Cent ans après sa mort, Proust nous divise. Pour ceux qui ne l’ont pas lu, À la recherche du temps perdu paraît une forteresse intimidante dont on n’ose entamer la visite ; alors on se tient coi et un peu honteux dans son ombre, pressentant comme une menace les changements qu’elle pourrait opérer sur notre être. Mais, pour ceux qui l’ont lu, c’est un océan – pour reprendre le titre de son admirateur Charles Dantzig – où on se plaît à retourner pour mille raisons : parce que l’œuvre est trop vaste pour nos mémoires, parce que Proust se montre souvent aussi drôle à l’écrit qu’à l’oral – une vie de mondanités lui a donné le don pour la comédie sociale, le sens de la réplique qui tue, et, puisqu’il est sensible, la capacité de saisir les douleurs souvent muettes des salons. Parce que Proust, féru de philosophie et d’esthétique, a semé son œuvre de réflexions où l’on peut s’engouffrer des heures – sur notre incapacité à analyser l’amour quand on est amoureux, sur le regard de l’artiste capable de repérer dans la réalité des vérités que lui seul peut voir… Et, bien sûr, parce que personne n’écrit comme lui.
C’est ce style – ou plutôt la réputation qu’on lui a faite – qui, aujourd’hui, retient bien des lecteurs de se lancer dans Proust : on le dit plein de beautés mais compliqué, tissé de phrases interminables… Certes, lire Proust en grammairien, c’est risquer une belle migraine et un beau contresens, qui vous fera dire que Proust écrivait mal puisque ses phrases ne retombent pas toujours sur leurs pieds…
Mais, si vous acceptez de lire La Recherche comme il l’a rédigée – rapidement, dans une lutte contre sa mauvaise santé, puis dans une course contre la mort –, de vous laisser emporter par les vagues de ses propositions et d’ouvrir les yeux grâce à ses métaphores, un autre monde vous attend. Celui-là n’est pas l’œuvre d’un dilettante irrésolu : Proust s’y est investi tout entier, y a tranché sans trembler de complexes questions esthétiques, a consacré bien du temps à en vérifier les détails, et a tiré la leçon des échecs de ses tentatives d’écriture précédentes.
À contre-courant des modes
Ce style est la traduction du rythme de sa pensée, mais ressort aussi de l’invention : Proust a étudié par l’imitation les auteurs qu’il admirait – Flaubert, Balzac et autres – afin de créer sa langue. Cela s’accorde avec son idée selon laquelle l’écrivain et l’être social ne sont pas tout à fait le même homme : Proust fut un mondain lancé, mais son œuvre s’inscrivait à contre-courant des modes – contre la littérature décadente, et pour un nouveau classicisme incarné par Racine, et par un Baudelaire que Proust avait su discerner par-delà les vapeurs de soufre. Par ses réflexions, Proust a changé à la fois la littérature, et le regard que nous portons sur ceux qui s’y sont consacrés avant lui. Il est le grand inventeur de la modernité littéraire, avec Céline, mais aussi l’initiateur d’une nouvelle façon de considérer les arts, la mémoire, le passage du temps…
Dans Contre Sainte-Beuve, Proust nous met garde contre l’analyse biographique : si « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices », interpréter l’œuvre à la seule lumière des événements d’une vie revient à méconnaître l’expérience de l’écriture – où une impression mémorable, expérimentée dans le secret de la sensibilité peut compter davantage qu’un fait biographique majeur. La biographie de Proust note l’importance de son petit frère – le docteur Robert Proust, qui s’illustra par sa bravoure lors de la Première Guerre mondiale.
Le narrateur de La Recherche paraît fils unique, non parce que Proust aurait voulu se venger en éludant son cadet avec lequel il s’entendait bien, mais parce que, ni mondain ni artiste, le docteur Robert Proust n’avait rien à faire dans le roman, nous dit son biographe Jean-Yves Tadié. À la biographie factuelle, Proust opposait une « biographie spirituelle », où il s’agit de recréer « la singulière vie spirituelle d’un écrivain hanté de réalités si spéciales ». C’est avec cette préoccupation au cœur que Jean-Yves Tadié a constitué sa remarquable biographie en deux tomes, parue aux éditions Folio. Celle-ci a servi de bible à la rédaction de cet article.
Cet article a été initialement publié dans Lire Magazine littéraire en décembre 2022. Retrouvez le numéro complet sur la boutique de Lire Magazine littéraire .