LA GRANDE ZOA...

 RÉGINE FOR EVER 


DISPARITION - Enfant ballottée de pension en pension, la « Petite Boule » se lance dans une vie de noctambule dans les années 1950. En réunissant le Tout-Paris du showbiz et des affaires, elle s'était reconstituée une famille.
 

Celle qu'on surnommait la reine de la nuit, décédée ce dimanche 1er mai à 92 ans, a entamé une carrière de chanteuse dans les années 1960 laissant un vaste répertoire de chansons réalistes et populaires.
 



Disparition

Mort de Régine, gouaille save the queen

Article Libération 
Elle a inventé la discothèque et régné sur les nuits parisiennes, fêtarde ultime au carrefour de toutes les célébrités, chanteuse à gouaille, la «Grande Zoa» est morte dimanche 1er mai à l’âge de 92 ans.

par Jérémy Piette

publié le 1er mai 2022 à 12h18

Pour beaucoup, Régine restera la noctambule à choucroute mercurochrome. Frenchie belle au bois dormant le jour ; boys, plumes et strass à la tombée d’une nuit faite de chutes de reins. Seule véritable planète rouge à défier l’obscurité – Mars n’a qu’à bien se tenir –, Régine préfère le surnom de «Grande Zoa» ou «Fréhel de Montparnasse» que d’entendre hurler à la «Reine de la nuit». Elle aura mené une vie hors du commun sous l’égide des boules à facette, exportant sa nuit (21 discothèques à son nom, marque déposée, jet-set-sur-sept aux quatre coins du monde) du milieu des années 50 à la fin des années 90, de Monte-Carlo à Rio, en passant par Paris, New York, Buenos Aires ou Le Caire… Elle était femme d’affaires, lanceuse de parfum, repreneuse de lieux (le Palace, le restaurant Ledoyen…), philanthrope (l’association SOS Drogue international, cofondée en 1984), cuisinière hors pair de boulettes à la polonaise… Ça pourrait s’arrêter là mais on peut aussi ajouter modèle pour Andy Warhol et conseillère chirurgie paupières de Julio Iglesias.

Fêtarde ultime, Régine a fait twister les Rothschild – Liliane et Elie –, le duc et la duchesse de Windsor, s’est liée d’amitié avec des écrivains, voyous, journalistes, artistes et autres bonimenteurs, de Françoise Sagan à Jean Cocteau en passant par Marlène Dietrich, Omar Sharif (l’un de ses amants), Johnny, Gene Kelly (un autre de ses amants), la Callas, Jacques Brel, le matador El Cordobès (des amants, encore des amants)… Mais si la belle a fait danser le tout-Paris, elle a surtout chanté ces goualantes que l’on connaît, écrites par Gainsbourg (les P’tits Papiers, 1965, les Femmes, ça fait pédé, 1978), Aznavour (Nounours, 1964), Barbara (Gueule de nuit, 1967) ou Modiano (l’Aspire-à-cœur, 1970)… Celle qui a grandi dans les arrière-cours de Belleville, celle qui n’aimait pas dormir, semblait tout à fait immortelle. Mais les faux-semblants, un beau jour, foutent le camp. Régine s’est éteinte le 1er mai à l’âge de 92 ans, nous laissant seuls avec nos insomnies.

Spécialité cha-cha-cha

Conçue en Argentine, née le 26 décembre 1929 à Anderlecht (Belgique), elle grandi en France. Ses parents juifs polonais y ont émigré en 1932 car le père, Joseph Zylberberg, s’est endetté aux cartes et a vendu la boulangerie familiale. La mère déguerpit définitivement en Argentine. Régine n’en garde qu’un souvenir trouble de quai de gare et l’image d’un fantôme qu’elle ne veut plus jamais revoir (elle le regrettera). Avec le petit frère et la petite sœur, elle dédie son admiration à l’imposant «père courant d’air», impulsif. «On cherchait à se mettre à l’abri de ses colères ou de sa trop grande affection.» Des mots que l’on retrouve dans l’une de ses autobiographies, Mes p’tits papiers, parue en 2002 aux éditions Pauvert. Déplacée de foyer en foyer pendant la Seconde Guerre mondiale, tandis que le père entre en résistance, elle rejoint un refuge pour personnes âgées à Lyon où elle rencontre son premier amour, Claude. Ils veulent se marier. Elle a 15 ans. L’amoureux, en chemin vers la synagogue, se fait arrêter par la Gestapo. Et meurt en déportation.

La gamine qui se pinçait pour rester éveillée la nuit – «Il me semblait qu’il se passait des choses ahurissantes» – se retrousse les manches et se met à courir aux côtés de ce temps qu’elle ne quittera plus des yeux jusqu’à s’en faire un allié, comme une revanche sur cette vie tristement commencée. A Juan-les-Pins, elle file dans les clubs au crépuscule. A Paris, elle va au Carol’s, au Fiacre. Et surtout au Whisky à gogo. Elle y règne en barmaid, hôtesse, dame pipi et portière. A 23 ans, spécialité cha-cha-cha, là voilà qui graisse la piste – «On aimait se casser la gueule» – vire le juke-box et passe de la musique avec deux tourne-disques. Le mythe circule : Régine a tout bonnement inventé la discothèque, en France du moins.

«Dix-huit heures de travail par jour, et debout»

On y croise Sacha Distel, Dionne Warwick, Jean Cocteau… Certains pensionnaires de la Comédie-Française viennent en voisins. Le play-boy dominicain Porfirio Rubirosa conseille à l’apprentie de la nuit : «Ne bouge pas, ne change pas, tu éclipseras les autres. Ne suis pas la mode, devient un classique.» Le sens des affaires et de la fête, Régine tient ça de son père, qui a ouvert son café la Lumière de Belleville à la Libération. Elle tient déjà les comptes, sort la terrasse au petit matin et sert des strudels aux clients. Elle doit aussi s’occuper de son (seul) enfant, né en 1948, Lionel Rotcage (qui s’éteint en 2006), issu d’un premier mariage qui dure deux ans. Régine se considère comme une mère «livrée sans mode d’emploi et sans stock de baisers».

A cette question qu’on lui posera régulièrement au zénith de sa carrière d’entrepreneuse by night – «Mais comment en êtes-vous arrivée là ?» –, Régine du répond du tac au tac : «Dix-huit heures de travail par jour, et debout.» Une phrase qu’elle réutilisera des années plus tard, en l’ajustant, lors de son passage dans la Ferme Célébrités en 2005 – une émission de télé-réalité où il s’agit de s’autoséquestrer dans une ferme avec une meute d’animaux et de stars oubliées. «Je suis seize heures par jour debout sur mes jambes, à donner à bouffer à tous ces cons.» Elle ne parle pas de la basse-cour.

A lire aussi, son interview consacrée à Gainsbourg, dans «Libé» en 2006

Difficile – ou pas finalement – d’imaginer que c’est la même Régine, bosseuse invétérée en brasse coulée dans la fange qui, cinquante ans plus tôt, papillonnait dans le caviar. Dans son premier club par exemple, le mythique Chez Régine, rue du Four à Paris, inauguré en 1956. Il faut descendre par un escalier casse-gueule : «D’en bas, on apercevait d’abord les jambes des arrivants. J’ai appris à connaître les clients à leurs chaussures.» Françoise Sagan, forte du succès de Bonjour Tristesse, au bras de la «bande de Match», assure la notoriété du lieu et devient l’une des plus grandes amies de Régine. Vient la troupe de West Side Story. Avec elle, le twist qui s’empare des corps. La patronne donne des leçons. Cocteau : «Régine, le twist, c’est des derrières qui s’amusent avec des visages qui s’ennuient.»

Dans son premier club, le mythique Chez Régine, rue du Four, inauguré en 1956, il faut descendre par un escalier casse-gueule: «D’en bas, on apercevait d’abord les jambes des arrivants. J’ai appris à connaître les clients à leurs chaussures», raconte-t-elle.

On pourrait noircir ces pages de tant de noms plus ou moins célèbres tant la Grande Zoa en a fait danser, saoulé, ou nourri, «la cuisine a vu défiler tout Paris». L’appartement au-dessus de son New Jimmy’s, qu’elle ouvre en 1962 à Montparnasse, se transforme régulièrement en véritable salon littéraire. «Serge [Gainsbourg] me demandait si j’avais conscience des gens qui se croisaient chez moi. Warren Beatty ne l’intéressait pas, mais Truman Capote, Marie-Laure de Noailles, Marlene Dietrich, Henry Miller… Serge buvait leurs mots, bouleversé», lit-on dans une interview que Régine donne à Libération en 2006, afin d’évoquer le fumeur de gitanes. Gainsbourg, qui lui écrira également la subversive Ouvre la bouche, ferme les yeux (1967)… Et comment ne pas parler des P’tits Papiers, référence aux Petits Pavés de la chanteuse Fréhel avec qui il lui trouve des accointances vocales : «Il sort un papier avec des bouts de phrases et j’entends le début de “Laissez parler les p’tits papiers…” A la minute, je me dis : “C’est ma chanson.” […] La chanson qui resterait, non seulement des douze qu’il m’a écrites mais de tout le répertoire français.»

Encouragée par Emile Stern, son directeur artistique ou encore Renée Lebas, chanteuse et productrice, Régine prend des cours de chant puis se lance, agitant sur scène sa fabuleuse pièce-montée de chignons, sa cape en chinchilla, son grand boa, conjuguant habilement au subjonctif imparfait les verbes de la chanson Nounours (1964), musique de Charles Aznavour, et s’appropriant avec naturel la Grande Zoa, composée par Frédéric Botton (1966). En tout, une dizaine d’albums originaux – de son premier disque en 1966 à son Régine’s Duets en 2009. Régine se produit sur les scènes du monde entier : l’Olympia, les Folies Bergère, le Carnegie Hall à New York…

Madonna au vestiaire

Diva de la gouaille certes, symbole popu, puis marque déposée avec l’aide de son second mari l’homme d’affaires Roger Choukroun (ils divorceront en 2004 après trente-quatre ans de mariage) : l’inauguration de son club Regine’s à New York se fait en 1976 dans le building du Delmonico Hotel (l’entrée est refusée à un Mick Jagger en baskets et sans cravate). Tina Turner y chante pour un cachet à 10 000 dollars la soirée, mais «pas Madonna, elle a été vestiaire pendant trois semaines». Régine trouve la formule du card holder : une carte de membre pour permettre à ses fidèles de voyager de club en club autour du monde, vendue 800 dollars par an (avec jusqu’à 20 000 membres dans les années 80). Elle lance les carrés VIP, puis une autre idée, qu’elle fera breveter cette fois, le cendrier rempli d’eau au centre, pour éviter la fumée.

«C’est chez Régine que j’ai découvert que le temps pouvait s’échapper des horloges, des rendez-vous, des contraintes, et devenir cette belle mer noire, lisse, étale qu’est la nuit.»

—  Françoise Sagan

Le Regine’s de New York fleurit avec près de 100 employés, la moitié appartenant aux unions, ces syndicats-mafias américains avec qui il faut bien faire affaire là-bas si l’on veut ne pas couler. Quinze ans de compagnonnage houleux et le club ferme. D’autres connaîtront ce sort pour des raisons différentes : les Régine’s du Brésil (1976-1987) menacés par la corruption, celui de Monte-Carlo (1971-1986) pour des broutilles avec la famille princière, le New Jimmy’s de Saint-Tropez car le propriétaire du Papagayo, à l’étage au-dessous, a organisé un cocktail pour Jean-Marie Le Pen. Régine ne peut le tolérer.

Témoignages d'affection

Retraite, «je ne sais même pas l’écrire»

Elle mettra définitivement la clé sous la porte de tous ses clubs en 2004, en revend certains. Dans les années 90, ses reprises de lieux, le Cheval Blanc Régine’s Hôtel (à Nîmes), Ledoyen ou le Palace sont des flops, le dernier ici cité pour une sombre histoire de trafic d’ecstasy. Régine accusera le tribunal de commerce de Paris d’avoir «détruit» l’établissement dans le but de favoriser un repreneur ami. Mais le mot retraite, «je ne sais même pas l’écrire». Ces dernières années, elle s’est surtout concentrée sur la chanson, jusqu’à venir en chœur reprendre avec les créatures du cabaret Madame Arthur : «Puissent-ils un soir, papier buvard, vous consoler».

Il n’y a désormais guère plus d’endroits où se faire consoler dans les bras d’une Régine ou de quelqu’un qui lui ressemblerait, pour oublier nos insomnies ou se noyer dans des whiskys, comme le faisaient Johnny, Andy, Serge. Les jeunes filles en pleurs après une rupture amoureuse venaient se refléter dans les vitres noires couronnées de belles appliques de Lalique. Sagan avait les mots justes une fois de plus : «C’est chez Régine que j’ai découvert que le temps pouvait s’échapper des horloges, des rendez-vous, des contraintes, et devenir cette belle mer noire, lisse, étale qu’est la nuit.» Maintenant que la dame n’est plus là, le temps reprend son cours, et la nuit perd sa meilleure amie...

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