Pourquoi Proust est-il le plus talentueux des procrastineurs ?


Longtemps Proust a repoussé le moment de se lancer dans la carrière littéraire qu’il avait réussi à imposer à ses parents circonspects. Mais, une fois son œuvre entamée, il sut mettre à profit cette attente pour écrire, très vite, un roman d’une ampleur inédite, qui changerait à la fois la littérature et la façon dont nous la considérons.




Une soirée au Pré Catelan, par Henri Gervex (1909).
MUSÉE CARNAVALET/CC0 PARI MUSÉEVoir n plein éc


En 1898, c’est en habitué et en voisin que Marcel Proust, 27 ans, fréquente le café Weber, rendez-vous d’artistes et d’écrivains : son appartement du boulevard Malesherbes se trouve à deux pas de la célèbre enseigne. Là-bas, on le reconnaît à sa moustache tombante, à son amabilité envers le personnel, à sa pâleur de noctambule, à son œil piquant partout des détails, toujours en mouvement… « Il demandait une grappe de raisins, un verre d’eau, et déclarait qu’il venait de se lever, qu’il avait la grippe, qu’il s’allait recoucher, que le bruit lui faisait mal, jetait autour de lui des regards inquiets, puis moqueurs, en fin de compte éclatait d’un rire enchanté et restait », témoignera Lucien Daudet dans ses Souvenirs.

Lui, écrivain ? Ses œuvres se résument pour l’instant à des articles de critique d’art parus dans La Revue blanche et à un recueil hétéroclite, Les Plaisirs et les Jours, qui n’a connu aucun succès. Certes, il parle le français comme personne : si vous avez l’heur de lui plaire, il vous entortillera dans des compliments immérités, mais si joliment tournés que vous éprouverez bien de la peine à vous en dépêtrer – ce que ses amis de jeunesse appelaient « proustifier ».

Si vous êtes un garçon jeune et beau, cette affection évoluera peut-être en relation assidue. Prenez garde : bientôt il voudra tout savoir de vous et exigera des pactes, des comptes rendus exhaustifs. Sachez aussi qu’avec lui les amitiés amoureuses excèdent rarement un an et demi. Souvent, il feint de courtiser madame pour mieux approcher monsieur. Il dispense des cadeaux sublimes et adaptés à leur destinataire mais goûte peu d’en recevoir. On le dit très doué, mais affligé d’une indécision qui le pousse à solliciter mille conseils pour n’en suivre aucun – ce tempérament craintif que sa mère appelle ses « timosités ». Et cet asthme qui l’étouffe depuis l’enfance et contrarie son goût des sorties…

Mille raisons d’y retourner

À 27 ans, Proust paraît voué à se disperser dans les mondanités ou à se dissoudre précocement dans sa maladie plutôt qu’à marquer à jamais la littérature. Comment deviner que ce grand procrastinateur saurait se coucher à temps pour écrire, depuis son lit, un roman en sept tomes qui unirait le meilleur de ses impressions et réflexions collectées au cours de sa vie dans une cathédrale de mots, pendant littéraire des cathédrales de pierre que John Ruskin, l’un de ses maîtres, aimait tant ? Comment imaginer que cette existence oisive, sinon oiseuse, trouverait une justification dans les pages ? Car il fallait avoir vécu comme Proust, qui a longtemps repoussé le moment de se lancer dans son immense roman, pour réussir celui-ci. Proust a commencé l’écriture de La Recherche vers 38 ans, mais il l’a préparée des années plus tôt

Marcel Proust est né le 10 juillet à Auteuil. Il est le fils de Jeanne Weil et d’Adrien Proust, professeur agrégé de médecine. | BRIDGEMAN IMAGES



Cent ans après sa mort, Proust nous divise. Pour ceux qui ne l’ont pas lu, À la recherche du temps perdu paraît une forteresse intimidante dont on n’ose entamer la visite ; alors on se tient coi et un peu honteux dans son ombre, pressentant comme une menace les changements qu’elle pourrait opérer sur notre être. Mais, pour ceux qui l’ont lu, c’est un océan – pour reprendre le titre de son admirateur Charles Dantzig – où on se plaît à retourner pour mille raisons : parce que l’œuvre est trop vaste pour nos mémoires, parce que Proust se montre souvent aussi drôle à l’écrit qu’à l’oral – une vie de mondanités lui a donné le don pour la comédie sociale, le sens de la réplique qui tue, et, puisqu’il est sensible, la capacité de saisir les douleurs souvent muettes des salons. Parce que Proust, féru de philosophie et d’esthétique, a semé son œuvre de réflexions où l’on peut s’engouffrer des heures – sur notre incapacité à analyser l’amour quand on est amoureux, sur le regard de l’artiste capable de repérer dans la réalité des vérités que lui seul peut voir… Et, bien sûr, parce que personne n’écrit comme lui.

C’est ce style – ou plutôt la réputation qu’on lui a faite – qui, aujourd’hui, retient bien des lecteurs de se lancer dans Proust : on le dit plein de beautés mais compliqué, tissé de phrases interminables… Certes, lire Proust en grammairien, c’est risquer une belle migraine et un beau contresens, qui vous fera dire que Proust écrivait mal puisque ses phrases ne retombent pas toujours sur leurs pieds…

Mais, si vous acceptez de lire La Recherche comme il l’a rédigée – rapidement, dans une lutte contre sa mauvaise santé, puis dans une course contre la mort –, de vous laisser emporter par les vagues de ses propositions et d’ouvrir les yeux grâce à ses métaphores, un autre monde vous attend. Celui-là n’est pas l’œuvre d’un dilettante irrésolu : Proust s’y est investi tout entier, y a tranché sans trembler de complexes questions esthétiques, a consacré bien du temps à en vérifier les détails, et a tiré la leçon des échecs de ses tentatives d’écriture précédentes.

À contre-courant des modes

Ce style est la traduction du rythme de sa pensée, mais ressort aussi de l’invention : Proust a étudié par l’imitation les auteurs qu’il admirait – Flaubert, Balzac et autres – afin de créer sa langue. Cela s’accorde avec son idée selon laquelle l’écrivain et l’être social ne sont pas tout à fait le même homme : Proust fut un mondain lancé, mais son œuvre s’inscrivait à contre-courant des modes – contre la littérature décadente, et pour un nouveau classicisme incarné par Racine, et par un Baudelaire que Proust avait su discerner par-delà les vapeurs de soufre. Par ses réflexions, Proust a changé à la fois la littérature, et le regard que nous portons sur ceux qui s’y sont consacrés avant lui. Il est le grand inventeur de la modernité littéraire, avec Céline, mais aussi l’initiateur d’une nouvelle façon de considérer les arts, la mémoire, le passage du temps…

Dans Contre Sainte-Beuve, Proust nous met garde contre l’analyse biographique : si « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices », interpréter l’œuvre à la seule lumière des événements d’une vie revient à méconnaître l’expérience de l’écriture – où une impression mémorable, expérimentée dans le secret de la sensibilité peut compter davantage qu’un fait biographique majeur. La biographie de Proust note l’importance de son petit frère – le docteur Robert Proust, qui s’illustra par sa bravoure lors de la Première Guerre mondiale.


Le narrateur de La Recherche paraît fils unique, non parce que Proust aurait voulu se venger en éludant son cadet avec lequel il s’entendait bien, mais parce que, ni mondain ni artiste, le docteur Robert Proust n’avait rien à faire dans le roman, nous dit son biographe Jean-Yves Tadié. À la biographie factuelle, Proust opposait une « biographie spirituelle », où il s’agit de recréer « la singulière vie spirituelle d’un écrivain hanté de réalités si spéciales ». C’est avec cette préoccupation au cœur que Jean-Yves Tadié a constitué sa remarquable biographie en deux tomes, parue aux éditions Folio. Celle-ci a servi de bible à la rédaction de cet article.

Cet article a été initialement publié dans Lire Magazine littéraire en décembre 2022. Retrouvez le numéro complet sur la boutique de Lire Magazine littéraire .

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