Ils sont rares ces moments politiques où, en direct à la télévision, un homme fait le choix d’un chemin plutôt qu’un autre. Le dimanche 11 décembre 1994, à l’heure du souper, Jacques Delors est l’invité sur TF1 de l’émission politique phare d’Anne Sinclair, 7 sur 7. François Mitterrand, âgé et malade, va quitter l’Elysée en mai. Il n’a pas de successeur désigné au PS : Michel Rocard a dilapidé ce qu’il lui restait de crédit aux dernières européennes. A droite, Jacques Chirac est déjà lancé. Edouard Balladur le fera en janvier depuis son bureau de Matignon. Une partie de la gauche rêve de Delors. Après dix ans de mandat, l’ancien ministre des Finances de Mitterrand entre 1981 et 1984 doit quitter la présidence de la Commission européenne en janvier. Auréolé de son bilan à Bruxelles – la transformation de la Communauté économique européenne (CEE) en future Union européenne (UE) –, il est vu comme le seul, à gauche, à avoir une stature d’homme d’Etat.
Face à Anne Sinclair, Delors disserte pendant toute l’émission avec le ton posé et empathique qui le caractérise. Sur l’Europe, la Russie, la France, la démocratie, la justice sociale… Il déroule sa vision de l’avenir. La fin de l’émission approche, elle se transforme en allocution. Le père du traité de Maastricht et du marché unique quitte les yeux d’Anne Sinclair pour planter les siens dans la caméra et s’adresser directement aux Français : «J’ai décidé de ne pas être candidat à la présidence de la République.» «Comme beaucoup le savent, je n’ai jamais organisé ma vie en fonction de poste à conquérir, dit-il, lisant la feuille préparée devant lui. J’ai toujours essayé de travailler, de militer, là où j’estimais être le plus utile pour les valeurs que je défends, pour la société et pour mon pays. C’est dans le même esprit que j’ai orienté mes réflexions ces derniers mois.» Cette «décision», précise Delors, ne «fut [pas] facile à prendre» : «Beaucoup de raisons personnelles me poussaient à dire “non”, explique-t-il. Je vais atteindre 70 ans. Je travaille sans relâche depuis cinquante ans. Il est plus raisonnable, dans ces conditions, d’envisager un mode de vie plus équilibré entre la réflexion et l’action.» Delors a vécu presque trente années de plus. Il est mort ce mercredi 27 décembre à l’âge de 98 ans et restera dans l’histoire politique de notre pays comme celui qui, a défaut d’avoir profondément transformé la France après avoir aidé Jacques Chaban-Delmas dans la transposition de sa «nouvelle société» et tenu les finances du pays au début du premier mandat de François Mitterrand, aura bouleversé et fait progresser l’Europe.
Jacques Delors est né le 20 juillet 1925 à Paris. Son père, Louis, est un rescapé des tranchées de 1917 avant d’être employé à la Banque de France pour encaisser les lettres de créance (et de compléter ses revenus en vendant des limonades le dimanche au parc de Saint-Cloud). Sa mère, Jeanne, renonce à son travail pour élever son unique fils. Enfant, Jacques Delors habite au 12, rue Saint-Maur, à Paris. Entre la place de la Bastille et le cimetière du Père-Lachaise, le XIe est alors un arrondissement populaire. Enfant, il passe du temps à taper la balle sous les murs de la Petite-Roquette, alors prison pour adolescents puis pour femmes, démolie dans les années 70. Son père, radical-socialiste, et ses oncles l’embarquent régulièrement à l’ancien Parc des princes pour voir jouer le Racing Club de Paris ou à Saint-Ouen où évolue le Red Star. Il est surtout un supporteur d’un des grands clubs de l’avant-guerre, champion de France en 1933 : l’Olympique lillois. Mais l’éducation de celui qui rejoindra plus tard la Jeunesse ouvrière chrétienne est aussi marquée par la religion : communion à la paroisse de la basilique Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours, participation à des patronages éducatifs, culturels et sportifs, que ce soit des colonies de vacances en Bretagne, des pièces de théâtre, des matchs de basket… Après avoir commencé une scolarité religieuse, vite abandonnée au profit de l’école communale, il fréquente, après une mention très bien au certificat d’études, le lycée Voltaire.
C’est à la Banque de France que Jacques Delors rencontre sa future femme, Marie, avec qui il aura deux enfants : l’aînée, Martine, en 1950 – qui deviendra «Aubry» après un premier mariage en 1973 – et le cadet, Jean-Paul, en 1953, futur journaliste (à Libération notamment) qui décédera d’une leucémie à 29 ans.
Le berceau de la famille Delors est pourtant dans le centre de la France. En Corrèze, où le grand-père paternel, Jean, accueille son petit-fils dans sa ferme du village du Peuch : cinq hectares, une dizaine de vaches, du froment, du blé noir et des pommes de terre… Mais aussi dans le Cantal, où l’emmènera sa mère lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale. Le bac en poche, passé à Clermont-Ferrand, Jacques Delors rejoint d’abord une troupe de théâtre baptisée les Joyeux Compagnons qui sillonne le Massif central, puis s’inscrit à la fac de droit de Strasbourg avant de rentrer à Paris. A la Libération, il hésite entre des études de journalisme ou de cinéma. Son père l’envoie… à la Banque de France.
De la Banque de France à Pierre Mendès France
Delors entre dans l’institution comme stagiaire en octobre 1944, suit des cours du soir et présente en juin 1945 le concours de rédacteur. Reçu quinzième, il a très vite 20 personnes sous ses ordres pour s’occuper de la gestion et de l’encaissement des coupons. Toujours attiré par les lettres, il s’inscrit à l’Ecole universelle mais son supérieur le pousse à engager des études dans le secteur bancaire et il suit des cours à Sciences-Po. Le futur socialiste dévore les livres et revues d’économie, d’histoire, de science politique… Repéré puis installé au cabinet du directeur général du service des titres et du marché monétaire, il supervise ensuite les activités d’une direction générale qui traite notamment des valeurs mobilières et des ordres en Bourse, se familiarise avec les emprunts d’Etat ou encore les liaisons entre valeurs mobilières et marché des changes : le futur ministre des Finances de François Mitterrand se forme sur le tas aux questions monétaires.
C’est aussi à la Banque de France que Jacques Delors rencontre sa future femme, Marie, avec qui il aura deux enfants : l’aînée, Martine, en 1950 – qui deviendra «Aubry» après un premier mariage en 1973 – et le cadet, Jean-Paul, en 1953, futur journaliste (à Libération notamment) qui décédera d’une leucémie à 29 ans. Installés avec leurs deux enfants dans un trois-pièces près de la gare de Lyon, Jacques et Marie partagent habitudes militantes, convictions syndicales et religieuses. Le couple cultive aussi ses goûts pour le cinéma, le jazz, la chanson… A Ménilmontant, Jacques Delors crée un ciné-club : location de bandes, préparation de notices, organisation de débats. Il diffuse, pour un public d’artisans et d’ouvriers, des films du cinéma américain, du néoréalisme italien, des classiques français de Carné, Duvivier ou Renoir.
«Seul le politique, avec ses ambiguïtés, son double visage d’ange et de bête, permet à l’homme d’accéder à la maîtrise de son destin, de lutter contre la violence, de résoudre les contradictions, d’apporter sa médiation suprême aux tensions de la vie collective.»
— Jacques Delors dans ses «Mémoires»
Plus de dix ans avant de plonger dans le grand bain du monde politique, Jacques Delors s’engage à la Vie nouvelle, mouvement d’éducation et d’action communautaire issu du scoutisme catholique et inspiré de la philosophie personnaliste d’Emmanuel Mounier. Le cadre de la Banque de France anime des groupes de réflexion où l’on parle d’équilibre de l’individu, de celui du couple, de la vie de famille, de la régulation des naissances, d’éducation permanente… Dans la France de De Gaulle et la toute nouvelle Ve République, il milite pour une rénovation de la démocratie. De 1959 à 1965, il dirige, sous le pseudonyme de Roger Jacques, la revue des cahiers Citoyens 60. Inspiré par Pierre Mendès France, Jacques Delors estime ainsi que l’électeur a le droit à la vérité. «Seul le politique, avec ses ambiguïtés, son double visage d’ange et de bête, permet à l’homme d’accéder à la maîtrise de son destin, de lutter contre la violence, de résoudre les contradictions, d’apporter sa médiation suprême aux tensions de la vie collective», écrit-il dans ses Mémoires parus en 2004. Loin des théories marxistes de l’époque, il estime alors qu’il n’y a «pas de solution durable sans le concours des différents groupes de producteurs, chefs d’entreprise, salariés, paysans…» «Ce qui m’a conduit à nouveau à m’intéresser aux partis politiques, c’est avant tout Pierre Mendès France, explique-t-il. Ma génération lui doit son intérêt pour la politique.»
Un «poussin dans une couvée de canards»
A la Libération, Delors avait adhéré chez les centristes démocrates-chrétiens du MRP. Mais il n’y restera que huit mois. En 1954, il rejoint la Jeune République, parti fondé par Marc Sangnier et, en 1956, il colle des affiches et distribue des tracts dans son quartier en faveur du Front républicain, une alliance entre les socialistes, les radicaux et les centristes. Mais les querelles de personnes auxquelles il assiste dans les formations politiques et ses réticences vis-à-vis des grandes formations comme la SFIO ou le MRP – qui le pousseront à voter oui à la Constitution de 1958 et oui encore en 1962 à l’élection du président de la République au suffrage universel direct – lui font privilégier la voie syndicale.
Depuis son entrée à la Banque de France, Jacques Delors est adhérent à la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens). Proche du courant minoritaire mené alors par Paul Vignaux et Albert Détraz qui veulent «déconfessionnaliser» le syndicat – qui deviendra, après la scission de 1964, la CFDT –, Delors collabore à la revue Reconstruction et devient rapidement l’un des experts économiques de l’organisation. Cette aventure syndicale le mène ainsi jusqu’à une institution qu’il «vénère» : le Commissariat général au Plan. Il l’intègre à 37 ans comme chef du service des affaires sociales et culturelles. «Je n’aurais jamais espéré une meilleure occasion de servir directement l’Etat, raconte-t-il dans ses Mémoires. Je m’étais en quelque sorte rapproché de l’Etat et du pouvoir, et je me sentais en mesure à la fois de mieux comprendre comment étaient prises les grandes décisions et d’exercer une influence sur les choix gouvernementaux.» Le «poussin dans une couvée de canards» – il n’a pas fait l’ENA – se forge aux réformes de l’Etat et devient un «ingénieur social». Au contact du commissaire général de l’époque, Pierre Massé, Jacques Delors acquiert les bases de son action politique future : simplicité et transparence dans les décisions, «concertations» indispensables entre pouvoirs publics, partenaires sociaux et «groupes d’intérêts» sur la question des revenus – notamment pour endiguer l’inflation. «Une planification à la française […] est encore plus indispensable aujourd’hui qu’hier, écrira-t-il plusieurs années après. Compte tenu de l’état de la société française, des graves défauts de notre système de négociation sociale, des risques de dépolitisation et du repli sur soi.»
«[En 1968], on a vu apparaître une méthode qui est encore employée de nos jours : il ne suffit pas d’apporter un argument, il faut provoquer une situation physique qui attire l’attention ou même qui modifie le rapport de force.»
— Jacques Delors
Delors observera les événements de Mai 68 de loin. Au début de cette année agitée, le sociologue Alain Touraine l’invite à s’exprimer devant ses étudiants. Un jeune homme vient s’asseoir en tailleur pour empêcher toute discussion : Daniel Cohn-Bendit. «On a vu alors apparaître une méthode qui est encore employée de nos jours : il ne suffit pas d’apporter un argument, il faut provoquer une situation physique qui attire l’attention ou même qui modifie le rapport de force», observe alors le futur ministre.
Chaban-Delmas et l’expérience de Matignon
Delors reste au Plan jusqu’en 1969, date à laquelle il intègre, comme conseiller aux affaires sociales, le cabinet du nouveau Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, nommé à Matignon par Georges Pompidou. Il a été repéré par François Bloch-Lainé. Ce haut fonctionnaire, qui a tenu les comptes de la Résistance et été directeur de cabinet de Robert Schumann avant de diriger le Trésor, avait monté, quelques années auparavant, un groupe de travail à l’Assemblée, sur demande de son président d’alors (Chaban-Delmas), réunissant hauts fonctionnaires, responsables dans le secteur privé, syndicalistes… Intéressé par le projet de «nouvelle société» sur lequel travaillait le futur Premier ministre, Delors en faisait partie. A Matignon, celui qui n’a pas encore adhéré chez les socialistes plaide notamment «pour une politique active de l’emploi et de la formation et la réduction des inégalités dans le cadre d’un plan général de modernisation de la société française». «Pas d’économique sans social, pas de social sans économique et pas d’économique sans modernisation, insiste-t-il. Des salariés mieux formés, bénéficiant au travail d’une sécurité améliorée, faisant entendre leur voix par l’intermédiaire des syndicats, et des relations industrielles fondées sur des contrats négociés.» La définition d’une politique sociale-démocrate. «Une telle approche renforce la dignité des travailleurs et améliore en fin de compte la compétitivité et la productivité», poursuit-il.
Dans ce «désert [français] de la concertation», Delors va œuvrer en coulisses aux réformes économiques et sociales de Chaban. Il est, par exemple, l’architecte des «contrats de progrès» expérimentés à EDF-GDF lors d’un mouvement social en novembre 1969. Le principe : la promesse de promotions individuelles et de hausse de salaires indexées à la fois sur «la part de la croissance du gâteau national» – donc l’augmentation du PIB – et sur les performances de l’entreprise. En contrepartie, les syndicats s’engagent à ne pas déclencher de grève tant que l’accord n’est pas dénoncé, avec préavis de trois mois. Chaban se félicite le 11 décembre d’une «révolution» à la signature de l’accord avec les syndicats : «Vous pouvez considérer qu’il n’y aura plus de grève», se félicite-t-il. Delors est refroidi et pique une colère devant le Premier ministre le lendemain : «Si vous voulez tout saboter et tout perdre, continuez à vous exprimer de la sorte.»
A Matignon, Jacques Delors est l’inspirateur de la loi sur la «formation permanente» de juillet 1971. Il propose aux responsables patronaux et syndicaux de négocier «un accord qui permettrait à chaque travailleur d’avoir le droit d’aller en formation tout au long de sa vie professionnelle». Une révolution pour l’époque.
La porte de la «concertation» voire de la «négociation» dans les entreprises contrôlées par l’Etat est ouverte. Le temps des augmentations salariales prises en Conseil des ministres est en passe d’être révolu. Jusqu’au départ de Chaban-Delmas de Matignon, et malgré la forte opposition de la CGT, plus de 40 accords sont signés pour mettre en place ces contrats de progrès dans la fonction publique, les grandes entreprises de transport ou, par exemple, chez Renault. «Il n’a plus été possible de traiter de manière autoritaire les salaires dans le secteur public», se félicite-t-il quelques années plus tard.
Jacques Delors est aussi l’inspirateur de la loi sur la «formation permanente» de juillet 1971. Ayant très tôt pris conscience de la persistance des inégalités malgré les «progrès de l’éducation de masse», le conseiller social propose aux responsables patronaux et syndicaux de l’époque de négocier «un accord qui permettrait à chaque travailleur d’avoir le droit d’aller en formation tout au long de sa vie professionnelle». Avec une autre révolution pour l’époque : d’abord on tente un accord et, s’il échoue, le gouvernement reprend la main et fait voter sa propre loi au Parlement. Un succès : l’accord est signé en juillet 1970, la loi Fontanet – du nom du ministre du Travail d’alors – adoptée un an plus tard. Les entreprises doivent désormais proposer des «plans de formation» à leurs salariés et payer une taxe pour financer ces évolutions professionnelles qui leur permettront de gagner en productivité.
S’il se montre «content d’être sorti de [sa] machine à proposer pour essayer sur le terrain et pour tester», Delors tire pourtant un bilan «en demi-teinte» de son «expérience d’ouverture» à Matignon : si Chaban-Delmas a fait preuve «d’une grande audace», «il n’est pas allé au bout de ce que j’aurais souhaité dans le domaine social», écrit-il dans ses Mémoires. «On ne peut pas dire que mes efforts aient été couronnés de succès dans le long terme puisque nous sommes pratiquement retombés à partir de 1973 dans ce climat de guerre civile froide qui caractérise les relations sociales françaises, poursuit-il. Avec, en plus, le péché mignon de notre classe politique qui veut que tout soit politique et en fait une sorte de recette magique.» Il en tire alors une leçon qui vaut pour les dirigeants actuels : «Il s’agissait de responsabiliser les partenaires sociaux de manière qu’on n’arrive pas à la situation actuelle : un gouvernement face à une opinion publique avec, comme seuls arbitres des élégances, les médias. Ces sociétés sont très difficiles à gérer lorsqu’il n’y a plus d’intermédiaire autorisé pour exprimer les aspirations venues de la base et expliquer les décisions prises au sommet ou les décisions prises en concertation.»
Poussé dehors par Pompidou, Jacques Chaban-Delmas quitte Matignon en 1972. Delors n’y reste guère plus longtemps et finit par retourner à la Banque de France, où il sera même nommé au conseil d’administration. Mais cela ne fait pas un métier. Il devient d’abord professeur associé à l’université Paris-Dauphine puis, surtout, reprend son chemin politique vers une gauche en pleine mue. En 1971, la SFIO s’est transformée en Parti socialiste sous la houlette de François Mitterrand, et a signé l’année suivante un Programme commun avec les communistes. Jacques Delors est associé, de loin, aux «Assises du socialisme» organisées en 1974, dans la foulée de la courte défaite présidentielle. A cette occasion, Michel Rocard et la minorité du PSU, tout comme des membres de la CFDT, rejoignent le PS et y font ainsi entrer dans la vieille maison les idées de la deuxième gauche.
Delors adhère lui aussi au PS, section du XIIe arrondissement de Paris. L’accueil, en particulier celui des militants du Ceres de Jean-Pierre Chevènement, lui fait dire qu’il entre en période de «purgatoire» : on lui reproche d’avoir servi Chaban-Delmas, on murmure que Giscard lui aurait proposé un poste, on le critique pour avoir osé écrire dans un journal économique et financier… «J’avais pris le risque de Chaban-Delmas mais ma famille était et demeurait à gauche», dira-t-il. Il tire la leçon du fonctionnement de la Ve République : sans union de la gauche, point de chance d’atteindre le sommet. Mitterrand le nomme rapidement à son «comité des experts». En retour, il l’assure de son soutien lorsque Michel Rocard – pourtant assez proche de lui sur le fond – le défie au congrès de Metz en 1979. Delors estime que Mitterrand est «le seul qui peut amener la gauche à la victoire en 1981». Il en sera remercié.
Associé à la campagne présidentielle, Delors est mis en avant par le futur président sur une des affiches qui promet aux Français «un autre chemin». «Mais qu’est-ce qu’il fait là, papilou ?» lance sa petite-fille Clémentine, 3 ans à l’époque, lorsqu’elle tombe sur la photo. Delors est présenté comme un gage de sérieux : chrétien de gauche, passage au Plan, ex-conseiller d’un Premier ministre de droite… Le profil est important pour un Mitterrand qui a besoin de rassurer, notamment sur le volet économique. Reçu rue de Bièvre après la victoire, il se voit demander par Mitterrand ce qu’il souhaite faire. «Commissaire général au Plan», lui répond Delors. «Pour vous, le temps de telles fonctions est passé et, en matière sociale, vous avez déjà tout prouvé», lui répond le président fraîchement élu. Ce sera le ministère des Finances. Delors l’apprendra chez lui, lorsque les noms sont égrenés sur le perron de l’Elysée.
Ministre des Finances en 1981, dévaluations et nationalisations
Si le nouveau Premier ministre, Pierre Mauroy, ne lui a pas passé de coup de fil, il avait cependant associé Delors aux premières décisions monétaires qui allaient être prises, notamment sur le contrôle des changes, destiné à endiguer la fuite des capitaux vers l’étranger. Le nouveau ministre arrive rue de Rivoli (où siégeaient alors les Finances avant la construction de Bercy) avec un franc attaqué et décroché face au dollar, les conséquences du choc pétrolier de 1979, une inflation à 14%… «C’est la tâche historique que nous avons menée, expliquera-t-il des années plus tard. Celle d’avoir convaincu les Français qu’il fallait se débarrasser de cette maladie qui nuisait à notre autonomie économique, minait la croissance et renforçait les inégalités sociales.» Conscient du «coût» des «110 propositions» du président socialiste, il pilote la première dévaluation du franc à l’automne 1981 et constate le problème économique qui mine la politique de relance par la consommation : «Nous avons relancé socialement la croissance […] à un moment où, en Europe et aux Etats-Unis, l’encéphalogramme était plat. Résultat : tous ceux qui n’arrivaient pas à vendre chez eux sont venus vendre chez nous et nos entreprises n’ont pas eu la réaction de produire plus pour satisfaire cette augmentation de la demande intérieure.» La faute, dit-il dans ses Mémoires, à la droite qui n’avait pas assez investi dans l’appareil productif puis au «climat de guerre civile froide» entretenu par «l’opposition et une partie du patronat».
Ministre de Mitterrand, Jacques Delors incarne prudence et modération et ouvre la voie, dès 1982, à la «parenthèse» : réduction du déficit budgétaire, équilibre du budget de la Sécurité sociale, blocage des prix et des salaires… La rigueur, nécessaire pour maîtriser l’économie française, se prépare…
«Réservé» sur la nationalisation des banques, il appuie celle des grandes entreprises afin de «moderniser et adapter l’appareil productif et industriel français». Ami avec Pierre Mauroy et Pierre Joxe, en désaccord politique avec Jean-Pierre Chevènement et les ministres communistes, les tensions sont fortes avec Laurent Fabius qu’il soupçonne, depuis sa position au Budget, de le «surveiller». Après la première dévaluation, Delors propose des coupes budgétaires pour tenir les finances. Il est battu en interne par Fabius. «Je me sentais vraiment seul à cette époque», confie-t-il. Le 29 novembre 1981, au Grand Jury de RTL, il invite le gouvernement à faire une «pause dans les réformes». L’emploi du mot «pause» est volontaire : Léon Blum l’avait utilisé en 1937, annonçant le début de la fin du Front populaire. Le lendemain, à Roissy, le ministre PCF Charles Fiterman lui tombe dessus : «Te rends-tu compte de ce que tu as dit ? Tu réveilles des passions vieilles de quarante-cinq ans !» «Il fallait que j’intervienne pour mettre un peu d’eau dans la chaudière», justifie-t-il vingt ans plus tard. Dans cette tentative de «provoquer un véritable électrochoc psychologique», Delors, écrit le Nouvel Observateur, «révèle enfin au grand jour le débat de fond que la gauche affronte». Le ministre incarne alors prudence et modération et ouvre la voie, dès 1982, à la «parenthèse», selon l’expression utilisée par Lionel Jospin au PS : réduction du déficit budgétaire, équilibre du budget de la Sécurité sociale, blocage des prix et des salaires, fin de l’indexation automatique sur les prix effectifs, tour de vis budgétaire, accords sociaux de «compétitivité»… La rigueur, nécessaire pour maîtriser l’économie française, se prépare.
Delors, qui est au passage devenu maire de Clichy en 1983, assure que, contrairement à ce que pouvait raconter la presse, il n’a menacé que trois fois de démissionner. Une première fois en 1981, après la première dévaluation et le refus de l’exécutif de couper davantage dans le budget. Puis, à propos des nationalisations. «Je suis resté pour continuer le “boulot” d’assainissement et de modernisation de l’économie française.» La troisième fois, parce que Mauroy le désavoue, en sa présence, sur la baisse des taux d’intérêt des livrets d’épargne. Delors s’en plaint à Mitterrand. Réponse simple du chef de l’Etat : «Je vous donne tout à fait raison. On s’est mal conduit avec vous mais je vous en prie, passez là-dessus.»
Le bras de fer de mars 1983
Le ministre a aussi pour mission de stimuler – et protéger – l’épargne des Français et de financer de grands plans d’investissements dans les infrastructures. Mais les difficultés monétaires toujours présentes poussent Mitterrand et Mauroy à s’interroger sur un changement de politique économique. Certains au PS, notamment les plus souverainistes, poussent pour une sortie du Système monétaire européen (SME), l’embryon de l’euro, pour laisser à nouveau le franc flotter, stimuler les exportations mais s’écarter des autres économies européennes. «En mars 1983, nous étions à deux doigts de l’effondrement de la Communauté européenne», se rappelle Hans Tietmeyer, alors secrétaire d’Etat au ministère des Finances allemand et futur patron de la Bundesbank : «Une partie du gouvernement français de l’époque voulait ériger des barrières douanières. Celui qui a fait prévaloir un autre point de vue, c’est Jacques Delors. Il voulait que nous l’aidions en acceptant une réévaluation du mark et une dévaluation du franc» afin que celui-ci puisse rester dans le SME.
«Toute la France était alors dans un rêve. Pour moi, le SME était un pas en avant dans la construction de l’Europe et une contrainte indispensable pour amener les Français à comprendre que les politiques de stabilité s’imposaient. C’était le seul moyen, c’était la contrainte nécessaire pour purger les esprits», explique Jacques Delors. A l’occasion de rencontres presque quotidiennes durant les dramatiques semaines de mars 1983, il cherche à convaincre Mitterrand de ne pas céder à la politique isolationniste défendue notamment par Bérégovoy et Chevènement.
Tout culmine pendant le week-end du 19 et 20 mars à Bruxelles, où se négocie un réalignement du franc entre les dix Etats membres de l’époque : «Ce dimanche-là, raconte Klaus Regling, alors fonctionnaire au ministère des Finances, il n’y a pas eu de décision, parce que les Français n’étaient pas en mesure d’en prendre une. Delors a dû retourner à Paris. Nous, on se demandait s’il allait être nommé Premier ministre ou démis de ses fonctions. Mais il est revenu et c’est lui qui avait remporté la manche.» Le lendemain, le 21 mars 1983, au prix d’une dévaluation de 8% face au mark, le franc reste dans le système. Hubert Védrine, alors conseiller diplomatique à l’Elysée, parle de «choix stratégique», car le chef de l’Etat a compris que la poursuite de la politique économique menée depuis 1981 conduisait au déficit, à la dépendance, à l’isolement et au risque d’une intervention du Fonds monétaire international (FMI). A partir de là, son engagement européen devient total. «La relance de l’Europe, en juin 1984, lors du Conseil européen de Fontainebleau, n’aurait pu avoir lieu s’il n’y avait pas eu le tournant de mars 1983», analyse Védrine. En même temps, ce virage «serait resté stérile s’il n’avait pas débouché sur une grande politique européenne».
Au lendemain de ce sommet, Delors est invité à déjeuner avec Mitterrand en compagnie de Bérégovoy et Fabius. Puis, le Président les reçoit un par un dans son bureau. Le ministre des Finances se voit proposer le poste de Premier ministre. Il fait savoir au chef de l’Etat qu’il ne se voit pas à Matignon sans garder la maîtrise de la politique budgétaire. «Eh bien, ce n’est pas possible, je ne peux pas accepter ça», lui répond Mitterrand. Un an plus tard, le président socialiste lui expliquera ce refus : «Je ne voulais pas jouer les rois fainéants en face de vous comme maire du palais…»
«Vous n’êtes pas assez à gauche…»
Mauroy reste Premier ministre, Delors, toujours aux Finances, monte à la deuxième place dans l’ordre protocolaire. Jusqu’en juillet 1984 et le changement de Premier ministre, il s’échine à batailler pour la rigueur et tenir le franc à flot. Lorsque Mitterrand le reçoit à nouveau avant de nommer Fabius à Matignon, Delors lui fait part de son souhait de quitter le gouvernement : «Je suis là depuis trois ans et, franchement, je n’arrive pas à être d’accord avec les méthodes de l’Elysée, fait-il savoir. Il y a quelques jours, j’ai encore appris par un de vos conseillers que mon directeur général de la concurrence allait devenir président d’une entreprise nationale. Ce sont trop d’empiètements.» «Si c’est ça, vous n’allez pas tirer les bénéfices de votre politique», lui répond le chef de l’Etat selon Delors dans ses Mémoires, tout en lui expliquant les raisons qui font qu’il ne peut le nommer en remplacement de Mauroy : «Vous n’êtes pas assez à gauche pour le Parti socialiste.»
Mitterrand ne tarde pas à marquer de son empreinte la construction communautaire. Un an après avoir failli saborder l’Europe, sa gestion de la présidence de la CEE, au premier semestre 1984, est celle du désembourbement. En février 1984, le chef de l’Etat estime que l’Europe ressemble «à un chantier abandonné» : depuis 1980, Margaret Thatcher, la Première ministre britannique, a pris le budget communautaire en otage, estimant que son pays paye trop par rapport à sa richesse et surtout reçoit trop peu. C’est le fameux «I want my money back». Mais cette «période de stagnation, voire de crise, n’était pas due uniquement à la revendication de Mme Thatcher», souligne Jacques Delors dans ses Mémoires : «Il y avait également une crise de surproduction du lait et des désaccords entre l’Allemagne et la France sur les montants compensatoires agricoles, ce mécanisme compliqué qui évitait aux Allemands, chaque fois que les autres monnaies dévaluaient, d’en subir les conséquences par une baisse de leurs prix agricoles internes.» Aidé par Helmut Kohl, le chancelier allemand, François Mitterrand réussit, à Fontainebleau, à convaincre la «Dame de fer», Margaret Thatcher, d’accepter un compromis sur le budget. La solution est certes coûteuse pour les contributeurs nets au budget et, avant tout, pour l’Allemagne, mais elle débloque la machine européenne.
«En France, [être démocrate-chrétien] est absolument inconfortable et coupe de tout avenir possible. […] Mais il est idéal en Europe. La Communauté économique européenne a été fondée par cette coalition de sociaux-démocrates et de vrais démocrates-chrétiens. J’étais “the right man at the right place”.»
— Jacques Delors, dans ses «Mémoires», à propos de sa nomination à la tête de la Commission européenne
Les Dix doivent aussi trouver un nouveau président pour succéder, en janvier 1985, au très effacé Luxembourgeois Gaston Thorn à la tête de la Commission européenne. On dit que Mitterrand songeait à nommer Claude Cheysson, son ministre des Relations extérieures, afin de libérer le Quai d’Orsay pour son ami Roland Dumas, et que Thatcher s’y serait opposée, le jugeant trop à gauche. Jacques Delors, dans ses Mémoires, ne confirme pas. Jacques Attali, alors conseiller spécial de Mitterrand, affirme dans Verbatim, que le chef de l’Etat aurait, dès le départ, songé à Delors. «Le 25 juin 1984, écrit Delors, Helmut Kohl, que j’allais accueillir à Orly avant le Conseil européen de Fontainebleau, m’avait pris à part pour me dire : “C’est le tour d’un Allemand de présider la Commission, mais il peut y avoir un intérêt politique à ce que ce soit un Français. Dans ce cas, je n’accepterais personne d’autre que quelqu’un dont les initiales seraient JD.”» «Le chancelier m’a en quelque sorte choisi, confie Delors. Pour lui, j’aurais pu aussi bien être démocrate-chrétien. En France, ce positionnement politique est absolument inconfortable et coupe de tout avenir possible. On est pris en tenaille entre les socialistes et les démocrates-chrétiens eux-mêmes coupés en tranches par le gaullisme. Mais il est idéal en Europe. La Communauté économique européenne a été fondée par cette coalition de sociaux-démocrates et de vrais démocrates-chrétiens. J’étais the right man at the right place.» Les Dix donnent leur accord à cette nomination fin juillet 1984 et c’est la présidence semestrielle tournante irlandaise qui lui apprend qu’il sera le prochain président de l’exécutif européen.
Jacques Delors est l’un de ces hommes politiques qui ont la démesure nécessaire pour vouloir peser sur le cours de l’histoire. Balançant entre des phases d’hyperactivité, épuisantes pour son entourage, et des journées d’abattement, il sait se fixer des buts à long terme. «Ce que je savais de lui, outre qu’il était extrêmement intelligent et énergique, était qu’il avait la réputation d’avoir mis le holà, alors qu’il était ministre des Finances, à la politique de gauche du premier gouvernement nommé par le président Mitterrand et d’avoir assaini les finances de son pays, écrit de lui dans ses mémoires Margaret Thatcher. Le socialiste français est un animal extrêmement redoutable. Il peut être hautement éduqué, complètement sûr de lui, dirigiste [en français dans le texte, ndlr] par conviction, car appartenant à une culture politique dirigiste par tradition. Tel était M. Delors.» Elle regrettera amèrement, plus tard, d’avoir acquiescé à sa nomination, mais, en cette fin de mois de juillet 1984, la CEE est de nouveau sur les rails.
Fraîchement nommé, mais pas encore en fonction, Delors effectue, dès le mois d’août 1984, une tournée des capitales pour prendre le pouls des dirigeants européens et préparer le programme pour la Commission qui prendra ses fonctions le 1er janvier 1985. Pendant ses derniers mois à Paris, il réunit autour de lui une petite équipe de collaborateurs qui réfléchit à la façon de relancer la construction européenne et qui deviendra, plus tard, le noyau dur de son cabinet à Bruxelles. Parmi eux, Pascal Lamy, qui avait été membre du cabinet du Premier ministre Pierre Mauroy après avoir été collaborateur de Delors aux Finances : le futur patron de l’Organisation mondiale du commerce jouera un rôle déterminant, en tant que chef de cabinet pendant les dix ans du règne de ce dernier, jusqu’en 1995. «Parmi les idées qui avaient été testées à l’époque, il y avait quatre thèmes : les institutions, la défense, la monnaie et le marché intérieur», se souvient celui que Delors surnommait son «moine soldat». «Vers le mois de novembre [1984], la conclusion a été que l’achèvement du marché intérieur était le thème le plus consensuel. C’est donc lui qui a été au cœur du programme de travail de la Commission. Le souhait de Delors a toujours été d’axer l’effort sur un moteur principal et de garder les autres moteurs en réserve.» L’idée d’union monétaire a certes recueilli une réaction positive de Mitterrand, des Belges, des Luxembourgeois, des Néerlandais et des Italiens. Mais ce projet, en 1984, est jugé prématuré par Helmut Kohl et suscite une ferme opposition de Margaret Thatcher et de son grand argentier, Nigel Lawson, qui a accueilli cette proposition par un «Never !» retentissant. Pour avancer sérieusement, il fallait donc d’abord achever «ce marché commun que l’on appellerait marché unique et le faire dans un délai donné», explique Delors. Ce sera l’échéance du 1er janvier 1993.
Citoyen d’honneur de l’Union européenne
Après deux mandats à Bruxelles, Jacques Delors quittera la présidence de la Commission en janvier 1995. Retiré de fait de la vie politique, il retourne enseigner à l’université, reste ce grand témoin de la gauche européenne et sociale-démocrate. On vient l’écouter dans les forums et colloques sur «l’avenir de l’Union», s’engage pour le oui au traité constitutionnel européen dix ans plus tard. On le lit dans la presse – plutôt hebdomadaire – où il plaide pour davantage de fédéralisme européen et pousse à ce que cette «jambe» suive celle qu’il a mise en place. «Lorsqu’on a créé la monnaie unique, on n’a pas développé suffisamment les outils assurant que l’atout d’intégrer nos monnaies mène à une Europe qui converge, à une Europe socialement équilibrée pour tous, lance-t-il en 2018 lors d’un colloque à Berlin. Ce sont ces deux piliers de l’union économique et monétaire, l’économique et le social, que l’on doit bâtir dans les années à venir. Je l’ai toujours dit et je le répète aujourd’hui : l’euro a besoin de ses deux jambes pour marcher, la seule jambe monétaire ne suffit pas et ne suffira jamais.» Les crises successives – dettes souveraines avec l’effondrement économique de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal et de l’Italie au début des années 2010, Brexit, Covid… – obligent les Etats, notamment l’Allemagne, à mutualiser davantage les risques.
«Les solutions que j’avais en tête pour surmonter les difficultés propres à la France étaient assez éloignées, pour parler franchement, de celles dégagées, à son congrès, par la majorité du Parti socialiste.»
— Jacques Delors dans ses «Mémoires»
Désigné «citoyen d’honneur» de l’UE (ils ne sont que trois avec Jean Monnet et Helmut Kohl), Delors n’aura plus voulu reprendre de manettes durant les dernières années de sa vie. En 1995, il a renoncé à son destin national alors que la quasi-totalité des sondages de l’époque le donnaient large vainqueur devant Jacques Chirac. Il s’agit de «la seule occasion importante où je n’ai pas suivi les conseils qui m’ont majoritairement été donnés, ni les fortes pressions qui les ont souvent accompagnés», écrira Delors, lucide sur son image dans l’opinion : «Mon éloignement à Bruxelles m’a épargné la crise de confiance – très forte à ce moment – des Français à l’égard de leur classe politique, et plus encore à l’égard de la gauche […]. La France rêvée ne coïncide pas forcément avec la France qui s’exprime lors d’une élection présidentielle.» Social-démocrate revendiqué, l’ancien patron de la Commission fait le constat d’un paysage politique encore beaucoup trop polarisé : la «majorité» qu’il aurait alors souhaitée «pouvait se trouver au croisement des socialistes et de démocrates-chrétiens». Une formule possible à Bruxelles et Strasbourg mais «pas transposable en France», pense-t-il alors : «Les solutions que j’avais en tête pour surmonter les difficultés propres à la France étaient assez éloignées, pour parler franchement, de celles dégagées, à son congrès, par la majorité du Parti socialiste.» Des camarades trop à gauche pour reconquérir le pouvoir après la défaite aux législatives de 1993 et pour accepter «un assainissement rapide des finances publiques», «baisse négociée des charges sociales, et donc un allègement du coût du travail, en contrepartie de la création d’emplois et du développement de la formation professionnelle», réforme de l’Etat «en le débarrassant de son anémie graisseuse et en le rendant plus efficace». «Si j’ai décidé de ne pas me présenter, c’est qu’après réflexion, j’en suis arrivé à la conclusion que l’absence d’une majorité cohérente m’interdirait de mettre en œuvre les réformes que je crois indispensables», livre-t-il dans ses Mémoires. «Je n’ai jamais été le candidat de cœur des socialistes, conclut-il, seulement leur candidat par défaut.» Lucide.
La relation pudique et affectueuse entre Jacques Delors et Martine Aubry
Le 27 décembre 2023, Martine Aubry a annoncé elle-même à l'AFP la disparition de son père Jacques Delors à l'âge de 98 ans. Un texte bref et concis. Bien que présents dans un monde politique très médiatisé, il était rarissime de les croiser ensemble ou de les interroger sur leurs relations personnelles. Quelques archives ont surpris des moments de complicité. Elles montrent une grande pudeur teintée de respect et d'amour.
L'ACTU.
Le 27 décembre 2023, Martine Aubry annonçait elle-même à l'AFP dans des termes sobres la disparition de son père Jacques Delors à l'âge de 98 ans : « il est décédé ce matin (mercredi) à son domicile parisien dans son sommeil ». Jacques Delors, né le 20 juillet 1925, fut militant socialiste, ministre de l’Économie et des Finances sous François Mitterrand de 1981 à 1984 et président de la Commission européenne de 1985 à 1995. Sa fille Martine Aubry adhéra au Parti socialiste en 1984. Puis, après des passages dans différents cabinets ministériels, sans jamais faire jouer sa filiation, elle sera ministre du Travail, de l'Emploi et de la Formation professionnelle de 1991 à 1993, et ministre de l'Emploi et de la Solidarité de 1997 à 2000. Elle fut élue maire de Lille en 2001.
Durant plusieurs décennies, Martine Aubry et Jacques Delors furent tous les deux des figures marquantes du monde politique, pourtant il était très difficile de les interroger ensemble ou de leur faire évoquer leurs liens familiaux. Quelques journalistes y sont parvenus et les interviews obtenues mêlent respect, pudeur et une grande tendresse.
LES ARCHIVES.
L'archive disponible en tête d'article date de juin 2009. Elle a été diffusée dans « Envoyé spécial » sur France 2. C'est l'une des rares vidéos où l'on voit le père et la fille, côte à côte, lors d'un événement officiel, avant le discours inaugural d'un colloque sur l'Europe. Si la caméra capte quelques gestes attentionnés, comme par exemple lorsque Martine Aubry recoiffe son père, le journaliste obtiendra difficilement leurs confidences.
Dans ce reportage sur le vif, le père de l'euro confie pourtant ressentir des « sentiments classiques et affectueux » à l'égard de sa fille et être fier de son parcours politique. Il faut observer la réaction de l'édile de Lille, qui, à cet instant, s'éclipse discrètement de l'image. Puis, Jacques Delors avoue son impuissance à « la protéger des coups politiques », avant de glisser, « mais quand elle a du souci, j'ai du souci ».
Plus tard, à la tribune, chacun évoque l'autre par son nom, avec une distance de circonstance. En rejoignant sa voiture au bras de son père, Martine Aubry ironisera : « Je n’allais pas dire papa ! », Jacques Delors ajoutant avec une pointe d'ironie, « c’est l’anti-peopolisation ». De leur relation personnelle, de leurs échanges politiques, Martine Aubry n'en dira pas plus, précisant tout de même qu'ils tenaient à leur« jardin secret » et de conclure : « Je crois qu’il faut le garder avec pudeur ».
Un papa absent mais attentif
Pour en savoir plus sur ce que fut ce papa militant, il faut retourner quelques années en arrière, en 1997. Le 13 janvier, dans l'émission politique « Franchement » diffusée sur France 2, Nathalie Saint-Cricq proposait un reportage dans lequel Martine Aubry se confiait sur son enfance auprès de son père : « Il était à la fois peu là et extrêmement présent. Il s’occupait de mon frère et moi avec une exigence parfois un peu dure, une sévérité… » racontait-elle. Son père était notamment très attentif à leurs résultats scolaires et à leur comportement extérieur. La ministre parlait d’exigence, « et en même temps, d’un côté extrêmement attentif, chaleureux et affectueux ».
Elle décrivait ensuite leur vie quotidienne rythmée par l'écoute de jazz « à 95 dB le dimanche matin, en travaillant et lisant… » et beaucoup de sport. « Pour moi ça n’a pas du tout marché, sauf pour le football que je continue à aimer », racontait-elle, suscitant le sourire amusé de son père en plateau. Le sport était l'un des loisirs préférés de la famille : « Chaque année, on faisait les pronostics pour le Tour de France avec mon frère et mon père et on regardait qui avait eu raison ».
Martine Aubry décrivait un homme passionné : « Mon père, c’est quelqu’un qui a des passions et qui essaye de les faire partager (… ) on ne le voit pas beaucoup dans sa vie publique, mais c’est peut-être ça qui est assez frappant. Mon père est quelqu’un qui sait où il va ».
Après la diffusion du reportage, Arlette Chabot et Alain Duhamel recueillaient les réactions de l'intéressé à chaud : « Je sentais les choses comme ça, mais c’est un bonheur de les entendre », déclarait-il. Il se lançait ensuite dans une sorte de mea-culpa en direct, expliquant que si les femmes de sa vie (sa grand-mère, mère, épouse, fille), tenaient une si grande place dans le privé, c'était notamment pour compenser son absence du foyer : « Tout cela s’explique par le remord d’un militant qui passait beaucoup de temps en dehors de chez lui. »
Invité Jacques Delors : la famille, témoignage de Marine Aubry
1997 - 03:05 - vidéo
LE BONUS.
En novembre 1998, l'émission « Les carnets du présent » de FR3 diffusait une archive inédite où l'on voit Jacques Delors et Martine Aubry assister ensemble au match Pays-Bas - Belgique au Stade de France. Un joli moment de complicité.
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