Vivian Maier, féministe intersectionnelle avant l’heure ? Yasmine Youssi |
LA DAME AU ROLLEIFLEXDès les années 1950, la photographe met en valeur les femmes qu’elle croise, mais aussi les Afro-Américains et, plus tard, les Amérindiens. Son militantisme, et ses combats très modernes, se déploie également dans sa vie.Six mois rien qu’à elle. À parcourir la planète, d’Asie en Europe, en passant par l’Afrique. Avec des escales aux Philippines, au Yémen, en Inde, en Égypte et l’Italie pour destination finale. En cette année 1959, moins de 1 % de la population mondiale voyage d’un pays à un autre pour le plaisir. Qu’importe, Vivian Maier a décidé de s’offrir un tour du monde en paquebot, au départ de Los Angeles. Elle a demandé un congé sabbatique aux parents des trois garçons Ginsburg, dont elle s’occupe depuis trois ans. À elle l’aventure ! « Si les hommes le font, pourquoi pas les femmes », l’entend-on dire. « Les Ginsburg ont toujours vu en elle une ardente féministe », confie Ann Marks, sa biographe. Les hommes ? Elle a grandi avec l’idée qu’elle ne pouvait pas compter sur eux. Sa grand-mère adorée, Eugénie Jaussaud, avait dû quitter ses Hautes-Alpes natales pour l’Amérique, laissant derrière elle sa fillette de 4 ans – Marie –, conçue avec le garçon de ferme de ses parents qui avait refusé de l’épouser. Lorsque celle-ci put enfin la rejoindre aux États-Unis, elle épousa le père de Vivian, un être abject, alcoolique et violent dont elle se sépara alors que la petite avait 1 an. « Il est fort probable que sa mère lui ait transmis une vision négative, voire une peur des hommes. » Au fil des ans, elle refusera d’ailleurs tout contact physique avec eux... Les femmes et leur causeVivian Maier a donc, très tôt, compris qu’il lui fallait se débrouiller seule. Abandonnée par son père, mal-aimée par sa mère atteinte de maladie mentale, elle ne manque pourtant pas d’assurance. Peut-il en être autrement ? « Sa confiance en elle était nécessaire à sa survie. » Dès l’âge de 17 ans, elle se fait embaucher par la Madame Alexander Doll Company, dont les poupées richement vêtues et chapeautées font le bonheur des petites Américaines. Chargée de confectionner leurs robes, elle y apprend à coudre, s’initie à la mode. Elle en garde surtout une passion pour les beaux vêtements, qui la rendra, tout au long de son existence, intransigeante sur le style et la qualité de ceux qu’elle achète : pas de pantalons mais de merveilleux manteaux de la marque London Fog, des tailleurs en tweed acquis auprès des plus grandes enseignes comme Saks Fifth Avenue à New York, des pulls en cachemire, des robes seyantes mais qui tombent toujours au-dessous du genoux. Sans oublier ses chemisiers siglés Liberty of London. Elle ne cherche pas à plaire pour autant, se tartinant le visage de vaseline en guise de crème de jour, se lavant les cheveux avec du vinaigre − ce qui en rebute plus d’un. Cette élégance vestimentaire à laquelle elle tient tant, elle la traque aussi dans ses photos de femmes de tous âges. On ne compte plus les portraits de dames distinguées quelle que soit la classe sociale à laquelle elles appartiennent, de beautés cachées derrière une voilette, les gros plans sur des coiffures sophistiquées dans les années 1950. Mais pas seulement. En témoigne cette image saisie au coin d’une rue de Chicago une décennie plus tard, figurant deux couples. L’un avance tranquillement, refusant de voir l’homme qui coince de tout son corps une femme contre un mur pour ne pas qu’elle lui échappe. « Le féminisme apparaît clairement dans son œuvre, très focalisée sur les femmes », reconnaît Ann Marks. Et plus encore à partir des années 1960-1970, qui la voient couvrir leurs marches, militer pour l’avortement et la contraception, traquer les graffitis qui fleurissent à Chicago. Comme ce tag sur une boîte aux lettres annonçant que « les hommes doivent changer ou mourir ». Regard sur la communauté noireSi Vivian Maier est très au fait de la situation des femmes de son temps, elle a surtout la conscience aigüe d’un monde dominé par l’homme blanc. Rentrée de France en 1951, après y avoir passé un année à apprendre la photographie, elle décroche un premier poste de gouvernante au sein d’une riche famille de la côte Est des États-Unis, qui a pris ses quartiers d’été dans la très chic station balnéaire de Southampton. Les fillettes posent pour elle sur le gazon, en robe blanche et nœud dans les cheveux. Mais la jeune photographe demande aussi aux enfants des domestiques vêtus de maillots de fortune de faire de même, et leur porte la même attention qu’aux demoiselles dont s’occupe. Elle profite également d’une journée de congé pour aller à la rencontre des Indiens de la tribu Shinnecock, installés depuis la nuit des temps à quelques encablures de la demeure estivale de ses patrons. Elle a 25 ans, et déjà une idée précise des combats à mener. Ces premières photos en amènent beaucoup d’autres. Celle d’un petit cireur noir aux prises avec un client de son âge passablement excédé en dit long sur la condition de chacun. À l’opposé, ce couple mixte de Chicago pris dans une discussion qui semble passionnante, en oublie le monde autour de lui. L’utilisation de la couleur rend le fossé entre les communautés plus criant encore. Sur une image de 1959, deux visages de femmes noires légèrement flous fixent le spectateur comme si elles n’osaient rejoindre le trottoir d’en face où attendent une brochette d’hommes blancs en costume. « Vivian Maier ne s’est jamais considérée comme une exclue, mais elle a activement tendu la main à ceux qui l’étaient. Dès qu’elle a pris un appareil, elle a photographié des Afro-américains de tous âges et de toutes classes, y compris des personnes exerçant des professions libérales ou entretenant avec les Blancs des relations cordiales. Beaucoup de ces photos ont été prises plus de dix ans avant l’apparition du mouvement des droits civiques, ce qui était rare. » Un vie de militanteSurtout, la photographe ne s’est pas contentée de s’exprimer à travers ses images. Elle est devenue une membre active de l’American Indian Center de Chicago, organisant même ses vacances en fonction des tribus qu’elle pouvait rencontrer, dénonçant de discussions en réunions l’injustice faite aux Amérindiens, dont les droits ne seront réellement reconnus qu’à la fin des années 1960. Idem pour ce qui est des Afro-américains. Elle ne manque aucune des conférences de l’Africa International House de Chicago, soutient activement les droits civiques et participe à l’Operation Push (People United to Save Humanity), mouvement lancé par le révérend Jesse Jackson en 1971 pour sensibiliser sa communauté au contrôle des naissance et au droit à l’avortement. Existe-t-il de trajectoire plus improbable que celle de Vivian Maier ? De parcours de vie plus libre ? Pas si sûr. Voilà peut-être pourquoi le public s’est enflammé si vite pour ses photos, avant même de connaître son histoire. Décelant dans les images de cette autodidacte borderline une envie folle d’offrir aux plus fragiles tout ce dont elle a été privée. C’est là son héritage. Que va-t-il devenir ? La bataille s’annonce rude. À suivre, cinquième et dernier volet de notre série : une inextricable affaire de droits d’auteur. ► Lire les autres épisodes de la série À lire |