Changement climatique : dans le futur, y aura-t-il encore des rennes à Noël ?
par Anaïs Moran
Il fallait bien poser le sujet sur la table. Face aux déchaînements climatiques sur la planète, au réchauffement hivernal, aux régions polaires en pleine mutation, il fallait bien, tôt ou tard, se soucier de leur avenir. Quoi de mieux pour prendre de leurs nouvelles que ce week-end de Noël ? Tout le monde sait que les rennes sont de sortie. Ce que certains ignorent, sans doute, c’est que ces herbivores aux bois majestueux ne viennent pas tous de Laponie. Leur aire de répartition comprend de vastes zones arctiques et boréales d’Europe, de Russie et d’Amérique du Nord (d’ailleurs, au Canada, on les appelle les «caribous»). En tout, ces cervidés seraient pas loin de neuf millions sur Terre, dont cinq millions vivant en toute liberté (les autres étant pour la plupart semi-domestiqués). Autant de vies soumises au dérèglement climatique infligé par les humains. Alors, comment vont-ils ? Et surtout, quel futur les attend ?
Au Svalbard, les rangs des rennes grossissent
Dans l’archipel arctique du Svalbard (Norvège), qui se réchauffe six à sept fois plus rapidement que le reste du monde, les rennes sont pour l’heure des «gagnants climatiques», fait savoir le professeur Leif Egil Loe de l’université norvégienne pour les sciences de la vie. Rien que dans la péninsule du Nordenskiöld Land, une région qu’il étudie à la loupe, le troupeau a triplé en vingt-cinq ans. Ils sont aujourd’hui presque 3 000. «Avec le dérèglement climatique, les automnes sont plus chauds, la neige peut arriver avec un retard d’un mois et demi, ce qui leur laisse plus de temps pour trouver de la bonne nourriture et prendre de la graisse, explique le scientifique. Certes, la hausse des températures conduit aussi à un plus grand nombre d’hivers pluvieux. Et lorsqu’il pleut sur le manteau neigeux, le sol se transforme en glace et encapsule la végétation rase dans une couche de plus de 20 centimètres. Mais la masse corporelle prise par les rennes durant les automnes doux permet de contrecarrer cette privation liée à ces évènements glaciaux extrêmes.» Selon lui, cette dynamique croissante ne présage rien de l’avenir. Toute hausse d’un dixième de degrés Celsius au Svalbard pourrait changer les équilibres. Mais aujourd’hui, c’est ainsi, les rangs des rennes grossissent.
Une population de rennes en bonne santé ne signifie pas seulement un Noël réussi. C’est aussi une merveille pour le bon fonctionnement de l’écosystème. «Les cervidés jouent un rôle central dans l’écologie de l’Arctique, car ils ont un impact direct sur la végétation et transfèrent les nutriments entre la toundra, la forêt boréale et les milieux aquatiques», dépeint une étude publiée dans Environmental Evidence par une équipe scandinave. «S’ils sont en grand nombre, les rennes peuvent stimuler la croissance des herbes qu’ils adorent au moyen de leur broutage, de leur piétinement et de la fertilisation des sols par leurs excréments», abonde Mathilde Le Moullec, chercheuse à l’Institut groenlandais des ressources naturelles et spécialiste de l’animal.
«Drame des hivers pluvieux»
L’ennui, c’est que la situation réjouissante des rennes du Svalbard ne reflète en rien la dynamique mondiale. Certaines sous-espèces sont clairement en voie de disparition. Selon les statistiques du Carma (le réseau de surveillance et d’évaluation des caribous dans la région circum-arctique), la harde de caribous de la rivière George, tout au nord du Québec, a diminué de presque 99 % en trente ans : ils étaient 780 000 au début des années 90, ils sont moins de 10 000 aujourd’hui. En Alaska, la population de la région de «l’Arctique central» a été réduite de 69 % sur la même période (ces cervidés ne sont plus qu’une petite vingtaine de milliers). Dans les Territoires du Nord-Ouest, au Canada, le groupe des caribous «Bathurst» a perdu, lui, 96 % des siens (en 1986, on en dénombrait pas loin de 500 000). «Au Svalbard, l’impact positif des automnes plus doux l’emporte sur le drame des hivers pluvieux. Mais sur le continent américain, c’est plutôt l’inverse, rend compte Nigel Yoccoz, professeur à l’université arctique de Norvège. C’est la même chose du côté de la Russie. Régulièrement, sur la péninsule de Yamal, des milliers de rennes meurent de faim en raison de la végétation piégée sous la glace.»
L’emprisonnement de la nourriture n’est pas la seule conséquence d’un monde de plus en plus chaud. «Pour le troupeau de Bathurst, nous pensons que les feux de forêt, qui se multiplient sous l’effet du changement climatique, ont causé une détérioration du fourrage disponible dans leurs aires d’hivernage», pointe Steve Albon, chercheur en écologie du renne à l’Institut écossais James-Hutton. Les trajectoires migratoires du mammifère se retrouvent également modifiées en profondeur. Car la hausse du thermomètre métamorphose les paysages : la glace de mer arctique se reconstitue avec toujours plus de retard (et moins de surface), les lacs et rivières autrefois gelés deviennent de nouveaux obstacles… Résultat, les caribous sont contraints de trouver des routes alternatives, d’augmenter les distances et parfois d’abandonner les plus fragiles à leur triste sort.
Prédation du loup
Le réchauffement climatique est aussi synonyme de meilleurs terrains de chasse pour les loups. Ce qui relève de la très mauvaise nouvelle pour les cervidés. Ce qui se passe ? En raison de la hausse des températures, les élans (adeptes à l’origine du climat boréal de la zone subarctique) sont en train de remonter vers le nord, sur les terres des caribous, suivis à la trace par leur grand prédateur lupin. «Par exemple au Québec, les élans installés historiquement dans les forêts du sud se trouvent désormais au milieu de la province, qui est aussi en période hivernale une zone d’accueil importante pour les rennes migrateurs venant des terres arctiques, explique la spécialiste française Mathilde Le Moullec. Et puisque les loups ont accompagné leur proie historique dans ce déplacement, les cervidés font face à un risque de prédation plus élevée.»
Cette prédation du loup s’épanouit d’autant qu’elle est directement facilitée par les humains. Ou plutôt par ses infrastructures, toujours plus nombreuses. Dans un travail de référence paru dans le Journal of Applied Ecology, des chercheurs de l’Alberta, province dans l’Ouest du Canada, expliquent que chez eux la bête profite des «éléments linéaires créés par l’homme», comme les «pipelines, les routes ou les lignes de relevés sismiques», les corridors utilisés par l’exploitation pétrolière et gazière pour déployer des mesures géophysiques, afin «d’augmenter sa vitesse de déplacement» et ainsi, optimiser son temps de chasse. «Les loups se déplacent plus vite et plus loin, ce qui entraîne des taux de mortalité plus élevés chez les caribous», écrivent les auteurs. «Par ailleurs, qui dit infrastructures dit déforestation, complète Mathilde Le Moullec. Les élans raffolent des jeunes pousses végétales qui grandissent après une coupe. Ils viennent sur ces nouveaux habitats défrichés, jusqu’ici peuplés par des rennes qui se nourrissaient du lichen des vieilles forêts… les loups à leur trousse.»
Prolifération d’insectes harceleurs
Autre incidence de l’augmentation des températures aux latitudes nord : la prolifération d’insectes nocifs pour les caribous. A commencer par les moustiques, les mouches noires ou les œstres (de grosses mouches), qui se promènent dans leur pelage, pondent dans leurs narines, attaquent les yeux et la bouche. «Actuellement, les rennes parviennent à réduire le harcèlement des insectes en se regroupant sur des névés ou sur des endroits à faible végétation, explique le professeur Nigel Yoccoz. Le problème, c’est que les plaques de neige sont vouées à disparaître et la végétation à se développer… Le réchauffement climatique est donc en voie de réduire substantiellement ces zones protectrices trouvées par les cervidés.» A l’avenir, le harcèlement des rennes par ces insectes devrait être «plus précoce et plus intense», résume une étude nord-américaine de 2021 publiée dans la revue Animal Migration. Non sans effets dévastateurs pour les meilleurs amis du père Noël, puisque toute l’énergie dépensée à fuir ces parasites volants pourrait affecter la croissance d’une harde de caribous, trop exténués pour partir en quête de nourriture ou pour surveiller les faons sans défense.
«Le déclin de certaines sous-espèces de rennes est toujours multifactoriel, mais force est de constater que toutes les causes sont reliées aux activités humaines, de manière directe ou indirecte, analyse Mathilde Le Moullec. L’exploitation des ressources et la fragmentation de l’habitat, la chasse nécessaire aux communautés autochtones, et surtout, la surchauffe de la Terre amplifiée en Arctique… Tout part des êtres humains.»
Alors, quel futur pour ces animaux emblématiques en cette période de Noël ? Difficile de se prononcer. Un grand nombre de troupeaux déclinent, mais certains autres se rétablissent et connaissent une pleine progression. «La recherche n’a pas encore identifié tous les mécanismes reliés au changement climatique et nécessaires pour prédire les trajectoires individuelles des différentes hardes», concède le scientifique écossais Steve Albon. Seul le passé peut aujourd’hui être précisément disséqué. «Les rennes sont connus pour être une espèce adaptative. Lors de la dernière période glaciaire, commencée il y a 115 000 ans et terminée il y a douze mille ans, ils étaient descendus jusqu’au bassin méditerranéen pour fuir le grand froid du Nord et survivre, contextualise l’archéologue Jean-Paul Demoule. Face au changement climatique, on peut penser que les populations de cervidés ayant la plus grande capacité migratoire feront certainement preuve d’une plus forte résilience.»