Le photographe Vincent Munier, drôle d’animal sur les traces de “La panthère des neiges”
La star de la photo animalière n’aime rien tant que le froid et les face-à-face avec les bêtes sauvages. Dans “La Panthère des neiges”, dimanche soir sur Arte, il embarque l’écrivain Sylvain Tesson au Tibet, sur les traces du mystérieux félin. Rencontre.
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Publié le 24 décembre 2023 à 19h30
« Quand je me retrouve en ville, je suis un autre homme. » Quel est donc ce drôle d’animal capable de changer de nature au contact du macadam ? Vincent Munier, 45 ans, profil de dieu grec et voix douce, a besoin d’humus. Un élément qui lui est aussi vital que l’oxygène l’est à nous autres mortels. En ce jour glacial de décembre, la star de la photo animalière serait bien restée dans sa forêt vosgienne plutôt que se rendre à Paris. Mais il en faudra plus que les échafaudages d’enfer de la porte Maillot pour le faire renoncer. Car l’homme a beau être un contemplatif, il sait ce qu’il veut. En l’occurrence que La Panthère des neiges soit vu.
Dans ce documentaire coréalisé avec sa compagne, Marie Amiguet, sur les hauts plateaux du Tibet, le mutique Munier s’emploie à devenir invisible dans l’espoir d’apercevoir la panthère, le grand fauve mythique des sommets. Rien d’impossible pour cet aventurier habitué à se faire minéral afin de saisir les animaux dans toute leur splendeur sauvage : les loups blancs de l’Arctique, les ours bruns du Kamtchatka, les grues du Japon ou les babouins du Waterberg…
Pour l’écrivain Sylvain Tesson, son intrépide mais volubile compagnon de patience, la mission s’annonçait en revanche plus complexe. « Je dois avouer qu’il n’a pas commencé par le plus simple, sourit le photographe. Les affûts de panthère, c’est un peu dur : on se place derrière un rocher très tôt le matin et on ne bouge plus jusqu’à la nuit. » Le tout, dans le froid, et sans aucune certitude de croiser le félin. « Il faut quand même une sacrée vie intérieure pour supporter ça », avance Tesson, qu’on devine passablement au bout du rouleau après des heures d’attente vaine.
Si le photographe, créature éminemment solitaire, a proposé à l’écrivain de partager avec lui l’ivresse des sommets, ce n’est pas seulement pour la beauté du geste. La popularité de Sylvain Tesson l’a convaincu — à raison, puisque le récit que l’écrivain a tiré du tournage, et pour lequel il a reçu le prix Renaudot, s’est depuis écoulé à 500 000 exemplaires, faisant de lui l’auteur francophone le plus lu en 2019... L’opportunité de sensibiliser un large public aux espèces en sursis valait bien de renoncer temporairement à ses précieux tête-à-tête avec les bêtes.
Être dehors, à l’affût des animaux, me procure un plaisir intense et égoïste.
« J’avais envie de mettre mon expérience au service de la défense de la nature, explique Vincent Munier. L’idée est d’aller chercher au fond de chacun de nous une capacité d’émerveillement qui donne envie de protéger le beau. » Sans l’urgence écologique, le photographe à l’œil de lynx aurait probablement continué à parcourir steppes et crêtes en solo. « Être dehors, à l’affût des animaux, me procure un plaisir intense et égoïste, que ce soit dans les tourbières de mon enfance ou dans le grand Nord. Mais aujourd’hui, je suis dans une souffrance croissante face au mal qu’on fait à tous les autres êtres vivants, y compris à ceux dont on dépend. Cet irrespect me rend malade. »
Vincent Munier a grandi à la lisière d’une forêt, dans les Vosges. Il préfère dire « dans » la forêt. Un vrai garçon des bois, guidé par un père naturaliste qui lui a transmis sa passion du vivant. « Avec mon frère et ma sœur, mon père nous emmenait bivouaquer, on dormait à la belle étoile, on faisait du canoë… C’était une enfance au grand air. » Un jour de novembre, dissimulé dans un affût de branchages, Vincent Munier photographie son premier animal sauvage : un chevreuil. Il a 12 ans et plus de trente ans après, son visage s’éclaire encore à l’évocation de cette rencontre fondatrice. « Figer ce moment a été génial. C’est comme retenir un mirage. Un rêve. »
Dès lors, Vincent Munier n’a qu’une idée : devenir photographe animalier. Et tant pis si cette adolescence tapie à attendre qu’une mésange ou une bergeronnette passe devant l’objectif lui vaut quelques suées de honte face à ses pairs. Toujours dehors, plus rarement dans les salles de classe – « Les examens sont en mai-juin, précisément quand la vie explose, c’est une grosse bêtise ! » –, Munier ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche. Il dévore les ouvrages du Suisse Robert Hainard, artiste animalier et « formidable ambassadeur du sauvage », ou de l’ornithologue Paul Géroudet.
À leur contact, il se forge une éthique de photographe indépendant dont il ne dérogera plus. « J’aime que la photo résiste à l’illustration. » Pas nécessairement sensationnels mais souvent poétiques et nimbés de mystère, ses clichés évoquent l’art minimaliste nippon, telles des estampes en mégapixels. « Très tôt, j’ai enlevé mes photos de certaines agences car je refusais qu’elles se retrouvent dans des magazines de chasse en contradiction avec mes valeurs. »
Ses débuts sont pourtant difficiles : « À l’époque, vivre de la photo de nature était plus qu’incertain. » Petits boulots, CDD dans la presse quotidienne régionale… Le jeune photographe se fait repérer lors d’un concours organisé par la BBC au Museum d’histoire naturelle de Londres. Suivront de multiples voyages et de nombreuses photos couronnées de prix. En 2010, l’ancien cancre fonde sa maison d’édition, Kobalann. Depuis, Vincent Munier fait de plus en plus d’embardées du côté du cinéma, qu’il envisage en photographe : « Je filme avec mes boîtiers photos et multiplie les plans fixes. » En 2012, il coréalisait Ours, simplement sauvage, avec Laurent Joffrion. « Nous voulions montrer la différence criante entre le nord de l’Espagne, où la population vit en harmonie avec quatre cents ours, et les Pyrénées, où l’intolérance envers quarante de ces plantigrades crée des situations de tension permanente. »
Je serais incapable de témoigner de ce qui est abîmé dans la nature. Je suis trop fragile pour cela.
C’est bien ainsi que Vincent Munier milite. Par l’image, animée ou non. Animalière, toujours. « Je serais incapable de témoigner de ce qui est abîmé dans la nature. Je suis trop fragile pour cela. J’admire les associations qui sont en première ligne dans le combat écologique. Je les soutiens mais je n’y ai pas ma place. Quand je me suis engagé pour des projets dans les Vosges ou ailleurs, ça m’a fracassé. Je ne suis pas fait pour ça, contrairement à des amis comme Allain Bougrain-Dubourg. » S’il sait où se situer dans le paysage militant, Munier connaît aussi sa place vis-à-vis du monde animal. Parlez-lui d’anthropomorphisme, il bondit tel un lion. « Les humains, y compris les scientifiques, aiment manipuler les bêtes. Les toucher, leur implanter des puces, les nommer. Pour moi, c’est extrêmement important de ne pas interférer avec les animaux. Pour protéger la nature, foutons-lui la paix ! »
Lui qui adore les démonstrations de force de la nature – ces tempêtes et éléments déchaînés capables de nous rappeler que nous ne maîtrisons rien – se laisse parfois consumer par le désespoir que rien ne change. « On est vraiment des gros sagouins… À peine le confinement terminé, on reparlait déjà de croissance. Mais regardez où la disparition de la diversité nous mène ! » Et de citer l’extinction progressive du grand tétras des Vosges, ce gallinacé auquel son père a consacré sa vie… Les jours où la foi se carapate, Vincent Munier se dit qu’il serait sage d’accepter la fin de l’espèce humaine. Ne serait-ce que pour tenir la peur à distance. Et puis, il reçoit des photos, des textes et des dessins d’enfants. « Ce sont eux qui me font tenir. » Les petits d’hommes qui, demain, peut-être, sauront retrouver en eux l’animal. Celui qu’à chaque affût Vincent Munier convoque pour mieux s’émerveiller.