Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Île-aux-Moines a été le refuge de plusieurs familles juives
Alors que depuis mars 2022, l’Île-aux-Moines (Morbihan) accueille des Ukrainiens, les plus anciens habitants se souviennent aussi des familles juives venues s’y cacher pendant la Seconde Guerre mondiale. Une histoire encore douloureuse et mystérieuse.
Merci, Irène, d’avoir été le témoin de la vie plus forte que la mort.
Le 3 janvier 2023, par une après-midi grise et venteuse, une trentaine d’habitants de l’Île-aux-Moines (Morbihan) ont rendu hommage à une membre emblématique de leur communauté.
Décédée à 88 ans, Irène Kwass est décrite par le maire de l’île, Philippe Le Bérigot, comme une petite femme haute comme trois pommes aux airs d’oisillon tombé du nid
.
Le début de sa vie a des airs de roman : née en région parisienne dans une famille juive et communiste, elle a échappé à la Shoah en se réfugiant sur l’île, chez ses grands-parents maternels, pendant la Seconde Guerre mondiale.
Sa mère, Violette Héranger, et sa grand-mère paternelle, Lise Jacobsohn, y ont été arrêtées, en 1943. Violette s’est échappée de la prison de Vannes, et a pu retrouver sa petite Irène, confiée à une voisine et épargnée grâce à la solidarité îloise
. Lise a été déportée et assassinée à Auschwitz en 1943.
La guerre terminée, Irène et ses parents, Violette et René, sont retournés vivre à Paris, où sa mère était antiquaire aux puces de Saint-Ouen. Mais ils revenaient souvent à l’Île-aux-Moines, où elle avait aussi ouvert une brocante. Tous trois ont fini leur vie dans le Morbihan. Mais elle ne parlait jamais de tout ça
, témoigne sa voisine et amie, Michèle Robin.
Des petits Juifs servants de messe
Un silence commun, à l’époque, de sorte que personne, ou presque, ne se souvient que la famille Héranger-Kwass et des dizaines d’autres, fuifs, résistants, réfractaires au Service de travail obligatoire, avaient trouvé refuge au beau milieu du golfe du Morbihan, dans les années 1940.
Certains y avaient de la famille, des amis. D’autres sont arrivés là sans que l’on sache précisément comment. Seule certitude : au moins quatre enfants juifs ont pu être sauvés, pas cachés mais protégés de la meilleure des manières, en nous plaçant au milieu de tous, scolarisés, baptisés, intégrés jusqu’à être servants de messe et à participer activement aux processions
, témoigne Georges Arbuz.
Le plus jeune, et seul encore en vie, n’avait que 3 ans à son arrivée à l’Île-aux-Moines. « Tout le monde savait qui nous étions, personne n’a jamais trahi notre identité à l’Occupant. Des liens d’amitié très profonds se sont tissés, nous avons bénéficié d’une solidarité matérielle et affective », salue l’octogénaire, plein de gratitude pour celles et ceux qui l’ont protégé et sauvé ainsi que ses cousins, Daniel, 5 ans et Ilona, 8 ans.
Deux fillettes, deux destins
Ilona a fait sa communion avec nous, les religieuses y tenaient
, se souvient Michèle Beven, l’une des doyennes de l’île. C’était une bonne camarade, mais elle n’avait pas notre insouciance.
Et pour cause : débarquée dans un pays étranger, séparée de son père, prisonnier en Russie, de sa mère Rita, restée en Pologne pour tenter de sauver ses propres parents – tous trois ont finalement été déportés et exterminés à Auschwitz.
Ilona habitait tout près de chez nous avec ses deux tantes. J’étais à sa communion, en mai 1944
, ajoute Cléa Albigès. L’octogénaire vannetaise a même conservé une image pieuse et des photos de cette fête, moment de joie si rare en temps de guerre.
Deux fillettes, deux destins. Irène est restée très liée à l’Île-aux-Moines. Ilona n’y est jamais revenue, jusqu’à son décès en 2017, à l’âge de 85 ans, en Floride.
« Je suis tombée des nues »
Pendant presque soixante ans, la vie a repris son cours sans que personne ne rouvre la boîte à souvenirs. Parce que parler de ceux qui ont été raflés, c’est aussi rappeler que d’autres les ont dénoncés. Jusqu’en 2002, où une petite dizaine d’habitants ont été reconnus « Gardiens de la vie » par l’association Mémoire et reconnaissance.
Fille de l’un des récipiendaires, Joëlle Dalido dit être tombée des nues, et mon frère aussi. On savait que notre père avait un lien fort avec la famille Kwass, mais on ne connaissait pas les détails.
Jean Dalido, décédé en 1999, et son frère André avaient caché et aidé de nombreux réfugiés et résistants.
Était-ce chez les Dalido que des armes étaient cachées dans un grand coffre en bois, avec, à chaque fois, une dame en costume et en coiffe assise dessus, ce qui fait que les Allemands n’osaient jamais l’ouvrir
? Est-ce vraiment à cause de cette « planque
que l’armée allemande a fini par débarquer ?
C’est ce que croit savoir Cléa Albigès, marquée au fer rouge par la rafle du printemps 1943. Jusqu’alors, on ne se rendait pas compte de la situation. Mais ce matin-là, j’ai eu très peur. Quand les Allemands sont entrés, je me suis cachée dans une armoire avec ma tante. On avait encore nos bols du petit-déjeuner en main…
Une chappe de silence entoure toujours cette histoire tragique, teintée de solidarité et d’humanité. Il aura fallu des mois de recherche pour ériger à ces réfugiés et à leurs sauveteurs ce modeste mausolée de papier. Mais bientôt, peut-être, des pierres mémorielles, des Stolpersteine, rappelleront aux visiteurs que sur cette île bretonne, des réfugiés ont été protégés et, pour certains, raflés. Un petit pavé comme rempart contre l’oubli.
Que faisaient-ils là ? Mystère
Au moins quatre adultes ont été arrêtés à l’Île-aux-Moines, au printemps 1943, parce que Juifs. L’un d’eux s’appelait Henri Marx.
De cet oncle, Paul, son neveu, ne connaît que des bribes d’une courte vie : né en 1897 à Calais, Henri a quitté le domicile de sa sœur Jeanne à Londres en 1940, contre l’avis de mon père, pour rejoindre la France, convaincu que son statut d’ancien combattant de la Première Guerre le protégerait
.
Le 19 mars 1943, ce commercial est raflé sur l’Île-aux-Moines, où il a suivi la femme qu’il aimait. Que faisaient-ils là ? Qui les a dénoncés ? L’enfant qui les accompagnait était-il le sien ? Mystère.
« M. Marx s’est laissé emmener »
Paul Marx ignore jusqu’au nom de cette compagne et de cet enfant, qui auraient vraisemblablement survécu à la guerre. Henri Marx, lui, n’a pas eu cette chance. Comme la grand-mère d’Irène Kwass, il a été arrêté, emprisonné à Vannes, transféré à Drancy puis déporté à Auschwitz, où il a été assassiné le 23 juillet 1943.
Dans le seul témoignage sur cette rafle du 19 mars 1943, paru dans Le Livre de l’île, on apprend que Gaston Calbourdin, l’Îlois qui le cachait, l’avait supplié de s’enfuir par le fond du jardin en voyant arriver la Gestapo. « Henri a refusé : Si on ne me trouve pas, c’est vous qui aurez des ennuis. Et Monsieur Marx s’est laissé emmener. Pour ne jamais revenir. Monsieur Calbourdin ne s’est jamais remis de cette arrestation. »
D’une guerre à l’autre
À la fin des années 1990, des familles morbihannaises ont accueilli en vacances des enfants ukrainiens après la catastrophe nucléaire de mars 1986, avec l’association Tchernobyl Bretagne Sud.
L’une de ces fillettes a gardé contact avec ceux qui l’ont reçue chaque été pendant quatorze ans, sur l’Île-aux-Moines. Un lien qui a permis à ses amies, deux sœurs prénommées Olha et Polina, d’être parmi les premières Ukrainiennes à venir se réfugier en France, dès mars 2022, lorsque la guerre a éclaté dans leur pays. La tradition d’entraide se perpétue, quatre-vingts ans après la Seconde Guerre mondiale, sur l’île bretonne.