Un des plus modernes et récents dessins de Sempé raconte avec panache, drôlerie et gravité, notre monde contemporain. Et l'un de ceux déserté de toute présence humaine, ce qui demeure assez rare (mais non exceptionnel) chez le dessinateur.
Un seul qui dessine presque... Tout. La mondialisation en un seul petit espace en lequel viennent se concentrer tous les paradoxes d'une humanité prétendument mais désespérément moderne. On y voit une maison de taille modeste, sans grande particularité originale. Isolée, cernée par un paysage de campagne lui aussi assez indifférent et cadrée de trois-quarts. Exposé dans un virage, l'enclos qui la ceint paraît comme souvent, dérisoire: quelle intimité protège-t-il vraiment? Mais l'oeil est vite attiré par le mur le plus visible de la maison, lequel est recouvert par diverses publicités peintes ou réclamées par une affiche - on voit encore souvent, dans certains villages, la trace ternie de ces stigmates d'un temps ancien - Et le coup de génie de Sempé est bel et bien cette trouvaille qui consiste à faire se chevaucher et coïncider les trois dernières lettres du nom de la marque d'un célèbre apéritif liquoreux avec celles des trois dernières du mot "InterNET".
Tout est dit ! en peu de choses mais agencées de telle sorte que la grande malice de Sempé torpille totalement la prétention de la plus récente invention dans le domaine des communications soi disant mondiales. Le fameux mur et le dessin montrent avec un humour bravache qu'eux aussi, à leur manière, savent atomiser l'espace-temps: la superposition de traces du passé et la clameur du plus récent annonceur universel (Internet) s'offrent comme une revanche qui, loin d'être héroïque cependant, affirme que le Réel sera toujours bien plus subtil et complexe que n'importe quel intrus voulant s'y substituer.
Il n'en ressort pas moins que le dessin fait aussi frémir. Métonymie de la solitude (rehaussée par la présence, sur le toit de la maison, d'une parabole en lieu et place de l'ancienne antenne classique permettant la télé-diffusion) aussi bien urbaine que rurale, l'oeuvre pourtant n'assène rien de façon péremptoire mais se laisse apprivoiser par le lavis discret de l'aquarelle, la pâleur des teintes et la place généreuse laissée aux blancs. La perspective choisie, elle, nous permet d'accéder au "dessin" par le bas, comme si l'on y montait en promenade. Astuce certainement non hasardeuse puisque, à l'opposé, en haut, se bredouillent les flous vaporeux d'incertains nuages: la promesse d'accéder à un éventuel Nirvana grâce à un déréglement des sens éventuellement produit par un alcool ou Internet semble fortement compromise...
Comment se résoudre à finir ce Salut à Sempé, enfin, sans rappeler qu'il fut aussi chanté superbement par une autre artiste aux approches et talents confraternels ? Tout comme le dessinateur, la musicienne-auteur-interprète Anne Sylvestre, en 1985, dans son album "Écrire pour ne pas mourir" a su traduire tous les pouvoirs d'attraction, d'éloquences poétique et réaliste recelés par l'ex-disciple assumé puis affranchi de son homologue roumain Saul Steinberg. Et en lequel elle se reconnaissait dans ce patient mais fructueux travail artistique qui consistait à savoir rendre compte simultanément, de l'universel par le particulier, de la vacuité des choses ou événements par l'importance qu'on leur accorde, du provisoire et de... l'éternité.
Nul doute que dans ce dernier espace-temps éventuel, ces deux-là, raccordés, trouveront encore de quoi deviser, ensemble, sur l'irrésolution des passions humaines...