Le musée d’Orsay dévoile ce mardi une exposition inédite réunissant les œuvres d’Édouard Manet et Edgar Degas. Et revient sur l’amitié tourmentée entre ces deux artistes qui ont chacun révolutionné la peinture dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle.
Un jour, dans un accès de colère, Édouard Manet (1832-1883) a coupé sa femme en deux dans le sens de la hauteur, avec un couteau. Un acte d’une violence inouïe infligé non pas à son épouse de chair et d’os, mais à l’image de celle-ci dans un tableau d’Edgar Degas (1834-1917), que ce dernier lui avait offert en gage d’amitié – à ce stade, elle semblait compromise. Sur la toile, Manet, barbe rousse, yeux dans le vague, est vautré sur un canapé dans une position familière, improbable à restituer en peinture – il appuie son coude sur sa jambe repliée –, que pourtant Degas, génie de l’observation, rend merveilleusement. Manet écoute son épouse Suzanne jouer du piano. Du moins, on sait qu’elle joue du piano mais on ne la voit pas puisque le tableau, conservé aujourd’hui dans un musée japonais, est amputé de toute sa partie droite. Manet trouvait que sa femme n’était pas à son avantage…
« Le coup que cela m’a fait […], racontera des années après Edgar Degas (1834-1917) au marchand d’art Ambroise Vollard. Je suis parti sans lui dire au revoir, en emportant mon tableau. Rentré chez moi, je décrochai une petite nature morte qu’il m’avait donnée. “Monsieur, lui écrivis-je, je vous renvoie vos Prunes.” » Quelques mois passent et voilà les deux comparses réconciliés. « Comment voulez-vous que l’on puisse rester mal avec Manet ? Seulement, il avait déjà vendu les Prunes. Ce qu’elle était jolie cette petite toile ! »
Un face-à-face inédit
Cent cinquante ans plus tard, le fameux tableau coupé et les Prunes – lesquelles sont en fait des noix, la mémoire de Degas lui faisait défaut – se retrouvent côte à côte sur un mur du musée d’Orsay, dans l’époustouflante exposition « Manet/Degas » retraçant, à l’image de cette dispute devenue légendaire, l’amitié rivale, ou l’amicale rivalité, entre les deux monstres sacrés de l’impressionnisme – bien qu’ils soient l’un comme l’autre dans les marges du mouvement. Ne pas s’y méprendre, il ne s’agit pas de réunir des têtes d’affiche pour décupler le nombre de visiteurs, comme pléthore d’expositions impressionnistes l’ont souvent fait. Mais au contraire de confronter les œuvres de deux personnalités qui n’ont cessé, dans la vraie vie, de se tourner autour comme chien et chat, conduisant à « l’inévitable rivalité », notait un de leurs contemporains, que leur statut d’artistes en vue entraînait. De nombreux historiens se sont penchés sur cette relation contrariée, des livres ont été écrits, mais la réunion de leurs œuvres respectives n’avait jamais eu lieu.
Provenant, entre autres, des collections d’Orsay, mais aussi de la National Gallery de Londres et du Metropolitan Museum of Art de New York, qui a coorganisé l’exposition et où elle se tiendra à l’automne, deux cents pièces, des peintures hautement iconiques, des dessins sublimes (les nus de Degas), des gravures, des pastels confondants de beauté, des photos, des lettres et des carnets, racontent et montrent, de façon thématique et chronologique, comment cette émulation les a poussés toujours plus loin dans leurs recherches artistiques. Comment l’un et l’autre, sous leurs allures de grands bourgeois qu’ils étaient, ont cherché à révolutionner la peinture en la faisant sortir du cadre convenu pour montrer la vie comme elle est. Comment, le mot est galvaudé mais on ne peut plus adéquat, ils ont inventé la modernité dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle.
Tout commence, comme souvent avec les artistes, au Louvre dans les années 1860, où le jeune Edgar Degas, un inconnu, est en train de copier un Velázquez en gravant directement sur le cuivre et en inversant l’image − ce que l’on fait normalement, vu la complexité de l’opération, en atelier. (Dans l’exposition à Orsay, détail touchant, la plaque est exposée avec ses gravures.) Passe alors dans la salle Manet, déjà célèbre pour avoir offusqué toute la France avec son Déjeuner sur l’herbe et son Olympia, variation de la Vénus de Titien en version tarifée, aujourd’hui montrée en majesté. Manet, incisif, se moque du toupet du débutant. On ne sait pas ce que l’autre, réputé pour son humour corrosif, lui a répondu, mais les voilà partis pour deux décennies d’amitié turbulente, renforcée par leur service dans la même garnison lors du siège de Paris par l’armée prussienne, en 1870.
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Manet et Degas, dont on emboîte le pas salle après salle avec ravissement, partagent les mêmes cercles sociaux, les mêmes loisirs aux champs de courses ou à l’Opéra, la même ville, la même ambition artistique : restituer la vie moderne. Ils fréquentent tous les deux leurs pairs impressionnistes, sans en partager toutefois ni les thèmes ni la technique. Autant Degas veut orchestrer toutes les expositions du groupe, autant Manet s’en moque, ne s’intéressant qu’au Salon officiel des artistes. Sur les cimaises, la famille, les amis, les femmes se succèdent. Portraits de Berthe Morisot, sa belle-sœur, éternellement troublants, concentrés de tension, érotique ou non, par ce grand séducteur qu’est Manet. Concentré d’observation pour Degas, timide et empoté avec les femmes, mais qui sait saisir comme personne leur mouvement naturel, leur attitude sans pose.
En commun aussi, les deux ont le goût de la grande peinture, Degas, qui vénère Ingres, ne lâche pas son amour de la ligne pure, Manet, nourri à Delacroix et Géricault, aspire au réalisme et à la couleur. S’il est impossible de citer la multitude de chefs-d’œuvre réunis, il se détache de cet ensemble extraordinaire la troublante sensation qu’a dû éprouver l’homme du XIXᵉ siècle prenant conscience que la peinture changeait. Une femme se lave sous le regard de Degas comme s’il n’était pas là. Une scène religieuse ou un sujet politique, désossés de toutes conventions, prennent aux tripes chez Manet, comme dans L’Exécution de Maximilien (1867-68) où l’on est à côté du peloton. Coupé en morceaux façon puzzle après la mort de Manet, à 51 ans, le tableau, racheté morceau après morceau et patiemment reconstitué par Degas, clôt le parcours à Orsay. Il était la pièce maîtresse de sa collection personnelle, comptant un millier d’œuvres, dont une centaine de son ami Manet, avec lesquelles le vieux maître a vécu jusqu’à sa mort.
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