ENQUÊTE

 

Ces deux résistants dont la France refuse de rechercher les corps

Le 23 août 1944, les Français Henri Bergia et Francis Tonner ont trouvé la mort dans une attaque allemande à Cannes, lors de la libération de la Provence. Leurs corps, jamais retrouvés, pourraient être dans le Var. Mais la France refuse les exhumations et laisse les familles en plan.

Maxime Fayolle



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Le 23 août 1944, les Français Henri Bergia et Francis Tonner ont trouvé la mort dans une attaque allemande à Cannes, lors de la libération de la Provence. Leurs corps, jamais retrouvés, pourraient être dans le Var. Mais la France refuse les exhumations et laisse les familles en plan.


Cannes (Alpes-Maritimes).– La chaleur terrasse la Provence en cette mi-août 1944. Les premiers soldats américains de l’opération Dragoon viennent d’arriver dans le sud de la France pour le débarquement. L’assaut militaire commence par la mer puis se poursuit dans les airs. Au total, les Alliés mobilisent plus de 500 000 hommes. Ils seront presque 20 000 à perdre la vie. Parmi eux, deux résistants des Forces françaises libres (FFL), Henri Bergia et Francis Tonner.

Le soir du 23 août, ils aident à la progression de parachutistes américains depuis Mandelieu-la-Napoule (Alpes-Maritimes), près de Cannes, à travers la vallée de la Siagne. Dans la soirée, alors que les Alliés sont au niveau du pont de Saint-Cassien, sur la RN 7, les Allemands bombardent leur position. Dix parachutistes américains du 463e bataillon d’artillerie et du 509e bataillon d’infanterie parachutiste meurent sur le coup.

Auprès d’eux, quatre résistants français qui leur servaient d’éclaireurs : Henri Bergia et Francis Tonner, mais aussi Jules Goyet et Janvier Passero. Tous les quatre seront reconnus « morts pour la France ». Bergia et Tonner obtiendront même après la guerre la médaille de la Libération à titre posthume.

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Francis Tonner (à gauche) et Henri Bergia (à droite).

Après l’attaque, les Américains arrivent les premiers sur place pour récupérer les dépouilles de leurs soldats. Frappés par un obus, de nombreux corps sont déchiquetés, arrachés. Ceux de Bergia et Tonner manquent à l’appel. « On m’a toujours dit que seuls certains petits morceaux avaient été retrouvés », se remémore Régine Bergia, fille d’Henri. En effet, sur place, on découvre la main gauche de son père, « avec son alliance de mariage, la même que celle que portait ma mère », précise-t-elle.

Quant à Francis Tonner, c’est l’une de ses jambes avec ses papiers d’identité dans la poche arrière de son pantalon qui est restituée à la famille par un paysan. Pour le reste, on leur a fait comprendre que « les corps avaient éclaté après l’impact et qu’il ne restait plus rien d’eux », explique Françoise Tonner, nièce de Francis. Pour les familles, l’histoire s’arrête là. Des deux résistants ne restent que des stèles commémoratives, le nom d’une avenue et celui d’une place à Cannes pour honorer leur mémoire.

Sur la piste de Francis Tonner

C’est un passionné d’histoire, Jean-Loup Gassend, qui revient sur leur disparition en 2012. Il a déjà identifié des soldats de la Seconde Guerre mondiale dans les Alpes-Maritimes. Pour lui, qui est également médecin légiste dans le civil, la théorie des corps pulvérisés et qui disparaissent ne tient pas. « Peu importe le choc de l’explosion, un corps n’est jamais désintégré totalement. » Pour tenter de les retrouver, le chercheur s’interroge sur ce que sont devenus les autres corps présents lors de l’explosion. « Les archives américaines nous apprennent que les parachutistes tués ont été emmenés au cimetière de Draguignan et enterrés le 25 août 1944. »

À cette date, les États-Unis viennent d’ouvrir un cimetière militaire dans la commune varoise. Dans l’urgence, les Américains ont-ils également emmené les corps des résistants français ? Pour répondre à cette question, Jean-Loup Gassend fouille le passé des compères de Bergia et Tonner, morts eux aussi à Saint-Cassien ce jour-là. Il retrouve les actes de décès de Janvier Passero et Jules Goyet. « Ils sont établis à Draguignan, alors que tous deux sont morts à Cannes. Cela veut bien dire que leurs corps ont été transportés. D’ailleurs, c’est écrit très clairement sur l’acte de décès de Goyet : “corps trouvé dans les environs de Cannes et remis [à la France] par l’hôpital américain”. »

Passero et Goyet reposent au cimetière civil de Draguignan, enterrés le 25 août 1944. Tout près d’eux, dans le carré militaire, à l’emplacement 43, un troisième corps est enterré le même jour sous l’étiquette « inconnu »« Dans la précipitation, les Américains ont probablement emmené de nombreux corps depuis Saint-Cassien, suppose Jean-Loup Gassend. Lorsqu’ils ont vu que certains corps ne correspondaient pas à des parachutistes de chez eux, ils ont remis ces corps aux Français. Mais si on a pu identifier Goyet et Passero, il était impossible d’en faire de même pour Francis Tonner. Rappelons que ses papiers d’identité sont restés sur le lieu de l’explosion avec sa jambe. »

Personne ne viendra troubler le repos du corps de la tombe 43 jusqu’en 1964. Cette année-là se terminent les travaux de la nécropole nationale de Boulouris, à 40 km de Draguignan. Un lieu de mémoire principalement dédié aux soldats de l’armée B, menée par le général de Lattre de Tassigny lors du débarquement provençal, en grande majorité des soldats venus d’Afrique. À Boulouris, 464 corps sont regroupés, exhumés des cimetières voisins. Parmi eux, le corps inconnu de l’emplacement 43 du cimetière de Draguignan.

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Le plan du carré militaire du cimetière de Draguignan. Le corps inconnu enterré le 25 août 1944 a été exhumé, comme l’explique la mention « départ du corps le 24 mars 1964 Boulouris ». © Jean-Loup Gassend

Cette nécropole est aujourd’hui gérée par l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG). « J’ai tenté de leur demander le procès-verbal de l’exhumation de 1964 pour cette tombe. On m’a répondu que les archives étaient attaquées par des insectes et que ce n’était pas possible avant plusieurs mois », déplore Jean-Loup Gassend.

Une malédiction semble frapper ces archives car, après les insectes fin 2021, c’est une cyberattaque subie en fin d’année dernière qui va empêcher l’ONACVG de fournir le document demandé. Une obstruction qui empêche les familles de se rapprocher de la vérité. « Si on apprenait qu’il manque une jambe sur ce corps enterré, ce serait un indice fort qu’il s’agit de Francis Tonner », s’enthousiasme l’historien. Malgré nos demandes répétées, l’ONACVG, qui dépend du ministère des armées, n’a pas souhaité répondre à nos questions, ni fournir ce procès-verbal.

Henri Bergia et l’imbroglio américain

S’il est donc probable que Francis Tonner a été emmené à Draguignan par les Américains, Henri Bergia reste introuvable.

C’est Philippe Castellano, un autre historien local, qui va venir en aide à Jean-Loup Gassend. Il travaille à l’identification de soldats américains morts lors de la chute d’un bombardier à Cannes en mai 1944. « Je me rends aux archives du cimetière de Cannes et je vois que les Américains sont venus exhumer un soldat inconnu en avril 1945. Et celui-ci était mort le 24 août 1944. » Le jour du drame de Saint-Cassien. L’anecdote intrigue son collègue, Jean-Loup Gassend. « J’ai vérifié soldat par soldat et, à ma connaissance, il n’y a pas eu d’Américain enterré ou porté disparu à Cannes. » 

Les Français se seraient-ils trompés en enterrant cet homme inconnu comme soldat américain ? C’est probable, selon l’historien, qui explique la confusion de l’époque : « Quelques jours après le bombardement, les Américains cherchaient encore un dernier parachutiste. Les Français, en quête de leurs résistants, ont dû trouver un corps mais ils n’ont pas su l’identifier. Ils ont dû en conclure qu’il s’agissait de l’Américain manquant et il a été enterré comme Américain inconnu à Cannes. »

En avril 1945, la fin de la guerre approche et la France demande aux États-Unis de récupérer ce soldat inconnu. Les Américains acceptent et vont procéder à l’exhumation du corps avec minutie. Une étude complète est réalisée mais, à son terme, ils ne parviennent pas à identifier ce soldat comme l’un des leurs.

Plusieurs détails vont même les faire douter. À commencer par les habits de cet homme. Les autorités remarquent que ce prétendu soldat ne porte aucun habit de G.I., ni aucune plaque militaire. Son vêtement est d’ailleurs considéré comme une chemise de couleur bleu-gris et de type « civil ».

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Extrait du dossier d’exhumation américain. © Document Mediapart
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Extrait du dossier d’exhumation américain. © Document Mediapart

L’étude anatomique ne les éclaire pas davantage. Le corps est très abîmé. Il est criblé d’éclats d’obus. La tête a été arrachée et des membres sont manquants. Parmi eux, la main gauche. Un détail que les Américains de 1945 ne savent pas interpréter mais qui fait tilt chez Jean-Loup Gassend : « J’ai tout de suite fait le rapprochement avec Henri Bergia, dont la main avec l’alliance avait été retrouvée sur les lieux du bombardement. Cet inconnu américain est très probablement ce résistant français que l’on cherche. »

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Dans le dossier d’exhumation, l’étude anatomique relève que plusieurs parties du corps sont manquantes. © Document Mediapart

Les Américains vont malgré tout conserver ce corps qui ne ressemble pourtant pas à un des leurs. Il repose aujourd’hui au cimetière militaire de Draguignan comme soldat inconnu, sous la mention X-77.

Les Américains veulent exhumer, la France refuse

Après ses recherches, Jean-Loup Gassend contacte les familles des résistants. « J’avais abandonné l’idée qu’on puisse retrouver la trace de mon père, explique Régine Bergia. Le travail de M. Gassend nous a redonné espoir et c’est à ce moment qu’on a lancé les procédures. » Des dizaines de courriers sont envoyés à la mairie de Draguignan, au parquet, au ministère des armées dont dépendent les anciens combattants. « À chaque fois, on nous a baladés », déplore la fille du résistant.

Il faut dire que dans son cas, la procédure est complexe. Le corps X-77 est enterré au cimetière américain de Draguignan, un territoire concédé par la France aux États-Unis. Les familles prennent donc l’attache avec le Department of Defense américain et avec son antenne dédiée aux anciens combattants et disparus de guerre, la DPAA. « J’ai beaucoup travaillé avec les Américains dans le cadre d’autres recherches sur la Seconde Guerre mondiale, explique Jean-Loup Gassend. J’avais confiance car ils réagissent vite et font les recherches qui s’imposent. »

Les États-Unis prennent en effet le dossier très au sérieux. En juin 2020, la DPAA écrit au maire de Draguignan. Et le message est clair : « Au vu des recherches de M. Gassend, confirmées par les historiens de la DPAA, il est fort probable que les restes de X-77 sont ceux d’un membre de la Résistance française. »

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La croix correspondant au soldat inconnu X-77 au cimetière américain de Draguignan. © Françoise Tonner

Problème : s’il s’agit bel et bien d’Henri Bergia, ressortissant français, le gouvernement français a son mot à dire. « Pour obtenir l’exhumation du corps X-77, la DPAA estime que la demande officielle doit venir du gouvernement français », précise le courrier de 2020. Le sujet prend alors une tournure diplomatique. Les mois passent et le ministère des armées ne répond pas. Les Américains vont alors tenter d’accélérer la manœuvre. En novembre 2021, ils écrivent directement aux familles pour demander un échantillon ADN afin de faciliter d’éventuelles comparaisons biologiques.

Le coup de pression fonctionne à moitié. Dix jours plus tard, le ministère envoie enfin une réponse aux familles. Dans ce courrier qu’elles attendent depuis plus de quatre ans, la France refuse officiellement l’exhumation de X-77 (Bergia) mais aussi celle du corps enterré à la nécropole de Boulouris (Tonner). Pour la France, les éléments de preuve apportés sont insuffisants.

Le ministère ajoute qu’il serait « inopportun de remettre en cause les recherches d’identification effectuées en 1944 par une exhumation qui constituerait une violation de sépulture ». L’argument ne convainc pas Jean-Loup Gassend : « En 1944, les morts se comptaient par centaines chaque jour, il n’y avait aucune recherche d’identification poussée. De plus, les deux corps ont déjà été exhumés au moins une fois chacun dans le passé. Jamais le problème de la violation de sépulture ne s’est posé. »

Autre problème pour la France, le risque d’échec d’une comparaison ADN : « Le défaut de fiabilité des analyses génétiques sur des restes mortels que le temps a détériorés ne permettrait pas de garantir des résultats », précise le courrier. La phrase fait bondir Jean-Loup Gassend, par ailleurs médecin légiste : « On réalise des analyses ADN probantes sur des corps décédés bien avant 1944. Les Américains, les Australiens et même les Allemands y parviennent. Pourquoi la France refuse ce travail qui est important pour le deuil des familles ? »

J’ai 82 ans, mon papa est mort quand j’avais 3 ans et demi. J’ai envie de pouvoir ramener son corps à Mougins, là où il est né.

Régine Bergia

Si l’analyse ADN n’est jamais garantie à 100 % pour les soldats décédés lors de la Seconde Guerre mondiale, « la littérature scientifique montre que des résultats fiables sont obtenus dans la majorité des cas », conclut une étude du centre universitaire de médecine légale de Lausanne demandée par les familles. Celle-ci cite des chiffres allant jusqu’à 87 % de résultats positifs lors de l’identification de soldats australiens morts pendant ce conflit.

Le refus français étonne de l’autre côté de l’Atlantique. Au sein de la DPAA, on se voulait pourtant confiant avant la réponse du ministère. L’exhumation aurait même été inscrite à l’agenda pour l’été 2022 et finalement remise dans les cartons. Depuis, les Américains ne communiquent plus sur le sujet. Une source qui a travaillé sur le dossier explique que les États-Unis n’ont pas voulu entrer en conflit avec la France en exhumant le corps malgré tout.

Les familles ont envisagé un temps de porter plainte contre l’État pour obtenir gain de cause, avant de renoncer. « À quoi bon ?, résume Régine Bergia. Visiblement, ça n’intéresse pas la France de rendre hommage à ses résistants. On proposait pourtant de prendre en charge tous les frais liés aux exhumations. Tout ce qu’on veut, c’est vérifier ces hypothèses. J’ai 82 ans, mon papa est mort quand j’avais 3 ans et demi. J’ai envie de pouvoir ramener son corps à Mougins, là où il est né, je veux qu’il repose sur sa terre. » Les familles ont surtout l’impression d’être abandonnées par la France, pour laquelle leurs proches ont donné leur vie : « La devise de la médaille de la Libération qu’Henri Bergia et Francis Tonner ont obtenue à titre posthume est “La Patrie n’oubliera pas”. Ce gouvernement nous prouve le contraire », conclut Françoise Tonner.

Maxime Fayolle

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