dimanche 12 mars 2023

MUSIQUE

 

Maria João Pires : Beethoven en ascèse spirituelle

Le 5 mars 2023, c'est un Beethoven tout en transcendance et en grâce qu'a donné Maria João Pires dans l'un des concerts à jamais inoubliables pour tous ceux qui y ont assisté. À 78 ans, la pianiste portugaise, qui devait arrêter la scène il y a quelques années de cela, incarne aujourd'hui, la grandeur du service humble de la musique. Pour saluer cette immense musicienne.


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Il est de ces concerts qui, au moment même leur déroulement et a fortiori après leur avènement, vous marquent à un tel point que décidément, il n’est pas question de les comparer à ce qu’on peut soi-même considérer comme de « grands concerts ». Car décidément, non, ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans ce cas. Ni moment agréable, ni occasion d’apprécier une œuvre déjà connue selon un angle particulier ou d’apprécier tel ou telle interprète : ce type d’événement est unique en soi et incomparable pour plusieurs raisons. Et déjà, disons-le, parce qu’il s’agit d’un moment absolument unique qui ne reviendra plus, ni pour le musicien ni pour le public, paradoxalement quand le musicien en question s’est distingué par une discographie de qualité où on pourra retrouver l’œuvre donnée au concert – car en ce moment unique, on sent bien que quelques chose d’irremplaçable s’est produit. Ensuite, parce que quelque chose d’une substance difficilement définissable s’est transmise simplement et fortement en ce moment précis, qu’on a vécu avec quelques privilégiés, qui avaient eu eux aussi la bonne idée de ne pas rater le rendez-vous. Enfin, parce que même à leur corps défendant parfois, le jeu de certains interprètes contient certains aspects qui leur sont définitoires et qui apparaissent de manière souvent plus impressionnante sur scène qu’à la faveur des enregistrements studios. Et je dis bien à leur corps défendant car à l’exemple de cette immense pianiste dont je vais parler, certains musiciens mettent l’enregistrement studio au-dessus du concert. Et pourtant…

J’ai toujours associé le nom de Maria João Pires à ses enregistrements qu’on dit déjà mythiques à juste titre (et que je vénère depuis longtemps déjà), des Concertos et Sonates de Mozart, des Sonates et Impromptus de Schubert, des Valses et Préludes de Chopin ou encore de ses enregistrements de musique de chambre avec Augustin Dumay. Je dois avouer que je connaissais mal ses Beethoven, je ne sais par quelle négligence impardonnable. Et pourtant dès ses premiers enregistrements pour Erato dans les années soixante-dix, certaines des « grandes » sonates étaient déjà là, la Clair de Lune, la Pathétique, l’Appassionata.

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Une approche qui m’apparaît aujourd’hui indispensable, pour y être plus attentif après l’événement exceptionnel auquel j’ai assisté dimanche dernier à la Philharmonie de Paris : le récital donné par Maria João Pires avec la Sonate pour piano N° 8 en ut mineur op. 13 « Pathétique » de Beethoven, les Scènes d’enfants op. 15 et l’Arabesque op. 18 de Schumann et la Sonate pour piano N° 31 en la bémol majeur op. 110 de Beethoven.

Difficile de parler d’une expérience justement aussi délicate à expliquer que cette substance du Beethoven de Maria João Pires, en un concert qui relève surtout de l’expérience à laquelle invite constamment l’approche musicale de cette pianiste de génie, à savoir une sorte de recueillement de chaque instant, et pour le dire plus précisément, une ascèse spirituelle. Évoquer une fois encore la figure parfois galvaudée du « service de la musique » à l’endroit de son jeu n’est pas un leurre, quand on traduit cet idéal-là selon les désinences de cette ascèse où est transmis sans le moindre effet de grandiloquence, cet aspect d’élévation méditative qui peut demeurer un but inatteignable pour beaucoup de pianistes. Dans le cas de Maria João Pires, cela a toujours été de l’ordre d’une recherche de la quintessence de l’art, là où – pour reprendre ses mots – « l’œuvre s’ouvre, pour laisser place à la source de toute musique ».

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Et il faut s’empresser de le dire : cette approche tout en épure, rétive à l’artifice de tempo ou d’accentuation, cette science encore de la nuance et de la pédale, d’un toucher mystérieusement infini dans sa palette de gradations, ce phrasé que d’aucuns diront « poétique » quand il fore dans l’émotion pure – toutes ces qualités donc, sont les fleurons des beethovéniens les plus chevronnés, les plus essentiels et dont les enregistrements resteront dans l’histoire. Et on n'oublie pas que parmi les grands concours remportés par la pianiste, il y eut aussi le concours Beethoven organisé lors du bicentenaire, en 1970. Revenir aux premiers enregistrements de ces sonates par la pianiste portugaise, pour Erato en 1977, permet aujourd’hui de mesurer une continuité de la juste énonciation, qui pourtant a évolué encore dans la profondeur méditative.

           Quand elle aborde d’entrée de jeu la Pathétique, on note ce ralentissement des tempi par rapport à l’enregistrement de 1977, avec le même phrasé reconnaissable entre tous et qui agence les notes comme en une narration intranquille, une estampe tremblée où les détails s’agglomèrent avec un naturel désarmant. Les accents de robustesse révoltée de l’Allegro initial vous racontent un cheminement à la fois escarpé et résolu, sans que jamais la posture ne l’emporte sur le récit vrai. La confession nous est confiée comme par un don avec l’Andante cantabile, si célèbre et qui pourtant vous est livré ici comme si vous le découvrez pour la toute première fois.

Maria João Pires plays Adagio Cantabile from Beethoven 'Pathétique' Sonata © allemande

Les musiciens de cette génération, parmi les monstres sacrés de la musique aux XXe et XXIe siècles sont des résistants. Maria João Pires, Daniel Barenboim, Martha Argerich sont aujourd’hui octogénaires (ou presque pour Maria João Pires, bientôt 79 ans) et prolongent leur art sur scène, en sacerdoce qu’ils n’ont jamais cessé d’exercer et comme raison d’exister et d’habiter le temps.

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Maria João Pires, Daniel Barenboim et Martha Argerich photographiés au Festival de Pâques d'Aix-en-Povence en 2021.
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D’entrée de jeu, le public est prévenu par une annonce avant le concert, que Maria João Pires a fait voilà quelques semaines une chute qui handicape sa marche, un problème de hanche qui la fait claudiquer et qui avait déjà conduit au report de ce concert. Ceux qui ne l’avaient pas revue récemment découvrent cette petite dame qui, comme à l’accoutumée, semble plutôt gênée par les applaudissements : elle est l’incarnation de l’humilité et manifestement, la taille de la pianiste a diminué. Au bord de son tabouret, elle crée un monde en posant les mains sur le clavier, et c’est celui de Beethoven – nous voilà à Vienne vers 1799. Ce « premier Beethoven », qui éclot tout armé déjà de ses leçons de contrepoint et de composition auprès d’un certain Haydn, est ici présenté à la faveur de son univers saillant. Après cette « Pathétique » à la fois profonde et lumineuse dans sa tonalité de do mineur, donnée en début de concert contrairement au programme prévu, les applaudissements sont vifs, les remerciements et les acclamations témoignent d’une affection du public français qui ne s’est jamais démentie tout au long de la carrière de Maria João Pires, marquée par quelques éclipses.

 Les Scènes d’enfants et l’Arabesque de Schumann semblent ménager une transition entre les deux massifs beethovéniens. Rarement les Kinderszenen auront été données avec une telle douceur, une telle pureté diaphane où tout résolument est mâtiné d’une lumière première. Henry Barraud, le distingué mozartien, disait que « l’art de l’enfance n’est pas l’enfance de l’art », et on devine la maîtrise considérable qu’il faut pour donner le naturel d’enfance de ces scènes ciselées de velours et de satin sous les doigts d’une pianiste qui a la sincérité pour seul idiome.

Schumann - Kinderszenen, Op. 15 (Maria João Pires) © MrPalika123

           Maria João Pires considère aujourd’hui que son premier enregistrement de l’opus 110 de Beethoven qu’elle avait réalisé pour Erato en même temps que ses autres premiers enregistrement beethovéniens, n’était qu’une esquisse. Elle confiait son approche des deux dernières sonates, opus 110 et opus 111 à Alain Lompech en 2021 : « Elles ont été écrites en même temps et expriment la même chose dans des langages différents. Un des langages dans la Sonate op. 110 est d’une grande douceur, d’une grande acceptation du destin… » C’est sans doute ici que s’affirme encore davantage ce chant de haute spiritualité qui caractérise l’approche de Beethoven par la pianiste. On est très haut, suspendus à un fil invisible et pourtant tangible, jusque dans cette fugue finale éminemment déstructurée (Allegro ma non troppo), dont la science ne tient plus justement dans son intelligence précisément structurelle, mais dans autre chose d’indéfinissable. Chez bien d’autres pianistes, l’insistance mise sur la construction de cet édifice tire la lecture vers la subversion de la forme fuguée, et il ne peut pas en être autrement dans un certain sens. Mais d’autres, pensons surtout à Wilhelm Kempff, font de cette subversion une toile de fond, pour que cette « autre chose »  justement s’y développe, comme sur un terreau favorable. Et Maria João Pires, éminemment, est de ceux-là. Car ce dernier Beethoven, qui est métaphysique au sens plein du terme, dans le registre de sa pensée et dans son art, est compositeur de la transcendance. Maria João Pires dans cet avant-dernier opus d’un massif de sonates qu’Hans von Bülow avait nommé le « Nouveau Testament de la musique », mène l’auditeur (et le spectateur de son intériorité) sur les chemins d’une grâce supérieure, qui n’a plus rien à voir avec l’élégance ou le charme : c’est la grâce même d’un nouvel espace qui, s’il n’est pas seulement religieux, a tout à voir avec le sens du sacré. Même dans l’immanence de ce qu’on entend comme un dévoilement toujours empreint de naturel, le sacré est bien là, et l’héritage de Wilhelm Kempff (celui qui comprit plus que tout autre le jeu de la pianiste qu’il conseilla à ses débuts) se confirme ici, dans la sensibilité et dans l’élévation du ton.

Piano Sonata No. 31 in A-Flat Major, Op. 110: I. Moderato cantabile molto espressivo © Maria João Pires - Topic
Piano Sonata No. 31 in A-Flat Major, Op. 110: II. Allegro molto © Maria João Pires - Topic
Piano Sonata No. 31 in A-Flat Major, Op. 110: III. Adagio ma non troppo - Fuga. Allegro ma non... © Maria João Pires - Topic

 Alors oui, le public privilégié de la Philharmonie l’a bien compris le 5 mars dernier, lui qui fit autant de rappels, debout et fervent, que ne pouvait le supporter la pianiste encore convalescente : Maria João Pires, fidèle à sa discrétion légendaire aujourd’hui rehaussée par toutes ses activités mises au service de la transmission et de la pédagogie, incarne par excellence l’honneur de la musique.


BILLET DE BLOG 11 MARS 2023

Loïc Céry
Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) et du pôle numérique à l'Institut du Tout-Monde, Directeur des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com



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 Référence indispensable : le grand entretien en 5 parties accordé par Maria João Pires à France Musique en 2019 (1ère partie ; 2e partie ; 3e partie ; 4e partie ; 5e partie).


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