Août 1944 : la liberté guidant Paris

Des réseaux de la Résistance aux artistes qui dressent des barricades, en passant par l’arrivée de la 2e DB, retour en dix scènes sur les 70 ans de la libération de la capitale.
par Christophe Forcari et Laurent Joffrin
publié le 22 août 2014 à 20h56

Légère et court vêtue, rieuse et avenante, Colette Briant n'a rien d'une femme-soldat. Pourtant, le 21 août 1944, coiffée d'un casque allemand qui lui mange le visage, c'est elle qui dirige la construction de la barricade de la rue de la Huchette à Paris (Ve arrondissement). Elle a lu la presse résistante de ce matin-là, qui paraît au grand jour pour la première fois depuis quatre ans, avec ses manchettes énormes : «Aux barricades !» Alors, avec des pavés arrachés à la chaussée, des sacs de sable, de vieux meubles, un piano sacrifié, des matelas pliés et même des panneaux de la loterie nationale sur lesquels on peut lire «tirage ce soir», elle érige avec ses voisins la muraille improvisée. Militairement, cette barricade n'a pas grand sens, comme la plupart des 500 barrages qui vont fleurir dans Paris insurgé. Les Allemands ont des armes lourdes : ils peuvent reprendre quand ils le veulent ces bastions de bric et de broc. Mais la barricade a un autre sens, historique, politique et même poétique. Dans l'esprit de Rol-Tanguy, le chef des insurgés, la barricade n'est pas une muraille mais un emblème : celui du peuple parisien révolté. En août 1944, les résistants et les Forces françaises de l'intérieur (FFI) se battraient aux côtés des fantômes de Gavroche, Dumas, Blanqui ou Louise Michel. Au-dessus des barricades flotterait la silhouette altière de la Liberté de Delacroix, guidant le peuple vers la victoire. Telle fut la libération de Paris : un événement militaire, certes, avec son content de combats meurtriers et d'héroïsme ; mais, surtout, un drame politique, qui allait façonner la mémoire collective, trancher la question du pouvoir et dessiner, à traits épiques, la France de l'après-guerre qui reste, à beaucoup d'égards, celle d'aujourd'hui.

La police se soulève

19 août, île de la Cité

L’insurrection, premier paradoxe, est venue du corps chargé de l’empêcher : la police parisienne, depuis quatre ans soumise et compromise, qui va passer d’un coup, dans un revirement expiatoire - et opportun - dans le camp de la révolte. Ils sont plus de 2 000, ce matin du 19 août, à se masser devant les portes de la préfecture de police de Paris, côté Notre-Dame, menés par le brigadier Armand Fournet, chef du réseau Honneur de la police. Ils sont en civil, mais ils ont caché leur pistolet dans la poche portefeuille de leurs pantalons…

Les policiers parisiens sont en grève contre l'occupant depuis maintenant quatre jours. Motif de leur rébellion : les autorités allemandes ont décidé de désarmer les commissariats de Saint-Denis et d'Asnières et de s'emparer de la caserne de gendarmerie de Courbevoie. Pour les occupants, les commissaires, inspecteurs, simples képis et hirondelles sont et restent des ennemis. Les Feldgrau peuvent toujours compter sur les supplétifs installés à «la Carlingue», rue Lauriston (XVIe), de sinistre renommée. Avec à sa tête des responsables de la «police allemande française» : la Gestapo aux couleurs tricolores.

L'insurrection couve depuis quelques jours. Le 10 août, les cheminots CGT se sont mis en grève, et l'exécution de 35 résistants au bois de Boulogne n'a fait qu'attiser les braises. Les résistants de la police parisienne n'ont pas attendu le 6 juin 1944 pour s'organiser. Actifs dans la clandestinité, le Coq gaulois, Noyautage des administrations publiques, Honneur de la police, Front national de la police ou Police et Patrie mettent leurs réseaux en commun. Les policiers se rangent du côté des «terroristes». Pétain, Laval et ses sbires viennent de perdre leur bras armé. Les forces de l'ordre choisissent le désordre.

Dès 8 heures, Rol-Tanguy se rend à la préfecture où un factionnaire lui ouvre la porte. Le patron des FFI d'Ile-de-France en fera son point d'appui et le cœur battant de l'insurrection parisienne. Il prend même le parti de s'adresser directement aux «forces gouvernementales». Une heure plus tard, le drapeau tricolore flotte au sommet du dôme de la «PPP». La bataille de Paris commence.

Le héros des catacombes

19 août, Denfert-Rochereau

Tel Rodolphe dans les Mystères de Paris, Rol-Tanguy agit sous terre. A 26 mètres sous la place Denfert-Rochereau, les résistants ont découvert un abri, aménagé en 1939 par la défense passive, qui communique par des galeries avec les catacombes et une gareà 100 mètres du Lion de Belfort. Défendu par une lourde porte en acier, l'antre est ignoré des Allemands et dispose de son propre réseau téléphonique relié à tous les postes du service des eaux et des égouts. Un PC parfait pour coordonner une insurrection dans Paris, invisible au milieu d'une toile souterraine… Le 19 août, pendant qu'en surface un soleil de plomb fait resplendir la ville, Henri Tanguy, dit «le colonel Rol», est au fond d'un trou. Fils de marinier breton, il a quitté l'école à 13 ans pour travailler en usine. Syndicaliste, il a rejoint très tôt le Parti communiste. En 1936, il s'est engagé dans les Brigades internationales pour lutter en Espagne. Héros sans tache de la classe ouvrière, visage long et traits aigus, il dirige ses troupes clandestines de son bureau troglodyte, sans heurts et sans faiblesse.

Voyant la préfecture de police insurgée, il donne l'ordre d'insurrection. Les Alliés ne sont pas loin, mais Paris n'attendra pas leur arrivée. La capitale se libérera seule. Il y a 20 000 soldats cantonnés dans le «Gross Paris». La troupe commandée par le général Dietrich von Choltitz n'est guère flambante mais elle est bien armée, et il y a avec elle quelques bataillons SS qui iront jusqu'au bout. En face, les FFI sont quelques milliers au mieux - certains disent même, à peine 500 au début de l'insurrection -, sans chars, sans canons, sans mitrailleuses. On craint de subir le même sort que Varsovie insurgé, détruit et massacré par la Wehrmacht. Les ordres de Hitler sont sans appel : pour bloquer les Alliés, Paris sera un Stalingrad de l'Ouest. Rol n'en a cure. «Paris vaut bien 200 000 morts», aurait-il dit un peu plus tard. Au vrai, son raisonnement est politique autant que militaire. Dans la France libérée, le PCF doit conquérir des positions aussi fortes que possible. Prendre le pouvoir ? On ne sait, et les chefs communistes - Thorez exilé à Moscou, Duclos caché en province - n'ont pas donné d'instruction. Mais, enfin, les communistes ne veulent pas attendre l'arme au pied l'arrivée des Alliés : dans l'intérêt du Parti, il faut se battre. Sur ce point, les gaullistes et toutes les forces de la Résistance non-communiste sont d'accord : on ne peut laisser l'armée américaine libérer seule le territoire et installer sa propre administration. Les gaullistes ont organisé la prise de la préfecture et donné leur accord au soulèvement. Au-delà, les chemins divergent.

Les gaullistes craignent en effet une insurrection communiste qui installerait un pouvoir de fait, comparable à celui de la Commune de Paris en 1792 ou en 1871. Le but de l’insurrection, à leurs yeux, c’est la prise de pouvoir par de Gaulle, chef des Français libres, reconnu par la Résistance et les Alliés. Il restaurera la République, rétablira l’ordre et écartera la menace d’une révolution d’Octobre en août. Ainsi, autant qu’un combat contre les Allemands, la libération de Paris sera une course de vitesse entre trois protagonistes : Américains, gaullistes et communistes.

Une étrange diplomatie

Samedi 19 août, hôtel Meurice

La température voisine les 30°C. Petit et rondouillard, un homme en costume-cravate marche d’un bon pas sous les arcades de la rue de Rivoli vers l’hôtel Meurice. Raoul Nordling, consul général de Suède, a rendez-vous avec Choltitz, le gouverneur du Grand Paris. Le diplomate suédois, qui a hérité cette fonction de son père, s’y rend avec un mélange de crainte et d’espoir. Les insurgés risquent l’anéantissement. Mais s’ils laissent les hommes de la Wehrmacht quitter la ville, alors les Allemands accepteront peut-être une trêve qui sauvera les Parisiens d’un massacre et Paris de la destruction. Soixante-deux ponts sont en effet déjà minés. Les résistants comptent mettre à profit cette accalmie pour s’organiser et surtout s’armer afin de faire face aux SS.

Depuis la nomination à son poste, le 9 août 1944, Choltitz a déjà rencontré Nordling cinq fois, et ils ont échangé à maintes reprises au téléphone. Le consul se considère comme un «citoyen de Paris». Nordling plaide avec flamme. Choltitz sait que l'Allemagne a perdu la guerre. Alors le général hésite. Puis il accepte la trêve.

A «Libération»

Dimanche 20 août, rue Réaumur

Dans l'atelier qui sent l'encre et le papier fraîchement déballé, les journalistes de l'ombre relisent fiévreusement des morasses. Leur journal, Libération, organe du mouvement du même nom (1), jusque-là clandestin, peut paraître au grand jour pour la première fois. Imprimé la plupart du temps à moins de 20 000 exemplaires sur un petit carré de papier, il voit son tirage monter au-delà de 100 000 en appelant à l'insurrection. Depuis quelques jours, les journalistes de la presse collaborationniste ont disparu, abandonnant leurs locaux, soucieux de s'évanouir avant l'arrivée des Alliés. Avec les rédacteurs en chef des autres feuilles résistantes, ils sont allés rue Réaumur, mitraillette au poing, prendre possession des locaux de Paris-Soir, le premier journal français, qui a continué de paraître pendant l'Occupation. Leur directeur, Emmanuel d'Astier de La Vigerie, n'est pas là : il est ministre dans le gouvernement provisoire. C'est un grand seigneur fantasque et solennel, un Don Quichotte de la liberté entré dans la clandestinité dès la défaite et qui se bat depuis sans relâche au cœur des mouvements de la Résistance. A France nouvelle, nouvelle presse. Avant même le pouvoir politique, le pouvoir médiatique change de mains en vingt-quatre heures…

La comédie de la guerre

Lundi 21 août, Théâtre français

Pendant ce temps, Paris, strié de barricades, est un champ de bataille incongru où se mêlent héroïsme et comédie. En fait, la trêve n’est pas respectée. Les Allemands évitent les patrouilles, mais les insurgés, emmenés par les communistes, continuent de les harceler. On tire, on court, on meurt.

Nulle part, on ne prend son rôle de résistant plus sérieusement qu’au théâtre. Plus exactement à la Comédie-Française, dont les acteurs et les actrices, persuadés de jouer la pièce de leur vie, ont quitté la scène pour la rue. Marie Bell, Mony Dalmès, Lise Delamare ont décroché les costumes du répertoire pour se fabriquer des tenues d’infirmières. Parmi les brancardiers, elles croisent un petit homme aux lunettes rondes et au regard louche, venu prêter main-forte. Il prendra la garde de nuit pour pouvoir écrire. Il s’appelle Jean-Paul Sartre.

Jacques Dacqmine vient d’interpréter un héros de la Légion. Il a gardé son uniforme et troqué son fusil de bois pour une Winchester. Georges Marchal, crinière et chemise au vent, brandit un fusil de chasse. Un grand jeune homme à l’accent marseillais est venu d’un music-hall pour proposer ses services. Il est suivi par une petite femme aux cheveux crépus qu’on regarde avec insistance. C’est Yves Montand, chanteur débutant, accompagné par Edith Piaf avec qui il vit depuis trois semaines.

Partout dans Paris, les soldats allemands se heurtent à ces troupes disparates et enthousiastes qui mêlent vrais résistants, militaires appliqués, FFI héroïques, piétons hâbleurs, collabos en mal de rédemption ou héros d'un jour soudain prêts à mourir pour la République. Paris est une fête, avait écrit Ernest Hemingway, qui piaffe à cette heure en banlieue Sud, avec une bande de jeunes gens armés qu'il fait mine de diriger en buvant force whisky. Paris, cette fois, est une fête sanglante. Si Choltitz applique les ordres du Führer, la pièce tournera à la tragédie…

L’aristo rebelle

Lundi 21 août, Ecouché (Orne)

C'est un jeune général déjà nimbé d'une gloire éclatante. Pourtant cette nuit-là, il a tous les attributs du conspirateur. Au milieu des vergers d'Ecouché, village normand situé à 9 kilomètres d'Argentan (Orne), sur une petite route noyée d'obscurité, Philippe de Hauteclocque, dit «Leclerc», prépare son coup en douce. Il a eu des nouvelles de Paris, il sait que l'insurrection risque à tout moment un retour en force des Allemands qui conduirait à son écrasement. A la tête de sa 2e Division blindée, mise en réserve par le commandement américain à quelque 200 kilomètres de Paris, il trépigne, bien décidé à remplir coûte que coûte la mission que de Gaulle lui a confiée : s'assurer que Paris sera bien libéré par des troupes françaises, gaullistes de surcroît, qui garantiront l'installation du chef de la France libre à la tête de la France libérée.

Leclerc s’est engagé dès 1940 au côté du général de Gaulle. Envoyé en Afrique, il a rallié les soldats français du Tchad et formé avec eux une des premières unités combattantes de la France libre. Sec, nerveux, le nez en bec d’aigle et le sourcil sévère, Leclerc a conduit ses hommes des sables du Tchad aux bocages de Normandie à la tête d’une division composite que le panache de son général a transformée en troupe d’élite. A Koufra (sud de la Libye), après une première victoire sur les soldats de Mussolini, il a juré de ne pas déposer les armes avant de voir les couleurs françaises flotter sur la cathédrale de Strasbourg. Avant Strasbourg, il y a Notre-Dame…

Leclerc a convoqué un de ses officiers, Jacques de Guillebon. Au mépris des consignes de ses supérieurs américains, après avoir préparé l’expédition dans le plus grand secret, détournant carburant et matériel, Leclerc lui donne l’ordre de foncer vers Paris avec quelques chars et véhicules blindés, sans jamais s’arrêter. Il faut arriver au cœur de la capitale, tendre la main aux insurgés et prendre le commandement militaire. En chemin, on a ordre d’éviter les Allemands. Et, surtout, les Américains… Quand il apprend la décision de Leclerc, son supérieur, le général Gerow, entre dans une colère noire. Dans toute autre armée, l’aristocratique rebelle aurait été relevé de son commandement. En fait, l’état-major américain est moins hostile aux gaullistes que ne le dira plus tard le chef de la France libre.

Un an plus tôt, déjà, Eisenhower a promis à de Gaulle de laisser une division française entrer la première dans Paris. Recevant des nouvelles par des émissaires venus de Paris, le chef des armées alliées en France, cantonné à Granville (Manche) après la percée d'Avranches, a compris l'urgence de la situation. Pour achever de le convaincre, de Gaulle, venu en trombe d'Alger, ne cesse de tempêter. Sans le dire, il menace même de prendre la 2Division blindée sous son commandement. Ainsi, malgré sa désobéissance, Leclerc reçoit un peu plus tard l'ordre tant attendu : «Mouvement vers Paris.» Ainsi commence la cavalcade héroïque des troupes françaises, des collines d'Argentan jusqu'à la montagne Sainte-Geneviève, émaillée de combats meurtriers, de charges folles et d'embrassades populaires. Mais le 24 août, malgré une avancée fulgurante, Leclerc est encore au sud de Paris. Il faut percer, coûte que coûte.

La «Nueve»

24 août, Hôtel de Ville de Paris

Montés sur leurs blindés, les hommes piaffent d'impatience. Ce sont les véhicules de la 9e compagnie du capitaine Dronne du 3e régiment de marche du Tchad, surnommée la «Nueve» parce qu'elle compte dans ses rangs nombre de Républicains espagnols. Les tours de Notre-Dame ne sont plus qu'à une dizaine de kilomètres. Mais, en cette fin d'après-midi du 24 août, les hommes rongent leur frein à Antony, au sud de Paris sur la nationale 20, après de lourds affrontements avec les Allemands. Ordre leur a été donné de protéger l'axe. «Un ordre idiot», tranche Leclerc. Le patron de la 2e DB a installé son état-major non loin de là, dans d'anciennes carrières. Dans l'après-midi, un Piper, son avion de reconnaissance, a largué un message au-dessus de la préfecture de police. «Tenez bon ! Nous arrivons.» Le général à son capitaine : «Dronne, filez sur Paris, entrez dans Paris, passez par où vous voulez ! Dites aux Parisiens de ne pas perdre courage, que demain matin la division tout entière sera dans Paris !»

Dronne grimpe dans sa Jeep. Sur le capot, une inscription péremptoire : «Morts aux cons». A ses côtés, son adjoint, le lieutenant Amado Granell, un ancien combattant républicain espagnol. A 20 heures, la colonne s'ébranle. Derrière la Jeep suivent trois chars Sherman. Sur leurs flancs s'inscrivent trois noms de batailles illustres : Montmirail, Champaubert et Romilly. Derrière, une quinzaine de half-tracks : Ebre, Teruel, Santander, Guadalajara…

Le capitaine Dronne atteint son objectif vers 21 h 30. Il y déploie ses blindés en éventail pour protéger l’Hôtel de Ville. Ses troupes essuient quelques rafales. Ainsi, les premiers soldats français à entrer dans l’édifice libéré sont des Espagnols, qui combattent le fascisme depuis huit ans, en Espagne puis en Afrique, et maintenant en France. Aussitôt le bourdon de Notre-Dame, muet depuis 1940, se met à sonner, suivi de toutes les cloches des paroisses parisiennes. Dans leurs hôtels de luxe, les officiers allemands comprennent que tout est fini.

La reddition

25 août, gare Montparnasse

Dans la salle des billards de la préfecture de Paris, le général Dietrich von Choltitz, pâle et défait, vient d'avaler quelques calmants. Le gouverneur du Gross Paris, prisonnier des soldats français, signe sa capitulation en présence de Leclerc, Jacques Chaban-Delmas, Maurice Kriegel-Valrimont (un des dirigeants du Comac, le Comité d'action militaire), Rol-Tanguy et du préfet de police, nommé par de Gaulle, Charles Luizet. Choltitz a tenu à s'assurer auparavant qu'il était bien en présence de troupes régulières et pas entre les mains des insurgés parisiens. Pour cette fois, il a abandonné son monocle de hobereau prussien. Retranché dans ses quartiers de l'hôtel Meurice, encore défendu par près de 200 hommes, il a déjà dû accepter de se rendre à un simple soldat, Antonio Gonzalez, de la «Nueve», après un combat en forme de baroud d'honneur, bref mais d'une extrême violence. En tout début d'après-midi, le colonel Billotte, qui pour l'occasion s'est octroyé le grade de général, lui a adressé un document formulant les conditions de la reddition. Devant le Meurice, dans sa Jeep, il attend le général allemand pour l'emmener à la préfecture de police. «Vous avez dit baroud d'honneur… J'ai perdu trop de monde pour un baroud d'honneur. Vous n'avez pas respecté notre convention. Je ne sais pas ce que je vais faire de vous», lui lance vertement Billotte. Après son court passage île de la Cité, Choltitz est conduit à la gare Montparnasse, où Leclerc a installé son PC. Chaban glisse alors à l'oreille du général français de faire signer un des exemplaires de l'acte de reddition par Rol-Tanguy, en reconnaissance de l'action des FFI. Mais la capitulation doit encore être effective. Choltitz rédige alors une vingtaine d'ordres de cessez-le-feu destinés aux derniers points d'appui allemands : «Ordre. La résistance dans les casernes et leurs alentours doit cesser.»

«Paris outragé»

25 août, Hôtel de Ville

Sur le perron de l'Hôtel de Ville, devant les micros qui se tendent vers lui, de Gaulle se lance. «Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple, avec le concours des armées de la France, avec l'appui et le concours de la France tout entière, c'est-à-dire de la France qui se bat, c'est-à-dire de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle. Eh bien ! Puisque l'ennemi qui tenait Paris a capitulé dans nos mains, la France rentre à Paris, chez elle…» Devant la foule agglutinée, dans cet Hôtel de Ville symbole de toutes les insurrections parisiennes, les mots claquent et résonnent.

L'encre de la signature de l'acte de reddition était à peine sèche quand de Gaulle, en uniforme de général de brigade, est arrivé à Montparnasse, juste une heure après que Choltitz a paraphé le document. Leclerc le lui montre. De Gaulle ne se prive pas de lui faire remarquer, sur un ton n'appelant aucune discussion, qu'il n'aurait jamais dû accepter que Rol-Tanguy contresigne ce texte. On ne devait pas mettre pouvoir légal et pouvoir insurrectionnel sur le même plan. Puis, il se rend rue Saint-Dominique, au ministère de la Défense, où il occupait, en juin 1940, le poste de sous-secrétaire d'Etat à la Guerre et à la Défense nationale. «Rien n'y manque, écrira-t-il, sauf l'Etat.»

Il y installe donc le siège du Gouvernement provisoire de la République française. Alexandre Parodi, délégué général du Comité français de libération nationale, et Charles Luizet le pressent de se rendre à l'Hôtel de Ville. De Gaulle n'y tient pas particulièrement. Il s'y sait attendu par le successeur de Jean Moulin à la tête du Conseil national de la résistance (CNR), Georges Bidault, «le petit prof» comme il le désigne. Pas question pour de Gaulle de donner l'impression qu'il se plie aux volontés des dirigeants du CNR et des FFI. Et puis, il ne se voit pas jouant les Lamartine haranguant la foule devant l'Hôtel de Ville, comme en 1848. Pourtant, Parodi et Luizet obtiennent gain de cause.

Emporté par la chaleur de la journée et les effusions de la foule, de Gaulle va finalement à l'Hôtel de Ville et rend hommage à Paris, dans des termes qui resteront dans l'Histoire. Le discours achevé, Georges Bidault le presse de monter au balcon pour y proclamer la IVe République. De Gaulle le toise. «Non, la République n'a jamais cessé d'exister. Vichy fut toujours, et demeure, nul et non avenu.»

La liesse

26 août, Champs-Elysées

«C'est la mer !» Si de Gaulle pouvait avoir une inquiétude sur l'attitude de l'opinion, elle est levée. Paris tout entier est dans la rue. Sur la place de l'Etoile, alors qu'il ranime la flamme du soldat inconnu et qu'une Marseillaise éclate sous les voûtes de l'Arc de triomphe, il peut voir la marée humaine qui l'attend sur les Champs-Elysées. Les trottoirs débordent, les fenêtres sont ouvertes, les balcons sont surchargés, partout des visages graves ou hilares, des cris, des banderoles, des enfants qu'on brandit, des hommes qui hurlent, des femmes en robe de couleur qui agitent les bras frénétiquement. De Gaulle a voulu cette apothéose contre tous les conseils de prudence. Il y a encore des Allemands en armes un peu partout, des collabos ou des miliciens qui se cachent, des ennemis silencieux. Un coup de feu bien ajusté, et le triomphe devient tragédie. Tant pis. La 2e DB fait le guet, on ira à pied à la Concorde, puis une voiture poussera jusqu'à Notre-Dame, où on entendra un Te Deum. Autour de lui à l'Etoile, il y a Bidault, les généraux Juin, Leclerc et Koenig, les chefs de la Résistance, les membres du CNR, les meneurs de l'insurrection. Avant que le cortège s'ébranle, de Gaulle se tourne vers eux : «Messieurs, à un pas derrière moi.» Puis, c'est la longue procession au milieu d'une foule en délire que domine la haute silhouette aux bras cent fois levés pour saluer les Parisiens.

A la Concorde, puis à Notre-Dame, des coups de feu éclatent. La foule se disperse en criant, on se jette au sol. Les soldats prennent position derrière les véhicules, pour se relever bien vite. Droit comme un i, de Gaulle n’a pas cillé. Le sacre du Général ira bien à son terme. De Gaulle a gagné. C’est le peuple qui a lancé la libération de Paris, non les Américains avec leurs plans d’administration militaire. C’est une division française qui est entrée dans Paris, ce sont les gaullistes qui ont pris possession des bâtiments sans coup férir.

Dans les jours qui suivent, de Gaulle pourra ordonner le désarmement des FFI et des FTP (Francs-tireurs et partisans) et laisser mourir de leur belle mort les comités de la Résistance jusque-là en activité. L’amertume des résistants restera longtemps vivace, et le PCF, qui adéclenché l’insurrection, aura le sentiment de s’être fait rouler. Mais la légalité républicaine est rétablie, et seul le gouvernement provisoire du Général détient l’autorité en France. Les Parisiens ont risqué le massacre, et Paris la destruction. Les acclamations de la foule ont tout emporté. La France libre est la France, et de Gaulle son chef.

Dans le feu des événements, la France nouvelle se dessine : un pays gouverné par les résistants, où de Gaulle est le restaurateur de la République et bientôt sa mauvaise conscience, où les communistes pèsent lourd, où l’on est allié avec l’Amérique, tout en la tenant en méfiance. Les années noires sont finies, commence la reconstruction, avec une droite discréditée, un Général statue du commandeur, et une gauche dominante mais bientôt divisée par la guerre froide, qui imposera néanmoins une économie mixte et un Etat social. La Libération est une refondation. Encore aujourd’hui, malgré les retours en arrière, on en perçoit l’écho.

(1) Le «Libération» d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie paraîtra jusqu’en 1964. En 1973, la veuve d’u résistant vendra pour 1 franc le titre à Jean-Paul Sartre et Serge July.