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Gérald Bronner, une transclasse contre le "la douleur" par Annie Ernaux



Enfants d’ouvriers ou de femmes de ménage, ils sont devenus des écrivains, des intellectuels ou des hommes politiques de premier plan. La France se distingue par ses inégalités scolaires, mais les « transfuges de classe », ou « transclasses », sont en vogue dans l’édition. Avec Et tes parents, ils font quoi ?, Adrien Naselli, fils d’une secrétaire et d’un chauffeur de bus, a interrogé des nomades sociaux (Rokhaya Diallo, Aurélie Filippetti…). Dans Restez chez vous…! Sébastien Le Fol a également rencontré des personnalités confrontées au mépris de classe, de Michel Onfray à François Pinault. L’an dernier, le prix Nobel de littérature récompensait Annie Ernaux, véritable sainte des « transclasses ». Comme si passer de parents de petits commerçants normands à l’enseignement du français équivalait à un chemin de croix…

Dans Les Origines, Gérald Bronner revient à son tour sur ses origines modestes. Mais, loin d’un coming out misérable, son récit, qui mêle expérience personnelle et réflexions sociologiques, interroge la douleur qui accompagne souvent les livres de ces transclasses. Pourquoi l’ascension sociale doit-elle inévitablement être douloureuse ? Le sociologue a grandi dans une banlieue HLM de Nancy qui serait aujourd’hui qualifiée de « sensible ». Pendant longtemps, il s’est cru issu d’un milieu aisé. Jusqu’à ce que les vêtements portés par ses camarades, leurs destinations de vacances ou les professions de leurs parents lui ouvrent les yeux : « A un moment, j’ai compris : ma famille et moi, nous étions pauvres. » Qui connaît un peu l’université peut certifier qu’il n’y a là aucune coquetterie consistant à surjouer les origines populaires. Caricature de ce snobisme inversé, la chanteuse autrefois connue sous le nom de Christine and the Queens avait invoqué « un souvenir de muscles ouvriers », lorsque ses parents étaient enseignants dans le secondaire et le supérieur…

promesse de l’aube

Premier de sa famille (« toutes lignées confondues ») à décrocher le bac, Gérald Bronner est aujourd’hui comblé d’honneurs : professeur à la Sorbonne, essayiste à succès, président d’une commission contre les fake news à la demande d’Emmanuel Macron, à laquelle on peut ajouter une rubrique bimensuelle dans L’Express. Chez lui, jure-t-il, il n’y a pas de honte, contrairement à d’autres transclasses imprégnées de sociologie. De Pierre Bourdieu à Annie Ernaux en passant par Didier Eribon, beaucoup ont raconté leur embarras de ne pas avoir eu les codes des classes dominantes dans leur façon de s’habiller, de parler ou de manger, mais aussi leur culpabilité d’avoir trahi leur milieu social d’origine.

« Autant dire que ce n’est pas la honte qui me semble – même au départ – caractériser mon parcours et celui de beaucoup de mes amis d’enfance que j’ai gardés et qui, pour certains, sont devenus, eux aussi, des transclasses, assure Gérald Bronner. Ce n’est pas que le sentiment de honte soit absent de nos vies. Certes, il arrive parfois que nous n’ayons pas les codes d’un dîner ou d’une pratique culturelle (quand faut-il exactement applaudir à l’opéra ?), mais non plus. ni moins que tout autre individu qui traverse un univers culturel qui n’est pas le sien. Bien sûr, j’ai parfois ressenti une certaine gêne comme le Camus du Premier Homme, roman autobiographique inachevé, qui se rend compte que le travail de sa mère est domestique, quand J’ai dû remplir, comme lui, la rubrique ‘profession des parents’ dans mon parcours scolaire, surtout au lycée je devais mentionner ‘femme de ménage’ quand d’autres écrivaient sans même y penser ‘médecin’ ou ‘ingénieur’. encore une fois, quand l’âge de l’amour est venu, mon out-of-f Les vêtements de mode m’ont un peu rendu un mauvais service, et tout ce que quelqu’un veut dire ou écrire à ce sujet est un peu vrai. Mais seulement un peu, je pense. C’est l’histoire de la douleur qui transforme ce « peu » en « beaucoup ». Il transforme de minuscules embarras en amertume incontrôlable. »

Pour le sociologue, l’attractivité de l’habitus bourgeois est souvent surestimée. Il rencontra des ministres et des présidents de la République, et ne put s’empêcher de penser que, jeune, dans une cour de récréation, lui et ses camarades auraient sans doute maltraité ces rejetons de bonnes familles, considérés comme des dominateurs. « Souvent, quand on rencontre des bourgeois, grands ou petits, on ne peut pas toujours les voir autrement que comme des êtres faibles. C’est exagéré d’imaginer qu’on a profondément envie de leur ressembler », ironise-t-il. Si les riches méprisent les goûts des pauvres, l’inverse peut aussi être vrai.

Gérald Bronner concède avoir grandi à une époque, les années 1970 et 1980, où la richesse matérielle des autres était moins visible. Les réseaux sociaux, sur lesquels les influenceurs affichent leur lifestyle clinquant, multiplient désormais les passions égalitaires. Mais, dit-il, venir d’un milieu modeste peut aussi avoir ses avantages et ses récompenses. Le baccalauréat, pour un fils de médecin, est un non-événement. Pour un fils d’ouvrier, c’est une fierté, une promesse naissante qui peut vous convaincre d’un destin. Comme le racontait notre confrère Emilie Lanez dans Même les politiciens ont un père, Pierre Moscovici, alors qu’il venait de sortir sixième de l’ENA, n’avait droit qu’aux railleries de son père Serge, mandarin universitaire : « Sixième dans ton école de plomberie ? a travaillé. » En décrochant son bac, Gérald Bronner a été fêté par une maman aux anges.

L’exemple des enfants d’Asie du Sud-Est

Bien sûr, il y a le manque de capital culturel, l’autocensure consistant à ne pas viser trop haut en termes d’études, ou l’injonction de rester à sa place sociale. Les Grandes Ecoles accueillent majoritairement les enfants des classes aisées (64 % des effectifs), alors que les enfants des classes inférieures ne représentent que 9 % des élèves. La France est l’un des pays de l’OCDE les plus sujets aux inégalités intergénérationnelles, un scandale qui alimente la critique de la méritocratie. Mais, pour Gérald Bronner, il faut sortir du piège du déterminisme sociologique et du fatalisme social, propices aux prophéties auto-réalisatrices. Tout n’est pas régi par des variables économiques ou sociales, le récit de soi compte également. La chercheuse cite des enfants d’Asie du Sud-Est : « Dans leur milieu social, on professe – plus qu’ailleurs – qu’à l’école l’excellence est possible, mais qu’on ne l’atteint pas sans effort. Leur réussite doit beaucoup, semble-t-il, au mérite méritocratique. convictions de leurs éducateurs, pour qui les portes de l’école sont celles de l’ascenseur social. Bref, ils ont des chances de réussite que n’ont pas ceux qui commencent la vie convaincus que pour eux la partie est finie, puisque tout dans le « système » conspire pour qu’il en soit ainsi. Ces enfants asiatiques partent avec les mêmes désavantages sociaux que les autres enfants d’immigrés, mais ils ont une histoire de réussite et d’eux-mêmes très différente. »

La majorité des histoires de transclasses cachent aussi la génétique, cette loterie qui permet de rebattre (un peu) les cartes sociales. La « réussite » scolaire est multifactorielle. Elle a des origines socio-économiques, mais se joue aussi en partie dans l’ADN. Comme l’explique le grand généticien Robert Plomin, les recherches sur les jumeaux montrent qu’environ 50% de nos capacités intellectuelles sont liées à notre héritage biologique. Inné et acquis se mêlent. Pour le sociologue, ceux qui veulent tout expliquer par le social sont aussi fautifs que ceux qui avaient à tort promu le déterminisme biologique.

Par ailleurs, la psychanalyse, la sociologie ou la génétique se focalisent sur les parents, mais négligent le rôle des « pairs », c’est-à-dire les amis et les personnes que nous fréquentons. Un jeune commencera à moins fumer sous l’influence de ses parents que de ses amis, qu’il voudra imiter. Les regards, la musique, les orientations scolaires sont stimulés par les interactions que nous avons alors que nous sommes encore en pleine formation. Quiconque a fréquenté des établissements populaires sait que la réussite scolaire doit souvent y être dissimulée plutôt que revendiquée, contrairement aux écoles plus élitistes.

Pourquoi devenons-nous ce que nous sommes ? La question vertigineuse mérite mieux qu’une vision simpliste et manichéenne. C’est la force de cet ouvrage aussi stimulant qu’émouvant, invitant à puiser dans plusieurs disciplines scientifiques. « Essayer de rester ouvert à la complexité du monde est le plus bel hommage que je puisse rendre à l’héritage de mes origines », conclut Gérald Bronner, qui considère que son milieu social lui a laissé un bien plus grand souci de dignité. juste un sentiment de honte. Mais le sociologue, d’obédience boudonienne, rejoint les Bourdieusiens sur un point : la France a besoin de plus de mixité sociale, pour que chacun puisse devenir ce qu’il veut. Nos origines ne doivent pas être des destinations.

« Les Origines », de Gérald Bronner. Sinon, 186 p., 19 €. Sortie le 25 janvier.

Article original publié sur: Source

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