaulle, baptisé du prénom de son grand-père conformément à une vieille tradition, vient de commettre l’irréparable : s’allier au président du Front national. Un parti fondé par des nostalgiques du régime de Vichy et de l’Algérie française. La France découvre les joues roses et le visage poupin de cet avocat international de 51 ans, timide. Le premier petit-fils du Général de Gaulle, né en 1948, que son très tendre grand-père chérissait. Il siégeait jusque-là sans faire de bruit au Parlement européen sous la bannière de Philippe de Villiers. Jean-Marie Le Pen lui a offert la deuxième place sur sa liste.


La famille voit rouge

Le trouble créé dans l’opinion permet au vieux chef de détourner (un instant) l’attention du raffut causé par la scission du FN lancée par Bruno Mégret. La prise de guerre vaut pour son nom, rien de plus. Charles de Gaulle n’est pas un tribun. « Un patriote et souverainiste sincère », convient tout juste aujourd’hui Bruno Gollnisch, alors numéro deux du parti. Prêt, surtout, à toutes les contorsions.


En marge d’un meeting dans les Bouches-du-Rhône, en juin 1999, le petit-fils du Général se retrouve nez à nez avec Jean-Jacques Susini, secrétaire départemental du FN et cofondateur de l’OAS (organisation terroriste clandestine opposée à l’indépendance de l’Algérie), qui fomenta contre son grand-père l’attentat – manqué – du mont Faron, à Toulon, en 1964… Plutôt que de défendre l’honneur familial, Charles de Gaulle déclare : « Il ne peut y avoir de vendetta personnelle avec des gens qui ont considéré, à juste titre, que l’Algérie, c’était la France. » Contre toute vraisemblance, l’héritier estime que « le FN défend les idées et les concepts du général de Gaulle ».


Sa famille voit rouge. Geneviève de Gaulle-Anthonioz (1920-2002), nièce du Général, résistante déportée à Ravensbrück et fondatrice d’ATD Quart Monde, réplique dans Libération, le 19 mai 1999 : « Nous, la famille du Général, ne naviguons pas dans ces eaux troubles. » Le même jour, dans Le Monde, cinquante-trois petits-enfants, petits-neveux et petites-nièces publient une tribune pour dire « non ! ». « NON, Monsieur Charles de Gaulle, candidat Front national aux élections européennes, le nom que vous portez ne vous appartient pas. (…) Nous nous insurgeons contre l’insulte ainsi faite à la vie et à la mémoire de notre grand-père et de notre grand-oncle, et par là même au combat de nos parents pour la France. »


Toutes les branches de la famille sont mobilisées : de Gaulle, Tardif, Cailliau, Gutmann. Même les trois frères de Charles signent le texte. Pierre y compris, malgré sa tentative de nous convaincre, un quart de siècle plus tard, qu’il n’en a rien fait. « J’étais un adolescent », assure celui qui était alors âgé de… 36 ans.



Le fils aîné de Philippe de Gaulle, Charles de Gaulle, député européen, fait campagne au côté du Front national. Ici avec Jean-Marie Le Pen, sur la place de l’Opéra, à Paris, le 1ᵉʳ mai 1999. DENIS CHARLET / AFP

Charles de Gaulle quitte le Parlement européen à la fin de son mandat, en 2004. La force de la claque infligée par ses proches comme celle de l’exposition médiatique le font fuir, depuis, les réunions familiales et les journalistes. L’homme, 75 ans, n’a pas donné suite à nos sollicitations. Il se mure dans l’oubli, n’assistant à aucune cérémonie liée à la mémoire de son grand-père. Plus jeune, déjà, il s’était marié à Londres sans en aviser personne, pas même ses parents. Une manière de conquérir son indépendance, voulaient croire ces derniers.


Le maire de Colombey-les-Deux-Eglises, Pascal Babouot, vingt-deux ans de conseil municipal au compteur, ne l’a vu qu’une fois au village, pour les obsèques de sa mère, Henriette. Aurore Jacquinot, cheffe des guides à la résidence de la Boisserie, toujours propriété des de Gaulle, ne l’a jamais rencontré en vingt ans d’exercice ; elle connaît pourtant le moindre petit-neveu comme s’il était membre de sa propre famille.


Difficile d’imaginer le poids que fait peser un nom aussi illustre. Mesure-t-on, pour un jeune étudiant en droit de 20 ans, la violence que représente le fait de s’appeler Charles de Gaulle en plein Mai-68 ? Les descendants du Général, « célèbres par raccroc », selon l’expression amusée d’un de ses petits-neveux, Rémi de Gaulle, ont souvent été ballottés par la grande histoire. Ceux qui ont grandi dans les années 1960, par exemple, ont eu à subir dans leurs cours d’école les brimades des enfants dont les parents défendaient l’Algérie française. « Avec de Gaulle, dans trois ans, la France sera rouge ! », entendait Hélène de Gaulle, épouse Macé de Lépinay, petite-nièce, parmi ses camarades de Notre-Dame-de-Sion, au cœur de Saint-Germain-des-Prés. « Je ne savais pas ce que ça voulait dire mais ça me faisait pleurer », raconte celle qui a été par la suite élue pendant trois décennies au Conseil de Paris.


L’appétit des politiques

Anne de Laroullière, fille d’Elisabeth de Gaulle et d’Alain de Boissieu, se souvient de son côté que la sœur supérieure de son institution, dans le 7ᵉ arrondissement de la capitale, s’était inquiétée auprès de ses parents du fait que la famille Bastien-Thiry, dont le fils Jean a organisé l’attentat du Petit-Clamart contre le Général de Gaulle, en 1962, ­entendait y scolariser une de ses filles. « Quand mon grand-père est mort, mes professeurs sont venus me voir en pleurant. Je ne comprenais pas », souffle-t-elle. La jeune fille était alors âgée de 11 ans.


Elle garde en mémoire cette foule d’anonymes, à Colombey-les-Deux-Eglises, aperçus à travers la vitre de la voiture ­familiale, assistant les larmes aux yeux et dans le silence le plus complet au cortège funéraire du grand homme. La sexagénaire veille désormais sur la Fondation Anne de Gaulle, créée par ses grands-parents pour venir en aide aux personnes souffrant de handicap mental. Elle siège aussi comme secrétaire générale des familles des compagnons de la Libération.



Le 9 novembre 1971, un an après la mort du Général, Yvonne de Gaulle, ses enfants et petits-enfants se recueillent sur sa tombe, à Colombey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne). KEYSTONE-FRANCE / GAMMA-RAPHO

Le plus souvent, c’est elle qui organise les cousinades chez les de Gaulle. La plus mémorable a rassemblé près de deux cents personnes, en 1999, en marge du spectacle donné par Robert Hossein, De Gaulle, l’homme qui a dit non. Ses cousins Charles, Yves, Jean et Pierre n’étaient pas venus. Ils se mêlent de toute façon rarement à ces rendez-vous. « J’ai peu croisé mes cousins dans ma vie, ils ont été surprotégés du fait d’être les petits-fils du Général, remarque Rémi de Gaulle, 71 ans, longtemps avocat à Aix-en-Provence, aujourd’hui romancier. On n’imagine pas les menaces en tout genre, ni la pression de la presse, toujours à l’affût des scandales. » Ou encore l’appétit des politiques, avides d’accoler un nom célèbre à leur campagne électorale. Dans la famille, la conviction est faite que le patronyme de Gaulle offre, au doigt mouillé, 5 à 10 points de suffrages en plus par rapport à un candidat lambda.


Une maison de famille convoitée

Jean de Gaulle, le troisième de la fratrie, ne dira pas le contraire, ayant mené une longue – et discrète – carrière de député, entre 1986 et 2007. Une fonction offerte sur un plateau par Jacques Chirac, qui l’a néanmoins forcé à quitter sa tranquille circonscription des Deux-Sèvres, en 1993, pour être élu à Paris, dans la mare aux crocodiles de la droite locale. Son grand regret. Jean de Gaulle a quitté la vie publique par la petite porte, en 2011, condamné à trois mois de prison avec sursis dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris. Aujourd’hui âgé de 70 ans, lui non plus n’a pas donné suite à nos sollicitations.



Charles, Yves et Jean, les enfants d’Henriette et Philippe de Gaulle, à la Boisserie, à Colombey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne), en 1958. BRIDGEMAN IMAGES

Comme son frère Yves, l’homme aime passer de temps à autre un week-end dans la résidence familiale de la Boisserie, à Colombey-les-Deux-Eglises. Le minigolf et le terrain de tennis installés en son temps par leur grand-père ne sont plus praticables mais le lieu, ceint d’un parc de 2,5 hectares, reste agréable. En automne, la vigne vierge sur la façade affiche un éclatant rouge orangé. Près de quarante mille personnes visitent chaque année les quelques pièces ouvertes au rez-de-chaussée, dont l’agencement n’a pas changé depuis la mort d’Yvonne de Gaulle, en 1978.


C’est ici que l’homme du 18-Juin a préparé son retour au pouvoir, en 1958. Il y a aussi écrit ses Mémoires et a théâtralisé la réconciliation franco-allemande en recevant le chancelier Konrad Adenauer, en septembre 1958. La conservation de ses livres et photographies, exposés à la lumière du soleil, ne répond pas aux normes en vigueur, soupirent les historiens. En particulier dans le bureau d’angle.


On ne gère pas une maison de famille comme un musée. L’escalier menant à l’étage est barré d’un petit panonceau : « Chambres privées, toujours utilisées par les descendants du général de Gaulle. » Un usage auquel tient Philippe de Gaulle, qui n’a pas voulu se séparer des lieux et reste formellement le propriétaire. Sa femme, Henriette, aimait s’asseoir sur les bancs du parc et discuter avec les visiteurs.


« La Boisserie restera dans la famille »

En 2020, Emmanuel Macron, après une visite de la maison, charge le préfet de Haute-Marne, son ancien conseiller en communication Joseph Zimet, de se pencher sur le devenir de la Boisserie. Cet historien de formation déplore que le site de Colombey-les-Deux-Eglises soit sous-fréquenté. Sa direction est éclatée.


Le conseil départemental de Haute-Marne a la haute main sur le Mémorial Charles de Gaulle, tandis que la Fondation Charles de Gaulle, propriétaire de la monumentale croix de Lorraine, est responsable de la gestion de la Boisserie, sous le regard vigilant – certains disent suspicieux – de la famille. Yves de Gaulle, en particulier, souffre d’avoir été tenu éloigné du conseil d’administration de la fondation, présidée par l’ancien ministre Hervé Gaymard. Telle était la volonté de son grand-père, qui ne souhaitait pas voir ses descendants siéger à la direction de l’institution.



Le général de Gaulle, avec ses petits-enfants Yves et Charles, à la Boisserie, à Colombey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne), en 1954. BRIDGEMAN IMAGES

Le haut fonctionnaire est le seul de sa fratrie à avoir maintenu ses distances avec la politique, même s’il ne cache pas sa préférence pour Emmanuel Macron, à ses yeux « le plus gaulliste, dans l’esprit, des présidents de la Ve République ». Yves de Gaulle s’est imposé comme le représentant plus ou moins officiel de la famille, allant jusqu’à être invité au dîner donné en l’honneur du roi Charles III à Versailles, en septembre. L’héritier porte en permanence sur lui une lettre de son père lui donnant mandat pour gérer l’avenir de la Boisserie. « Il réunira ses frères lorsque je ne serai plus là », a confié un jour Philippe de Gaulle à un vieux compagnon.


C’est à ce titre que Joseph Zimet a reçu Yves de Gaulle, avec son épouse, à la préfecture de Haute-Marne, et a tenté de le convaincre de vendre la résidence, le moment venu, au conseil départemental. L’hypothèse séduit le descendant du Général, mais se heurte au refus de ses frères. De Pierre, en particulier. « La Boisserie restera dans la famille », affirme ce dernier. « La Boisserie n’est pas une maison de famille, mais une maison historique, qui appartient à tous les Français », juge pour sa part Yves.


Tant que leur père est vivant, le statu quo règne. Un mince pouvoir détenu entre les mains de Philippe de Gaulle, homme longtemps déconsidéré. Le centenaire a vécu, raconte-t-il dans ses Mémoires (Bouquins, 2022), « avec l’impression que nous ne sommes jamais, les miens et moi, qu’une pièce parmi d’autres dans le jeu de mon père, et sans avoir rien à dire ». Charles de Gaulle, craignant les accusations de népotisme, a toujours refusé d’introniser son fils dans l’ordre des compagnons de la Libération malgré ses actes de bravoure démontrés pendant la seconde guerre mondiale. Il en serait aujourd’hui le ­dernier représentant.


Olivier Faye


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