LES DERNIERS JOURS DU CAMP DE ZEITHAIN
"L'histoire d'une nation se forge avec des hommes et des femmes courageux. Les récits de nos combats, des déportés, des résistants, des prisonniers victimes des circonstances nous font prendre conscience des souffrances d'une nation afin qu'elle conserve ses valeurs. Voici, parmi d'autres, une anecdote douloureuse relative à un camp de prisonniers de la seconde guerre mondiale rapportée par le colonel JOLIVET, notre ancien président et président d'honneur de notre section."
"Nous sommes arrivés au camp de ZEITHAIN le 29 mars 1945, venant de BENNDORF, le château de la misère et de la faim. "
à partir du 26 septembre 1940
Nos débuts y furent des plus pénibles en raison du manque de ravitaillement. On sentait à divers indices que c'était vraiment pour nos gardiens le commencement de la fin. Pour
les prisonniers russes du bloc voisin, c'était plus dramatique encore. Ces
pauvres Russes étaient dans un état
physique lamentable. Quand on leur offrait
une cigarette, ce qui de notre part était vraiment un acte de charité, car il ne nous en restait pas beaucoup, ils avaient du mal à la fumer. Chez ces gens épuisés, la
mortalité était très élevée. Tous les matins
nous assistions à un défilé de cadavres
qui n'avaient plus rien d'humain. Ils étaient portés sur des, civières et balancés dans une fosse commune sans autre forme de procès. Un jour j'en ai compté
vingt-trois.
Nous étions parfois
autorisés à une promenade le long des
barbelés du camp. Nous en profitions pour faire ample provision de pissenlits,
orties, et autres herbes moins nobles
que nous utilisions ensuite au mieux pour confectionner diverses soupes
ou salades. Certains se moquaient de nous et
d'autres nous désapprouvaient
ouvertement, prétendant que les lieux de
nos cueillettes recouvraient les fosses où avaient été enterrés les
prisonniers russes morts du typhus l'année
précédente. C'était sans doute vrai. En tous cas, s'ils mangeaient les pissenlits par la racine, selon l'expression consacrée, nous étions très heureux
de nous contenter des feuilles pour
le moment. D'ailleurs, nous n'avions
cure de ces propos pessimistes (ou
envieux ?), car nous considérions avoir subi assez de vaccinations
diverses depuis cinq ans, pour être immunisés contre toute maladie, contagieuse
ou non, pendant plusieurs années encore. Et je me souviens qu'un jour, pour montrer à tous que nous n'avions pas peur, nous avons mangé des pissenlits
en potage, en hors-d'œuvre, en
ratatouille, en salade, et en
dessert, lequel consistait en pissenlits braisés à la crème de rutabagas.
C'est
alors qu'il se produisit un événement fabuleux
qui bouleversa à point nommé le cours des choses. Nous vîmes en
effet arriver au camp un beau matin un
camion blanc qui nous parut gigantesque. Il portait les marques de la
Croix Rouge suédoise. Ce camion providentiel
contenait des tonnes de vivres de grande valeur nutritive sous un faible volume
: lait concentré, confiture solide,
fruits confits, chocolat, biscuits et bonbons vitaminés, rations de
combat, le tout était agrémenté de cigarettes
et de ... papier hygiénique ! II
y avait aussi des produits en poudre que nous ne connaissions pas, en
particulier du café soluble. Un comité « ad
hoc » fut constitué sur le champ, avec
pour mission d'assurer la répartition équitable de ces vivres, ce qui ne posa
aucun problème. C'est probablement
grâce à cette manne céleste que nous
pûmes récupérer assez de forces pour surmonter les efforts qui nous
attendaient par la suite. Je vais dire qu'en
ce qui concerne le café il y eut
quelques tâtonnements. Dans l'ignorance des choses, on en arrivait à des concentrations exagérées, causes de
troubles plus ou moins graves…Il y eut aussi des
accidents à la suite de l'absorption inconsidérée de ces aliments très
concentrés. Etant donné la précarité de notre
état physique, il fallait évidemment prendre certaines précautions, suivre le
mode d'emploi et ne pas dépasser la
dose prescrite. Sinon le résultat était déplorable : malaises, diarrhée,
tachycardie, tremblements convulsifs,
etc...
Et la
vie quotidienne poursuivait son petit train-train : appel, soupe,
appel, soupe et dodo
Le matin du 22 avril nous
nous étions aperçus que nos gardiens étaient
partis dans la nuit. Nous en avions
déduit que les Russes ne devaient pas être loin. La première conséquence de ce départ fut que nous fîmes plus ample connaissance avec les prisonniers
russes. Mais tout ce que nous pûmes en tirer se réduisit à des « Nie poniemaï » c'est-à-dire « moi y en a pas
comprendre ».
En second lieu, nous
assistâmes à des scènes curieuses : certains
prirent la place des sentinelles
dans les miradors !... Enfin, ce qui me parut plus astucieux, une équipe
s'empara de la cuisine et réussit à la faire fonctionner avec ce qui s'y
trouvait encore, ce qui fait que nous eûmes
le jus, la soupe et la bibine
habituels.
Quelle
ne fut pas notre stupéfaction le lendemain vers 8 h du matin quand
nous entendîmes nos guetteurs crier : « les voilà, les voilà, ils arrivent !...
» Nous nous précipitons tous pour occuper
les postes d'observation les meilleurs et nous découvrons un spectacle hallucinant Une nuée de cavaliers a surgi
de l'horizon. Ce sont des cavaliers
d'un autre âge, montés sur de petits chevaux rapides à crinière et à longue queue. Ils ont la lance au poing. Ils la
tiennent horizontalement. Quand ils sont plus près, nous reconnaissons des faces de mongols avec des moustaches tombantes, coiffés d'un drôle de bonnet de fourrure sur le devant duquel on distingue une
étoile rouge. Ces cavaliers sont
accompagnés d'artilleurs qui prennent
très rapidement position et mettent leurs pièces en batterie. Le Camp
est submergé par les nombreux arrivants. Ils
se rendent compte que nous ne
représentons aucun intérêt pour eux. Malgré tout, leur « intendance »
suit. Nous avons droit à une ration de mixture bizarre, à puiser dans un grand
récipient, genre « roulante ». C'est l'intermédiaire entre le pot au feu et la choucroute. " Mais c'est quand même
meilleur que la soupe de rutabagas. Les Russes ne s'attardent pas et ils poursuivent leur mission. De ce fait,
nous avons l'impression d'être
vraiment libérés. Aussi sortons-nous du camp au début de l'après-midi, sans but précis, histoire de voir un peu ce qui se
passe dans les environs.
On
nous sert une nouvelle ration de borchtch que nous avalons avec appétit. Notre
sortie nous a donné faim. Vers 18 h un
rassemblement est ordonné. Ce n'est pas un « appel ». Il s'agit de nous
informer que pour ne pas gêner les opérations
en cours, nous devons nous préparer à
évacuer le camp d'un moment à l'autre et nous diriger sur GRÔDITZ,
village situé à une dizaine de kilomètres au nord-est.
Nous atteignons sans encombre la route qu'empruntaient ces jours derniers les colonnes de réfugiés. Leurs impedimenta sont abandonnés. Nous nous livrons à un pillage en règle mais les Russes sont passés avant nous et il n'y a plus grand chose à récupérer. Nous apercevons non loin de là un village du nom de JAKOBSTAHL. Il y a là des tas immenses de sacs de 50 kilos et des montagnes de pains de sucre. Je remplis mon sac de sucre et comme la journée s'avance, je rentre au camp où je retrouve mes camarades qui sont tout fiers de me montrer le butin de l'expédition dont ils de grands hangars. Je pénètre avec quelques camarades à l'intérieur de l'un d'eux et nous tombons sur une réserve phénoménale de sucre. Il y a là des tas immenses de sacs de 50 kilos et des montagnes de pains de sucre. Je remplis mon sac de sucre et comme la journée s'avance, je rentre au camp où je retrouve mes camarades qui sont tout fiers de me montrer le butin de l'expédition dont ils ont fait partie de leur côté : deux canards et trois lapins «récupérés » dans une ferme. De quoi envisager avec optimisme nos prochains repas.
On
nous sert une nouvelle ration de borchtch que nous avalons avec appétit. Notre
sortie nous a donné faim. Vers 18 h un
rassemblement est ordonné. Ce n'est pas un « appel ». Il s'agit de nous
informer que pour ne pas gêner les opérations
en cours, nous devons nous préparer à
évacuer le camp d'un moment à l'autre et nous diriger sur GRÔDITZ,
village situé à une dizaine de kilomètres au nord-est.
Nous
nous mettons donc en devoir de réunir nos affaires
d'autant plus rapidement que nos artilleurs russes du matin ont déjà
commencé à tirer par-dessus le camp. Nous
voyons ainsi en action pour la première fois les fameuses « orgues de
Staline ». Sans doute pour ne pas être en
reste, ceux d'en face eh font autant
et notre camp est bombardé par leur artillerie.
Un obus traverse même de part en part la
baraque où je me trouve, heureusement sans éclater, mais cela suffit à
me décider à partir sans emporter tout ce que
j'avais prévu de prendre avec moi.
Nous
sortons donc du camp et nous dirigeons en colonne
de pagaille vers le bois voisin. Les combats ont l'air de s'intensifier.
Nous voyons des fusées éclairantes, soutenues
par des parachutes sans savoir à quel parti elles appartiennent.
Après trois heures de marche nous arrivons à CRÖDITZ vers minuit. La place du village est éclairée par les incendies. Dans un grand déploiement de forces, un général russe est arrivé au milieu de
nous et nous a harangués d'une
manière fort civile sans que nous comprenions un traître mot de son
discours. Néanmoins il nous fut résumé sur le champ et il en ressortit que la
glorieuse et invincible armée de libération
du valeureux peuple russe était heureuse d'avoir pu nous soustraire à l'ignoble tyrannie du monstre nazi, mais que sa tâche n'était pas terminée
et qu'elle devait poursuivre sa
mission jusqu'à la victoire finale.
Et voilà pourquoi je ne laisse jamais passer la fête
de saint Georges chaque 23 avril
depuis lors sans célébrer le souvenir de
cette « libération » d'une manière ou d'une autre…
Avant-Propos
« Allemands sont rudes et de grossier entendement, si ce n'est à prendre leur profit : mais à ce sont-ils assez experts et habiles. Item moult convoiteux et plus que nulles gens oncques ne tenant rien des choses au ils eussent promises. Telles gens valent pis que Sarrazins ni païens. »
( Chronique de Froissart, XIVe siècle )
Le camp de l'Oflag IV D est situé à environ une lieue de la ville d'Hoyerswerda, prés du petit village appelé Elsterhorst. C'est un camp de baraques, bâti pour l'hébergement des prisonniers de guerre. Les premiers arrivés au camp ont assisté à la construction de la plupart des baraques.
Pour nous, ceux de Nuremberg, nous n'y sommes venus que bien plus tard, lors de la dissolution du XIIl A. Après un excellent voyage en chemin de fer, nous avons débarqué à Hoyerswerda le 14 Septembre 1941, en la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix, dans la liturgie préconciliaire.
Notre séjour dans cet Oflag, dont l'effectif a varié de quatre à dix mille officiers prisonniers, s'est prolongé jusqu'au début de 1945. Nous avons en effet dû évacuer le camp devant l'avance russe qui devait aboutir le 31 Janvier à la bataille de l'Oder. Notre départ a eu lieu le Samedi 17 Février 1945 et ce fut le début d'un vagabondage sur les routes saxonnes, dont le souvenir restera, quoi qu'il arrive, pour ceux qui l'ont vécu, un des plus extraordinaires de leur vie.
Pour ma part, j'avais à cette époque l'habitude, en bon routier-scout, de tenir régulièrement mon carnet de route, et j'ai pris suffisamment de notes au fur et à mesure de nos pérégrinations pour être capable d'en faire un compte-rendu assez précis. J'en avais commencé la rédaction au cours de mon séjour à Bunzlau en Mai 1945. Je l'ai poursuivi après mon retour en France pendant l'été 1945. J'ai eu ensuite envie d'y apporter quelques commentaires à l'occasion du 40° anniversaire de notre aventure, c'est à dire en 1985.
Mon récit est divisé en trois parties :
- la première partie, " Chez les Barbares ", correspond à notre déplacement d'Est en Ouest, d'Elsterhorst à Benndorf, ce qui constitue la phase "aller" de notre périple, du 17 au 26 Février 1945
151 km
151 km
- la seconde partie, " l'entre deux feux ", concerne notre séjour ( en train ) à Benndorf du 26 Février au 29 Mars, puis à Zeithain du 29 Mars au 23 Avril, date de notre libération par les Russes.
232 km
232 km
- la troisième partie, " les chemins de la liberté ", raconte notre randonnée d'Ouest en Est, de Zeithain à Bunzlau (45 km) puis à Torgau. (en train ) c'est à dire la phase "retour" de ce voyage très spécial !...
1° PARTIE : " CHEZ LES BARBARES "
http://liensdefamille.blogspot.com/2014/04/1-partie-chez-les-barbares.html
2° PARTIE : " L'ENTRE DEUX FEUX "
3° PARTIE : " LES CHEMINS DE LA LIBERTE "
3° PARTIE : " LES CHEMINS DE LA LIBERTE "
http://liensdefamille.blogspot.com/2014/04/3-partie-les-chemins-de-la-liberte.html
I- Première étape
Gröditz-Prösen-Elsterwerda-Plessa-Mückenberg (25km)
Mardi 24 Avril
O fortunatos nimium, sua si bona norint, Agricolas ! (Virgile, Georgiques II, 458-459)
Je n'ai pas bien dormi cette nuit, contrairement à mon habitude. Les événements de la veille défilaient sans cesse dans ma tête.
Qu'est-ce qui m'avait pris de faire demi-tour, de quitter mes camarades, pour aller récupérer une malheureuse boite de fer qui ne valait quand même pas que.je risque de perdre la vie pour ce qu'elle contenait. Si c'était là tout ce que j'avais retenu des "trois D " !... (le routier doit être Dévoué à ses frères, Dévoré par son idéal, Détaché des choses contingentes).
Je ne suis pas fier de moi. Sans compter que mes camarades auraient pu légitimement s'inquiéter. Ne s'étaient-ils pas arrêtés pour m'attendre ? Et, en s'arrêtant, ils prenaient eux aussi des risques, car, après tout, les combats faisaient rage dans le secteur. Non, vraiment, je n'ai pas de quoi être fier, et mon ancien, Magadur, a bien eu raison de me morigéner !...
Et puis nous étions installés dans ce bureau de façon bien inconfortable.
Enfin bref, je n'ai pas bien dormi du tout et je me suis réveillé de mauvaise humeur. Je me suis levé, comme on dit, "du pied gauche".
Il faisait déjà grand jour quand nous avons repris nos esprits après toutes ces émotions. Quand nous avons mis le nez dehors, nous avons revu la grande place où le générai russe nous avait harangués. Il y avait un certain nombre de chars rangés au fond de la place. D'après leur aspect et ce que j'avais retenu du cours Chevalier, c'étaient des "T34», engins redoutables qui avalent fait leurs preuves. A l'opposé, il y avait un attroupement de Russes qui semblaient ignorer les principes élémentaires de ce que nous appelons "l'ordre serré", discipline en laquelle les Allemands sont par contre passés maîtres. Cela ressemblait plutôt à un genre de "meeting" comme ceux que Maxence van der Mersch a si bien décrits dans son roman "Lorsque les sirènes se taisent". Ce spectacle nous laissait quelque peu perplexes. À un moment donné, sans que nous n’ayons perçu aucun signal du genre coup de sifflet ou aboiement de Feldwebel, nous avons vu les Russes se précipiter sur les chars en courant. Cela faisait penser au départ des 24 heures du Mans, où celui qui prend le premier possession de son véhicule et parvient à le faire démarrer avant les autres, conquiert dès le départ un avantage certain.
À notre grande stupéfaction les Russes se sont donc rués sur les chars et les premiers arrivés y ont pris place, alors que les derniers en ont été pour leurs frais. Nous en avons conclu, soit qu'il n'y avait plus assez de chars pour tout le monde, soit qu'il y avait des équipages en surnombre.
Par la suite, nous n'avons pas eu l'occasion d'assister à ce genre d'exercice, ce qui fait que pour moi le mystère reste entier... Quoi qu'il en soit, les chars ont démarré et sont partis, laissant derrière eux tous ceux qui n'avaient pas pu embarquer.
Après cet intermède, nous nous sommes enquis du programme de la journée, car la canonnade persistait, et ça cramait toujours un peu partout. D'après ce que j'ai pu voir, Gröditz a l'air d'une petite ville industrielle, reliée par un canal à Elsterwerda qui est un port fluvial plus important. Les combats de la veille avaient laissé des traces. Mais ce qui nous importait était de savoir ce qui nous attendait. En fait, dès cet instant, nous mesurions tout ce que notre nouvelle situation avait de précaire et d'aléatoire. Tant que nous étions une colonne de prisonniers, il y avait bien sûr les Posten et leurs chiens, mais il y avait aussi un encadrement français (après tout, le colonel Leclerc et lé colonel Lacroix ne s'étaient pas si mal comportés) et il y avait surtout un encadrement allemand, dont les officiers avaient reçu des ordres qu'ils exécutaient. Si nous ne savions pas en général où nous allions, eux ils le savaient. Au contraire, à partir de notre départ en catastrophe du camp de Zeithain, rien de tel : plus de Posten, plus de chiens, plus d'Allemands, partant, plus de colonne !
Malgré tout, au bout d'un certain temps, nous avons appris que la consigne était de rejoindre le camp situé à Sagan, c'est-à-dire à plus de cent kilomètres à vol d'oiseau vers l'Est, d'où nous serions rapatriés. Et nous avons eu aussi le sentiment que la consigne était : " Démerden Sie sich ! "...
Sur la place de Gröditz, en ce matin du 24 Avril, nous nous sommes donc sentis un peu perdus, quoique libres !... En fait nous n'étions pas au bout de nos peines...-
Il devait quand même y avoir quelque part des gens qui s'occupaient de nous, car, vers huit heures, nous avons eu droit au fameux Bortsch ! Pas de distributeur, pas de louche, chacun puise avec son quart et c'est au petit bonheur la chance que l'on pêche dans la mixture. Comme "j'ai des gamelles anglaises * (* les gamelles anglaises sont un ensemble de deux récipients s'emboîtant l'un dans l'autre et munis de poignées rabattables. -J'en ai conservé un spécimen. Cela fait 16x13x6, soit environ 1,25 litre), je pioche carrément avec, c'est quand même plus rentable... Le regroupement occasionné par ce ravitaillement nous permet de connaître notre itinéraire : il s'agit de gagner Elsterwerda, d'où nous prendrons la route de l'Est qui longe le canal. Nous partons donc vers neuf heures et quittons Gröditz qui crame toujours...
La route est bonne. Elle franchit le canal et nous mène à Prösen, petit village qui crame aussi. Nous y récupérons un chariot qui va nous servir de "voiture d'allégement". C'est un engin en bois à quatre roues, dont deux sont fixées à un essieu mobile actionné par un timon qui permet de tracter et de diriger l'ensemble
La caisse a une section trapézoïdale, évasée vers le haut, avec des ridelles à claire-voie. En somme, c'est tout à fait ce qu'il nous faut et il a l'air assez robuste. Nous reprenons la route qui traverse un canal plus large avant d'entrer à Elsterwerda. C'est une ville importante qui a dû être l'enjeu de récents combats : il y a des immeubles en flammes de part et d'autre de la route et on entend crépiter encore quelques rafales. Nous sommes à peu prés bien groupés, sinon tout à fait en colonne, mais, en sortant de la ville, nous constatons une certaine dispersion. De petits groupes se constituent, en général par popotes. Nous en faisons autant et prenons notre autonomie, que nous garderons par la suite durant toute notre randonnée.
A midi nous atteignons Plessa. Nous commençons à avoir faim ! Ne comptant pas trop sur les Russes, et, d'ailleurs, n'appréciant qu'assez médiocrement leur ratatouille, nous délaissons le village qui, naturellement, crame encore un peu, et nous avisons une ferme peu éloignée de la route, que nous investissons avec précaution. Elle est inoccupée, comme le seront d'ailleurs celles qui par la suite nous serviront de gîte. Mais les habitants n'ont pas dû la déserter depuis longtemps. Nous y trouvons des bocaux de viande en conserve. La cuisine étant en état de marche nous faisons chauffer notre butin. Pendant ce temps nous explorons un peu les autres pièces et nous trouvons une caisse de sable où sont conservés des œufs. Nous en faisons d'abord une bonne omelette, et, avec le reste, on fait des œufs durs qui nous serviront par la suite. Nous n'avons pas non plus consommé tous les bocaux. Maintenant que nous avons un chariot, nous pouvons nous permettre de ne pas lésiner sur les bagages comestibles. Le moral est au beau fixe. Nous voyons que nous pouvons "vivre sur le pays" et sans doute aussi régler nos étapes à notre guise.
Après ce bon déjeuner nous reprenons la route et nous arrivons bientôt à Mückenberg, qui a l'air d'être le terminus du jour, car nous voyons d'autres groupes qui .cherchent un refuge pour la nuit. Nous décidons d'en faire autant. Malgré tout nous avons bien marché. Certains souffrent des pieds. Nous avons un peu perdu l'entraînement pendant notre séjour à Benndorf et à Zeithain. Délaissant le centre ville qui crame, nous atteignons une cité ouvrière qui semble correspondre tout à fait à ce que nous cherchons, car il y a des clapiers avec des lapins ! Cette cité ouvrière a dû être construite à l'usage des travailleurs des usines proches. Le Grand Reich et les Nazis avaient aussi des préoccupations sociales dont feraient bien de s'inspirer nos deux cents familles ! Tout ne devait pas être si mal à l'ombre de la croix gammée...
Nous entrons dans un immeuble et sommes étonnés de constater qu'il y a encore des habitants. C'est ainsi que nous sommes hébergés par un couple dans un appartement genre HLM, assez confortable. Ces gens sont assez coopératifs puisque la femme va même jusqu'à laver les pieds de ceux, qui ont des problèmes ! Pendant ce temps je descends avec Kerdreux pour visiter les clapiers. J'ai toujours eu un faible pour le civet de lapin, que ma mère réussit à merveille. Généralement je me dispute avec mon père pour savoir qui aura la tête ! Par convention tacite - les fameuses lois non-écrites des Grecs...- nous l'avons à tour de rôle. Mais il s'agit de savoir qui l'a eue la dernière fois !
Après avoir fait le tour des cages, je m'empare du plus gros lapin que j'ai pu trouver. J'ai bien précisé lapin, car les lapines sont à part avec leurs petits. Il est vraiment très fort, il tape des pattes sur son plancher tandis que j'ouvre la porte, mais je le saisis par les oreilles pour le sortir de sa cage, et puis par les pattes de derrière pour lui donner le coup du lapin avec le plat de la main comme je l'ai vu faire si souvent par mon grand-père. Je crois que je l'ai assommé du premier coup. Je ne néglige pas de lui appuyer sur le ventre pour lui vider la vessie. Ensuite nous nous installons tranquillement et je le dépiaute sans difficulté. Il suffit d'avoir un couteau bien aiguisé...
Nous plaisantons Kerdreux et moi sur les vertus de la vie à la campagne. Lui, il est plutôt du genre pêcheur. Il me raconte comment il prenait des douzaines de tacauds. Je lui réplique que moi j'étais le champion de la pêche au chènevis et qu'il rn ‘arrivait de revenir à la maison avec mon frère après un après-midi passé au bord de la Loire en ayant de quoi nourrir tout le quartier en gardons, chevesnes et dards !... Pendant notre échange de vues, le lapin a été proprement dépiauté.
Nous revenons triomphalement à l'appartement et la femme se propose de le faire cuire. Nous acceptons sans méfiance. Job est fatigué et ne proteste pas. Quel dommage ! Hélas, trois fois hélas !... Elle n'y connaît rien en cuisine ! Elle fait bouillir le lapin comme un vulgaire jarret de veau ! Cela gâte un peu notre plaisir, mais enfin, nous faisons contre mauvaise fortune bon cœur et nous mangeons quand même à notre faim. Nous passons la nuit chez ces gens. Magadur discute avec eux. Naturellement ils n'ont rien à voir avec les nazis ! En tout cas ils vont même jusqu'à nous céder leur lit ! Evidemment nous ne coucherons pas tous dans un lit, mais il y a des fauteuils, des canapés, etc. Cela vaut mieux quand même que de dormir par terre.
Par mesure de précaution et sur l'ordre de Magadur, qui de plus en plus s'avère comme notre "chef de guerre", nous décidons de monter la garde à tour de rôle, on ne sait jamais ! Mais nous pouvons nous déshabiller, ce qui ne nous était pas arrivé depuis Zeithain ni d'ailleurs durant les neuf étapes de notre précédent trajet.
Somme toute, cette première nuit se passe très bien et laisse augurer favorablement de la suite de nos aventures. Nous verrons que nous aurons quand même quelques surprises très désagréables...
Mais, comme on dit, " inch Allah ! "
II - Deuxième étape
Mückenberg-Senftenberg (25 Km)
Mercredi 25 Avril
Pour vivre heureux, vivons cachés.
Après une excellente nuit nous pouvons, le lendemain matin, faire notre toilette, nous raser, et prendre un petit déjeuner préparé par notre hôtesse.
Le café était de l'ersatz mais nous n'avons pas voulu la vexer en lui révélant que nous avions, nous, du café américain soluble bien meilleur !
Grâce à Magadur la glace avait été rompue et nous avons cru comprendre la raison de cet accueil somme tout assez hospitalier : le mari, sans doute inapte au service ou réformé, devait être plus ou moins le responsable (on dirait casernier) de la cité ouvrière et c'est pourquoi il était encore là avec sa femme. Mais ce n'était peut-être après tout qu'un apparatchik du régime national-socialiste ? Les Russes étaient passés par là quelques jours auparavant et s'étaient livrés paraît-il à quelques exactions qui avaient terrifié nos braves Allemands. Eux-mêmes semblaient n'avoir pas eu à souffrir, mais leurs voisins en avaient pâti. Les appartements avaient été pillés. Les femmes violées. Les hommes passés à tabac. Ce qui fait qu'en nous voyant, malgré nos mines patibulaires et nos penn-baz, ils s'étaient dit: " Au moins avec ceux-ci nous n'avons rien à craindre, alors autant leur faire bonne figure !..." ils avaient l'air d'espérer que nous resterions quelques jours. Mais nous n'en avions pas l'intention. Nous avions perdu le contact avec le gros de la troupe et nous ne voulions pas nous attarder davantage. Nous nous sommes quittés bons amis, non sans avoir cru déceler dans leur regard comme une petite lueur de désespoir ou de terreur ... Après tout, chacun son tour, n'est-ce-pas ?
Nous avons repris la route et, comme la veille, nous avons traversé des villages désertés où se voyait encore la trace des récents combats. De temps à autre, nous rencontrions des groupes de camarades, comme nous en quête de nourriture. On se communiquait de bons tuyaux et aussi d'autres nouvelles plus ou moins rassurantes sur les agissements de nos nouveaux amis... La route suivait en gros la vallée de l'Elster, que nous remontions. Cette belle rivière est canalisée et elle doit être en temps normal fréquentée par de nombreuses péniches. Nous sommes passés par la gare de Naundorf dont le nom nous rappela celui qui se fit passer pour Louis XVII. Nous avons ensuite traversé une forêt de sapins jusqu'à Schwarzheide, gros village qui ne semblait pas avoir trop souffert. Puis Wandelhof, encore un autre Naundorf, où nous faisons d'ailleurs halte pour décider de la route à suivre. En effet, arrivés au carrefour de Ruhland, nous avons hésité à traverser encore une fois le canal. Nous nous sommes donc arrêtés pour déjeuner dans une ferme à proximité du village de Naundorf, qui n'est qu'un hameau, mais un important nœud routier entre la voie ferrée et le canal.
Des camarades qui passaient par là avaient l'air mieux renseignés que nous car ils nous ont appris qu'un regroupement était prévu à Senftenberg d'où nous n'étions plus éloignés que d'une dizaine de kilomètres. Nous sommes donc repartis, après avoir déjeuné, vers l'Est, ou plutôt le Nord-est. La route suivait toujours le canal. Cela me rappelait une phrase d'un manuel de géographie de mon enfance : " la route et la voie ferrée suivent la vallée ".
Nous traversons Brieske, petit village sans intérêt, et nous arrivons, en fin d'après-midi, à Senftenberg. Nous y retrouvons d'autres groupes qui nous confirment les informations de midi. Il s'agit en fait pour les "responsables " de faire le point avant de nous laisser poursuivre plus avant. Ce n'était pas inutile, car nous étions égaillés dans la nature depuis le départ de Gröditz. Et si nous avions quant à nous fait environ cinquante kilomètres en deux jours, d'autres groupes étaient très attardés.
Nous nous sommes donc mis en quête d'un gîte. Nous avons fini par jeter notre dévolu sur une maison de belle apparence dans laquelle nous avons pénétré... à notre grande surprise nous y avons trouvé une femme d'un certain âge qui s'occupait d'un bébé. Magadur lui a exposé notre problème et nous avons commencé à nous installer. D'abord méfiante, la femme nous a observés sans rien dire tout en feignant d'être très occupée par les soins à donner au bébé. Magadur continuait de temps en temps de parlementer avec elle. Au bout d'un certain temps s'est posée la question de la tambouille ! Il semble que nous ayons réussi notre examen de passage car la femme n'a fait aucune difficulté pour accepter de nous faire la cuisine tout en insistant sur le fait qu'elle n'avait rien à nous proposer, mais que, si nous lui fournissions le nécessaire, elle ferait le reste !...Or, nous avions ce qu'il fallait car nous avions chemin faisant grappillé quelques victuailles en route. Cela n'avait pas été difficile car nous savions maintenant que les Allemands avaient l'habitude de planquer leurs bocaux de conserves dans leur cave. Ces bocaux contenaient soit des confitures, soit des plats cuisinés à base de viande de porc et de haricots. Avant de quitter leur maison, provisoirement pensaient-ils sans doute, ils enterraient les bocaux dans la cave. C'était une bonne cache car il y faisait sombre. Mais lorsque l'on connaissait la combine, il suffisait de repérer le coin où la terre avait été remuée pour découvrir le pot aux roses ... Les bocaux n'étaient pas enterrés profondément et il était facile de les récupérer. Comme nous avions le chariot, nous ratiboisions tout ce qui nous tombait sous la main. Nous avions donc de quoi dîner largement en arrivant à Senftenberg. Nous avions aussi des pommes de terre car les silos allemands n'avaient plus de secrets pour nous. Le repas fut donc copieux. Il a fallu ensuite s'installer pour la nuit. Ce n'est pas la place qui manquait, le logis était des plus vastes et très confortable. Nous nous sommes répartis les chambres.
C'est ainsi que j'ai partagé avec Kerdreux une belle pièce du genre bureau-bibliothèque où j'ai eu droit comme couche à deux fauteuils. J'ai pu m'y installer comme un prince après m'être déshabillé presque complètement. J'ai dormi dans des draps de soie recouverts de superbes couvertures de laine, ce qui me donnait une délicieuse impression de confort... De son côté, Kerdreux, malgré ses goûts ascétiques, s'est installé sur le canapé aussi royalement que moi. Cette nuit là nous n'avons pas monté la garde. Nous nous sommes contentés de bien verrouiller la porte et, naturellement, c'est Magadur qui s'est approprié la clé !...
Le lendemain matin quelle ne fut pas notre surprise de découvrir la présence d'une jeune femme que nous n'avions pas vue la veille. C'était la mère du bébé et la fille de l'autre femme. Il y a eu explication des gravures avec Magadur, d'où il ressortait que la jeune femme était restée camouflée par précaution dans la crainte que nous ne soyons pas des gens comme il faut. Notre conduite avait dû rassurer sa mère puisqu'elle était sortie de sa cachette. L'explication de cette méfiance confirma les soupçons que nous avions déjà conçus à Mückenberg chez le couple au lapin. Cela devint d'ailleurs une certitude dans les jours qui suivirent...
Il semble que les Russes n'étaient pas tous occupés par les combats qui se poursuivaient. Ceux d'entre eux qui, à l'instar des laissés pour compte de Gröditz, ne trouvaient pas place dans les unités en opération, se livraient au pillage et aux pires exactions envers les habitants qui n'avaient pas fui. En particulier ils violaient systématiquement toutes les femmes qui avaient le malheur de se trouver à leur portée, quels que soient leur âge ou leurs charmes. Ils buvaient aussi plus que de raison tout liquide leur paraissant ressembler peu ou prou à une boisson alcoolisée... Quand ils étaient éméchés, ils avaient la gâchette facile. Presque tous étaient dotés d'un pistolet-mitrailleur dont le chargeur circulaire ressemblait à une énorme boîte de camembert. Ces "boîtes à fromages", comme nous les surnommâmes aussitôt, étaient des armes redoutables, tant par leur cadence de tir rapide que par la contenance du chargeur. Une des facéties des plus inoffensives consistait à s'approcher de leur victime sans bruit et par derrière, à poser le canon de leur arme sur son épaule et à lâcher une rafale, histoire de rigoler un peu. D'autres facéties étalent malheureusement moins anodines...
Ce matin-là nous avons donc fait la connaissance de cette jeune femme. Par le truchement de Magadur, nous avons, appris que la proposition faite la veille par la grand-mère tenait toujours : nous avions le gîte et le couvert assurés dans la mesure où nous subvenions aux besoins du ménage.
Après le petit déjeuner nous sommes sortis aux nouvelles. Les "autorités" avaient décidé de freiner notre marche vers l'Est pour éviter l'engorgement du camp de Sagan où s'effectuaient les opérations de triage et de regroupement en vue de notre rapatriement. En conséquence, nous devions rester trois jours à Senftenberg. Etant données les conditions de notre hébergement, cela n'était pas pour nous déplaire ...
III -Trois jours de repos à Senftenberg
Jeudi 26, Vendredi 27 et Samedi 28 Avril
Les délices de Capoue...
La perspective de rester trois jours à Senftenberg n'était pas pour nous déplaire étant données les conditions de confort dont nous jouissions : appartement cossu, hôtesses aimables, paix royale.
Nous nous sommes organisés en groupes de deux et je fais tout naturellement équipe avec Kerdreux. Pendant qu'une équipe restait au gîte par prudence, les autres partaient à l'aventure pour assurer notre ravitaillement. Celui-ci était surtout à base de pommes de terre que nous allions chaparder là où nous pouvions, généralement dans les caves des maisons voisines. Nous en avons toujours trouvé à notre suffisance, pour la plus grande satisfaction de nos cuisinières, avec qui nos rapports étaient empreints de la plus grande urbanité. Nous consentions même parfois à faire les pluches. Cela nous a permis d'améliorer l'ordinaire fourni par l'intendance russe, qui, à notre avis, laissait souvent à désirer. La distribution avait toujours lieu selon le même procédé de la pêche dans la marmite, mais il y avait maintenant une femme russe, de proportions colossales, qui présidait à la cérémonie et ne s'en laissait pas conter. C'est là que j'ai compris l'importance des cantinières dans les armées du temps jadis.
Nos "explorations patates" nous amenèrent à visiter des appartements et des pavillons qui devaient avoir des locataires aisés ; ils avaient été pillés, naturellement, mais on voyait bien que nous étions dans ce qu'il est convenu d'appeler un "quartier résidentiel". Ma propension à fourrer mon nez partout me conduisit à regarder de plus prés ce que contenaient les différents meubles et tiroirs, et c'est ainsi que je mis la main sur une Bible superbe, édition très luxueuse, tant par la reliure en cuir noir souple que par la qualité du papier extrêmement fin, ainsi que par la typographie particulièrement soignée. Cette Bible avait la singularité de comporter à la fois le texte latin de la Vulgate et sa traduction en allemand, français et anglais. Chaque langue avait sa colonne, deux par page. Un vrai bijou. J'en ai fait mon livre de chevet.
J'ai aussi trouvé un exemplaire de "Mein Kampf", dans l'édition destinée à chaque couple de jeunes mariés. Leurs noms étaient inscrits sur la page de garde. Le parti nazi offrait ainsi aux jeunes mariés, en guise de cadeau de mariage, cet ouvrage de Hitler que nous aurions dû lire plus attentivement avant la guerre, car ce qui y est annoncé a été point par point appliqué par la suite par les nazis. Mais ce genre de prophéties ne sont jamais prises au sérieux par ceux à qui elles s'adressent. Ce n'est pas hélas le seul cas d'aveuglement collectif !... La Bible en est pleine, et il y en aura encore d'autres malheureusement, car comme dit le proverbe arabe, " l'expérience est un livre que tout le monde écrit et que personne ne lit "...
Dans une maison particulière, entourée d'un joli jardin comme celui que nous avions à Saumur, j'ai découvert par hasard une épée, brisée par le milieu en deux tronçons. C'était une épée d'honneur qui avait dû appartenir à un dignitaire du régime, si j'en juge par le luxe de la garde et de la poignée. Cependant, en examinant de plus prés les gravures dont s'ornemente la lame, on découvre des emblèmes maçonniques : globe terrestre, équerre, compas, clefs, balances, soleil et ses rayons, tête de mort, triangles, flambeaux croisés, etc...Il y a aussi une inscription latine : "Memento mori". (* Le tronçon de cette épée, astucieusement ouvragé par Mimile à Bunzlau, est devenu une dague que j'ai l'habitude de laisser traîner négligemment sur mon bureau, ce qui m'a valu à plusieurs reprises la considération discrète de visiteurs probablement au courant de ce que cet objet représente...).Je suis très perplexe et je me demande dans quelle mesure le parti nazi n'avait pas de liens ou d'accointances avec la franc-maçonnerie. Et, dans l'affirmative, lequel des deux soutenait l'autre * ? Mes investigations ne sont pas du goût de Kerdreux qui les trouve parfaitement ridicules et inutiles. Sans doute a-t-il raison. Pourtant nous avons appris par la suite que certains camarades ont ainsi découvert de vrais trésors, voire des fortunes, en or, bijoux, timbres de collection, etc.
Personnellement je n'ai jamais rien vu de tel mais il n'est pas impossible qu'il y ait une part de vérité dans ces assertions. Après tout, les Allemands n'ont pas pu tout emporter avec eux dans leur fuite précipitée et il se peut que quelques veinards aient pu s'approprier ce genre de butin. Quant à savoir s'ils ont réussi à le rapatrier avec eux, ceci est une autre histoire...
Un jour, dans une vitrine garnie de bibelots divers, j'ai pris un ensemble de trois petits chiens, du genre "fox à poils durs». Il y en a un grand et deux petits qui lui sont attachés par une chaînette reliant leurs colliers, ils vont devenir ma mascotte. Ils sont minuscules mais très bien sculptés dans du bois dur. Le plus grand doit avoir cinq centimètres de long.
Au cours de nos pérégrinations, nous rencontrons des camarades comme nous en quête de nourriture. Nous apprenons ainsi que deux événements importants sont en cours : la prise de Berlin, où les Russes seraient déjà entrés, et la jonction entre les troupes russes et américaines, qui aurait eu lieu tout prés d'ici sur l'Elbe à Torgau (environ 70 Km dans notre Ouest).
Donc tout va bien. Mais enfin, nous aurions préféré nous trouver du côté américain car ce que nous constatons chaque jour ne nous rassure guère sur le comportement des "Popov". Passe encore pour les exactions qu'ils infligent aux Allemands, après tout ils ont sans doute une revanche à prendre car ceux-ci ne leur ont pas fait de cadeau non plus au cours de l'opération Barbarossa.
Les guerres du XX èrne siècle ne sont plus du genre " fraîche et joyeuse " et les principes de chevalerie ont évolué vers des "lois de la guerre" que ne respectent plus les armées modernes. Nous ne sommes donc pas disposés à plaindre les Allemands qui n'ont que ce qu'ils méritent. Mais ce qui nous paraît plus préoccupant c'est le comportement des Popov vis à vis de nous. Ces rnoujiks sont vraiment des sauvages. On nous a même dit que certains d'entre eux n'hésitent pas à vous couper le doigt d'un coup de pistolet pour récupérer une alliance !... ils se conduisent comme des brigands de grand chemin et dévalisent tous ceux qu'ils rencontrent. C'est assez inquiétant. Heureusement, aucun d'entre nous n'a eu à subir aucune avanie et nous avons passé de bons moments chez nos hôtesses.
Mais les meilleures choses ont une fin, et, le 28 Avril, nous sommes prévenus que nous partons le lendemain, toujours en direction de Sagan. À vue de nez, d'après nos estimations, nous avons fait à peu prés la moitié du chemin depuis Zeithain. Il doit donc nous rester à parcourir environ une cinquantaine de kilomètres et nous pensons pouvoir en venir à bout en trois ou quatre jours sans difficulté. Aussi sommes-nous assez surpris d'apprendre que nous allons toucher demain matin avant le départ six jours de ravitaillement. Nous nous perdons en conjectures sur les raisons de cette mesure et nous demandons avec inquiétude quelle sorte de "ravitaillement" nous allons pouvoir toucher pour six jours...
En fait, nous n'arriverons au terme de notre randonnée que le 5 Mai. Mais nous ne savons pas qu'il nous reste encore sept étapes ni que nous irons bien au-delà de Sagan...
IV – Troisième étape
Senftenberg - Jessen (28 Km)
Dimanche 29 Avril
Ce qui aurait pu être une fable : La biquette et les pigeons
Le lendemain nous prenons congé de nos hôtesses, qui sont apparemment très déçues de notre départ et vaguement inquiètes de ce que leur réserve la suite des événements...
Le "point initiai" de l'étape a été fixé prés de la gare, dans un faubourg appelé Tharnrn, d'après les pancartes. Nous nous y rendons pour y percevoir le ravitaillement annoncé la veille, il s'agit en tout, et pour tout de ... farine !
Il y en a une quantité difficile à apprécier mais qui me paraît assez considérable. Nous ne pouvons bien sûr refuser cette manne mais nous nous demandons bien ce que nous allons pouvoir en faire. Nous ne sommes pas équipés pour faire des crêpes ! Mais Kerdreux nous rassure tout de suite en nous assurant qu'il se fait fort de nous faire du pain pourvu qu'on lui fournisse un four. Devant notre air dubitatif il nous affirme qu'il sait comment faire du pain. Nous en acceptons l'augure et nous voilà partis avec notre sac de farine...
Instruits par l'expérience acquise au cours des deux précédentes étapes, nous nous organisons maintenant différemment. Nous trouvons sans difficulté un deuxième chariot. C'est un ustensile très répandu dans le pays. Nous en récupérons un autre à la sortie de Senftenberg sur la route de Rauno.
Toutes les fermes sont abandonnées et il y a du cramé un peu partout. Avec ce deuxième chariot nous nous répartissons en deux équipes. Dans chaque groupe, l'un tire le chariot par le timon et les autres poussent derrière. Du coup nous ne portons plus rien sur le dos. C'est quand même beaucoup moins fatigant. Nous faisons route au Nord et traversons le gros village de Bückgen. De là nous changeons de direction vers le Sud-est et, après avoir franchi une nouvelle fois la voie ferrée, nous atteignons Sedlitz, qui a l'air d'avoir été le siège de durs combats car le village est complètement démoli. Il est vrai que c'est un carrefour important. Aussi l'évitons-nous et nous dirigeons-nous vers le hameau de Rosendorf où nous décidons de faire halte pour le repas de midi. À cet effet, nous entrons dans la première maison que nous trouvons à l'entrée du village : nous constatons qu'elle est encore habitable et qu'il y a tout ce qu'il faut pour faire la cuisine, dont vont s'occuper Job et Gaston. Pendant ce temps les autres vont faire une petite reconnaissance dans les environs. Avec Kerdreux je me dirige vers le Nord où la campagne nous semble plus accueillante et nous avisons une belle ferme avec un enclos où il y a des boxes, ou plutôt des stalles, d'où nous parviennent de plaintifs bêlements. Nous y découvrons une biquette au pis bien gonflé et qui a besoin qu'on la traie. C'est Kerdreux qui pratique l'opération comme s'il n'avait jamais fait que cela toute sa vie, et il recueille le lait dans un récipient "ad hoc" trouvé sur place. Dans le box voisin il y a un petit biquet bien mignon.
Nous disputons de savoir si ce n'est pas la Providence qui l'a mis sur notre chemin, car il y a là de quoi nous fournir plusieurs repas en viande... Moi je suis pour l’égorgement. Kerdreux est contre et me démontre que cette innocente victime est bien trop difficile à dépecer proprement.
- " Ce n'est pas un lapin ! " me dit-il.
N'étant pas très sûr de pouvoir mener à bien cette opération je me range finalement à son avis et nous mettons le biquet avec la biquette. Le spectacle est touchant. La biquette nous regarde de ses grands yeux pleins de larmes. Elle fait fête à son biquet qu'elle lèche avec affection. Celui-ci le lui rend bien. Nous pensons que si les fermiers les avaient séparés c'est parce que le biquet était déjà sevré. Mais ce n'était sans doute pas depuis longtemps. En tout cas, il y avait du foin en quantité, et j'espère qu'ils auront survécu jusqu'au retour de leurs maîtres, à moins qu'ils n'aient été victimes de plus féroces soldats que nous.
Nous regagnons notre groupe, enchantés du lait frais que nous rapportons. Nous racontons l'histoire du petit biquet et de sa mère, et tout le monde nous donne raison de les avoir laissés tranquilles. Nous repartons sans nous attarder après nous être restaurés, et nous traversons encore des villages de faible importance qui paraissent avoir moins souffert que Sedlitz : Lieske, Proschim, Gosda. Entre Proschim et Gosda nous traversons encore une voie ferrée qui nous paraît en bon état. Nous la traversons à nouveau après Gosda avant d'arriver à Jessen.
À la gare de Jessen nous voyons un groupe important de civils qui ont l'air de parler russe, à moins que ce ne soit du polonais. Ils sont en liberté surveillée, il doit s'agir.de travailleurs employés par les Russes à déblayer les rues encombrées par les ruines provenant des immeubles démolis. Nous essayons d'entrer en communication avec eux mais sans succès en raison de l'obstacle de la langue. Comme d'autre part leurs "convoyeurs" n'ont pas l'air d'apprécier beaucoup notre initiative, nous n'insistons pas et poursuivons notre route. Nous entrons dans le village de Jessen qui semble occupé par un détachement de Popov... Aussi ne tentons-nous pas de nous y arrêter pour la nuit. Nous avisons une ferme à la lisière sud du village et nous nous y dirigeons pour nous y installer. Une reconnaissance rapide des lieux nous convainc que nous y serons bien. Comme il n'est pas tard, je repars avec Kerdreux pour une expédition de recherche et de ravitaillement.
Non loin de là, prés d'une ferme importante du genre "manoir", nous repérons un refuge à pigeons qui semble en service d'après les roucoulements qui s'en échappent. Chez nous la présence d'un colombier indique l'appartenance de son propriétaire à la noblesse dont l'un des privilèges consistait à posséder les refuges à pigeons. A voir l'allure des bâtiments de la ferme, il n'est pas impossible qu'elle soit le fief de hobereaux locaux. Quoi qu'il en soit, nous trouvons sans difficulté l'entrée du colombier et nous y pénétrons. Il est rempli de pigeons qui s'y préparent pour la nuit. Nous grimpons à l'étage supérieur et commençons une chasse que nous venons d'inventer. D'abord nous faisons des moulinets avec nos bâtons, mais le seul résultat est de faire voler quelques plumes ! Nous changeons alors de tactique : sans faire aucun geste menaçant et le képi à la main, nous nous approchons par traîtrise d'un pigeon cluché* (* en breton le verbe "klucha" désigne la position d'un volatile au repos accroupi sur ses pattes repliées sous lui à ) prêt à s'endormir, et, d'un seul coup - hop!- nous nous servons du képi comme d'un filet à papillon et nous attrapons chacun notre pigeon. Nous lui tordons le cou aussitôt et le mettons dans notre musette. Nous répétons plusieurs fois l'opération, et, lorsque nous en avons pris une demi-douzaine chacun, nous arrêtons le carnage. Nous éclatons alors d'un fou rire inextinguible en nous congratulant mutuellement. Nous rentrons fièrement à notre P.C. avec notre chasse et sommes naturellement accueillis comme il se doit. De leur côté nos camarades ont aussi ramené leur part de butin et les patates ne manquent pas. Tout va bien. Ce soir là nous faisons un repas gastronomique. Je ne sais pas comment Job s'est débrouillé pour trouver du saindoux, mais toujours est-il que nous avons eu des frites avec nos pigeons !...
La ferme est spacieuse et confortable. Nous faisons la cuisine sur les ustensiles trouvés sur place, il y a de l'eau. Par rapport avec ce que nous avons connu en février, c'est la vie de château !
En effet, si nous nous reportons par exemple à l'étape de Pausitz à la veille du jour de repos du voyage aller, si bienvenu pour certains d'entre nous qui étaient complètement à bout de forces, nous pouvons mesurer toute la différence avec notre condition actuelle. Bien sûr il y a des rumeurs inquiétantes qui se propagent parmi les groupes que nous rencontrons en chemin, selon lesquelles les Popov auraient parfois tendance à se conduire en bandits de grand chemin, même envers les Français. C'est ainsi que nous apprenons que des camarades se sont fait dépouiller de tout ce qu'ils avaient (montres, bijoux - même les alliances - stylos, couteaux, boutons d'uniforme, etc...). Mais nous pensons, selon le réflexe bien connu, que cela n'arrive qu'aux autres... Nous serons effectivement et fort heureusement pour nous parmi ceux qui n'auront pas eu à subir de telles avanies.
Nous nous installons pour la nuit sans problème.
Il y a des lits pour tout le monde, mais pas de draps. C'est un détail qui ne nous préoccupe guère. Naturellement il n'y a pas de lumière. Nous avons bien des bougies mais nous tâchons de les économiser le plus possible. Aussi allons-nous nous coucher de bonne heure. D'ailleurs nous l'avons bien mérité, car d'après nos estimations, nous avons dû parcourir plus de 25 km dans la journée.
Je m'endors en rêvant à la biquette, à son biquet et aux pigeons...
V - Quatrième étape
Jessen - Graustein (14 Km)
Lundi 30 Avril
"Aide-toi, le Ciel t'aidera "
(La Fontaine, Le chartier embourbé)
Le lendemain matin nous nous réveillons frais et dispos. Nous prenons le temps de faire notre toilette et de casser une petite croûte. Le pain nous manque. Aussi rappelons-nous à Kerdreux sa promesse de nous faire du pain à la première occasion.
" - Il faut un four " nous objecte-t-il imperturbablement. Je me demande "in petto" si au fond il ne souhaite pas de ne jamais en trouver un !
Il est déjà au moins neuf heures quand nous quittons Jessen. Nous traversons le petit village de Pulsberg et arrivons à un autre village, Heinrichsfeld, d'où nous dominons la vallée de la Spree dans notre Est. C'est une large vallée orientée à peu prés Nord-Sud, sur les bords de laquelle s'étale une ville importante : Spremberg. Nous arrivons à un carrefour où les pancartes nous indiquent en direction du Sud-ouest : Hoyerswerda 16 km, et dans l'autre sens : Spremberg 1,5 km. La route est fréquentée par des convois russes. C'est ainsi que nous voyons pour la première fois que la circulation est assurée par des femmes-soldats qui ont leur mitraillette en bandoulière et au bout de chaque bras un genre de fanion qu'elles agitent un peu dans tous les sens nous semble-t-il, ou en tout cas, selon des critères assez abscons pour nous, mais qui sont malgré tout apparemment assez efficaces car les véhicules circulent sans incident.
Nous pénétrons dans Spremberg. Nous y découvrons le spectacle habituel des villes qui n'ont pas dû être déclarées "ouvertes" en temps utile. Ce n'est plus qu'un tas de ruines que des corvées de prisonniers allemands s'efforcent de mettre en tas pour dégager les chaussées. Les ponts sur la Spree ont été détruits mais les Russes ont rétabli le passage. Là nous perdons beaucoup de temps car il nous faut attendre notre tour pour nous engager sur un pont de bateaux, les détachements russes ayant bien évidemment la priorité ! Cela nous permet de prendre contact avec d'autres groupes et d'échanger quelques informations. C'est ainsi qu'il nous est confirmé que le rassemblement des officiers français en vue de leur rapatriement est toujours prévu à Sagan. Il paraît que les Russes sont à Berlin et que les Américains ont atteint l'Elbe.
C'est là que nous rencontrons Émile. C'est un Briochin que Job a connu avant la guerre et qui est un peu perdu dans la cohue. Nous lui proposons de s'intégrer à notre groupe, ce qu'il accepte. Par la suite il s'avérera le roi des débrouillards. Pour commencer, il nous demande pourquoi nous n'avons pas de bicyclette !... Lui en a "récupéré" une, et il nous persuade de nous en procurer d'autres. Évidemment cela nous tente beaucoup car nous pourrions ainsi avoird des éclaireurs qui nous renseigneraient sur les gîtes possibles. Comme on disait à Saumur, l'infanterie est la reine des batailles mais elle est aveugle sans la cavalerie !... Nous décidons de suivre le conseil d'Emile à la première occasion.
Il est plus de midi quand nous réussissons enfin à passer le pont. Nous traversons le faubourg de Slamen et nous entrons dans un bois de sapins. La route est facile et nous atteignons sans encombre Graustein vers quinze heures. Nous n'avons rien mangé depuis le départ et nous envisageons de faire étape dans ce village qui est à peu prés intact car situé un peu au nord de la route. Nous n'avons aucune difficulté pour trouver un gîte dans une maison confortable peu abîmée et dotée de moyens culinaires appropriés à nos besoins du moment. Nous réchauffons donc quelques bocaux et déjeunons... sans pain naturellement !
Comme il n'est pas tard, nous appliquons notre méthode favorite : une équipe va prospecter, l'autre va préparer la maison pour la nuit car il y a quand même pas mal de rangement à faire. Je fais partie des prospecteurs. Le village n'est pas bien grand. Par chance, je découvre un vélo camouflé dans un garage. Il a l'air en état de marche, ce que je peux vérifier rapidement en faisant le tour du patelin. Cet essai s'avère concluant. Pendant ce temps Jean et Gaston sont tombés sur une réserve de lard et en ramènent une bonne quantité à notre cuisinier. Ce soir là nous ferons un souper à base de patates au lard, ce qui constitue un plat typiquement breton dont nous nous régalons.
Maintenant que nous avons des bicyclettes nous nous organisons en deux échelons : les cyclistes iront en éclaireurs pour repérer tout ce qui peut être intéressant pour nous, ils prépareront aussi la halte du déjeuner et le gîte d'étape pour le soir. Les autres se chargeront des chariots qui se révèlent vraiment très pratiques, car on peut à la fois les tirer et les pousser !
Nous passons une bonne nuit.
VI – Cinquième étape
Graustein - Wallisch (36 Km)
Mardi 1er Mai
" Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front "
(Genèse 3,19}
Le lendemain nous décidons de partir à huit heures car nous trouvons un peu courte cette étape Jessen-Graustein et nous voulons rattraper un peu le temps perdu. Nous prenons avant de partir un solide petit-déjeuner qui est en fait un repas à base de bocaux réchauffés puisque nous n'avons toujours pas de pain ! Nous faisons aussi du café. Nos cyclistes partent devant. Il est convenu qu'ils nous attendront à midi quelque part. La route est bonne et nous faisons une moyenne de cinq à six kilomètres à l'heure. Vers dix heures nous traversons la voie ferrée à Wolfshain. La gare est occupée par les Russes. Nous ne nous arrêtons pas. Un peu plus loin, à Jämlitz, nos cyclistes nous attendent. Ils sont allés jusqu'à Muskau qui est complètement démoli et où nous ne trouverons rien pour la halte de midi. Magadur propose de s'arrêter à Berg où il se fait fort de nous préparer le nécessaire. Il repart avec Rivière et Émile et nous reprenons la route. Nous traversons un bois de sapins qui garde les traces d'un bombardement dû sans doute aux combats récents pour les passages de la rivière. C'est la Neisse. Nous atteignons Berg sans encombre. Nos éclaireurs ont trouvé une maison avec cuisine équipée. Il est à peu prés midi. Nous avons des patates, du lard et des bocaux... mais toujours pas de pain !... Kerdreux supporte sans broncher nos quolibets et maintient son point de vue : " Il faut un four !" Consigne est donc donnée à nos éclaireurs de chercher pour le soir une maison avec un four ! Après nous être restaurés nous reprenons la route.
Nous ne rencontrons pas à Muskau pour traverser la Neisse les mêmes difficultés qu'à Spremberg la veille pour traverser la Spree. Il semble que les Russes aient établi un P.C. important à Muskau et on y circule de façon satisfaisante, toujours grâce aux femmes spécialisées dans le réglage de la circulation. Après Muskau la route traverse des bois assez épais. À Kochsdorf nous traversons le Schrot, affluent de la Neisse. Nous passons à Mühlbach, Eichenwald, et arrivons à Wallisch où nous sommes attendus. Magadur a repéré à peu de distance du village une ferme assez cossue. Nous en prenons possession. Au beau milieu de la grande salle trône un énorme poêle en céramique. Nous voyons tout de suite le profit que nous allons pouvoir en tirer car il comporte... un four ! Aussitôt nous nous mettons en devoir de l'allumer. Le bois ne manque pas. Il est à peu prés cinq heures du soir. Cette fois Kerdreux est mis au pied du mur, ou plutôt... du four ! Mais il garde son flegme habituel, et, après avoir examiné de plus prés les possibilités du four il nous déclare avec assurance que nous allons avoir du pain ce soir... Nous en acceptons l'augure et, tandis que chacun vaque à ses occupations, il entreprend sans mot dire la confection de la pâte à pain
Dans une sorte de grande écuelle en grés il malaxe la farine, l'eau et le sel. Il le fait soigneusement, car c'est un méticuleux. Il fabrique ainsi trois boules de la consistance du mastic, il les aplatit un peu et les introduit dans le four déjà chaud, il surveille la cuisson avec beaucoup d'attention. Pendant ce temps nous avons préparé le repas. Les patates sont cuites ainsi que le rata des bocaux. Vers sept heures notre boulanger sort triomphalement ses pains du four et nous annonce que nous allons pouvoir nous mettre à table dès qu'ils auront assez refroidi. En fait de pains il s'agit plutôt...de galettes, assez épaisses mais bien dorées ! A l'usage elles s'avéreront tout à fait comestibles. Évidemment, en l'absence de levure ou de levain, la pâte n'a pas gonflé ! Mais enfin, nous pouvons très honnêtement considérer qu'il s'agit bien de pain. En y réfléchissant d'ailleurs, je me souviens qu'il est question à diverses reprises dans la Bible de "pains sans levain". Après tout, il s'agit sans doute d'un retour aux sources ?... En tout cas ce pain nous permet d'étaler les confitures et autres marmelades que nous avons récupérées au cours de nos précédentes étapes. Par la suite Kerdreux améliorera sa technique et, de notre côté, nous nous ferons à ce pain un peu particulier !
Après le repas il fait encore grand jour et je vais faire un tour à bicyclette dans les environs, toujours en quête de victuailles. En sortant du village de Wallisch il y a une route en ligne droite vers l'Est. Au bout d'un kilomètre je vois un char russe venir vers moi. Il me paraît énorme et la route n'est pas bien large. Tant et si bien que je me vois dans l'obligation de me jeter dans le fossé pour le laisser passer. Après quoi je retourne piteusement à notre ferme, bredouille et vexé.
Dès la nuit tombée nous nous couchons et nous dormons sans problème jusqu'à l'aube.
VII – Sixième étape
Wällisch –Ober Ullersdorf (22 Km)
Mercredi 2 Mai
Même quand l'oiseau marche, on sent qu'il a des ailes.
(Lemierre, Fastes, Chant 1)
Ce matin nous prenons un petit déjeuner traditionnel car nous avons du pain pour tremper dans notre café. Il nous reste en effet du café soluble ainsi que du lait condensé. Nous reprenons la route de bonne heure.
En arrivant au village de Gross-Selten nous apprenons que nous ne pouvons continuer à emprunter la route que nous suivons depuis plusieurs jours. On nous indique qu'il faut nous diriger vers le Nord-est jusqu'à Sorau où nous recevrons de nouvelles instructions. Il semble que notre point de ralliement soit toujours Sagan, qui se trouve à une dizaine de kilomètres à l'Est de Sorau. Nous poursuivons donc notre route et entrons dans une forêt humide. Nous pataugeons dans la boue. Nos cyclistes ont mis pied à terre. Le chemin est fait de rondins, ce qui ne facilite pas la progression des chariots ni des vélos. Le terrain boisé est marécageux et par endroit inondé. A. un moment donné nous contournons un marigot où nous voyons plusieurs chevaux morts et tout gonflés. La traversée de la forêt dure plusieurs heures. Enfin nous arrivons dans le petit village de Raussen où nous faisons halte pour casser la croûte. Il est déjà plus de midi et nous sommes harassés. Cette progression sur les rondins nous a fatigués. Nous mangeons, en quelque sorte "sur le pouce", en tartinant notre pain avec du lard ou de la confiture.
Après une pause d'environ deux heures nous reprenons notre marche. Au bout d'un kilomètre nous devons traverser l'autoroute Berlin-Breslau (Wroclaw). C'est assez impressionnant. Nous n'avons jamais rien vu d'aussi "kolossal". Ces ouvrages, créés par le régime national-socialiste., avaient un but stratégique : ils facilitaient les déplacements des unités motorisées de l'armée allemande. En outre leur construction avait fourni du travail à des centaines de milliers d'ouvriers. Ils constituaient incontestablement une réalisation positive à mettre à l'actif des nazis. Nous n'avions aucun équivalent chez nous. La route que nous empruntons passe sous l'autoroute, mais il y a des bretelles pour rejoindre le niveau de l'autoroute, ce qui permet de tourner à droite ou à gauche… Ces bretelles existent aussi dans l'autre sens. Par curiosité, ce sont ces bretelles que nous empruntons au lieu d'utiliser le tunnel sous l'autoroute. Quand nous avons traversé l'autoroute, nous n'avons vu aucune circulation, mais nous imaginons aisément le flot de véhicules qu'elle pourrait supporter dans les deux sens.
Au nord de l'autoroute notre chemin est plus facile. Nous laissons à notre gauche le hameau de Ziebern et, prenant à droite, nous atteignons Ober-Ullersdorf vers dix-sept heures.
Nous décidons d'y faire étape. Il s'agit d'un village-rue très étiré en longueur. Nous y constatons les traces de combats récents. La plupart des façades sur rue sont criblées d'impacts et à peu prés toutes les portes et les fenêtres sont démolies. Il y a aussi beaucoup de maisons incendiées.
C'est pourquoi nous ne restons pas en bordure de la route, mais nous nous en écartons pour chercher une ferme qui aurait moins souffert. Nous en trouvons une sans difficulté et nous l'investissons comme d'habitude avec précaution au cas où il y aurait encore des occupants. Par bonheur il n'y a personne... Une rapide perquisition nous convainc qu'elle fera très bien notre affaire et nous décidons donc de nous y installer. Tout est prêt pour nous recevoir. La cuisine fonctionne. Une petite visite à la cave nous montre qu'elle est bien achalandée en bocaux divers. Le poêle comporte un four. Tout va bien. On se prépare pour le dîner.
Comme il n'est pas tard je vais faire un tour. Non loin de notre ferme j'avise un enclos où s'ébat un troupeau d'oies. Ce sont des volatiles de grande taille. Je décide d'en capturer une pour la ramener. Cela représente plusieurs repas... Je n'ai aucune difficulté à en saisir une par le cou à deux mains. Mais pour en venir à bout c'est une autre paire de manches ! J'essaie bien de lui tordre le cou mais j'ai l'impression de lui faire faire plusieurs tours sans que cela la gêne le moins du monde. Elle se débat furieusement en battant des ailes au point que j'ai du mal à ne pas être déséquilibré. Je réussis malgré tout à lui rabattre la tête en arrière en lui pliant le cou et en l'attachant ainsi avec une ficelle, puis je la mets sur mon dos et je prends le chemin du retour. Elle continue de battre des ailes mais au bout d'un moment ses mouvements deviennent de moins en moins violents et elle finit par rendre l'âme. Je la ramène donc triomphalement à notre gîte où nous nous mettons aussitôt en devoir de lui couper le cou, de la plumer, de la vider et de la découper en morceaux pour mieux pouvoir la cuire. Nous trouvons dans la cuisine tout ce qu'il faut pour cela. Nous aurons donc à dîner des cuisses d'oie rôties et il nous restera encore de quoi faire au moins deux repas.
Pendant ce temps Kerdreux a fait sa fournée de pain : il y a suffisamment de moyens de couchage pour que nous trouvions chacun une place confortable pour la nuit.
VIII – Septième étape
Ober Ullersdorf-Neuhauser (30 Km)
Jeudi 5 Mai
Donne-lui Seigneur le repos éternel
(Office des défunts)
Nous quittons Ober-Ullersdorf par beau temps.
À la sortie du village nous trouvons un carrefour gardé par les Russes et on nous fait prendre la direction du Nord. Il y a une pancarte : Sorau 9 km. Nous prenons le dispositif habituel : éclaireurs cyclistes en avant de l'échelon des chariots. Nous nous donnons rendez-vous à l'entrée de Sorau. La route suit une ligne de crête d'où nous apercevons des fumées provenant d'incendies de villages voisins.
Nous traversons Lohs et pénétrons dans un bois : c'est la forêt de Sorau. Nous en sortons au bout d'une heure de marche et retrouvons nos éclaireurs à Seifersdorf. Il n'est que dix heures du matin et nous décidons d'aller plus avant. Nous mettons une bonne heure à traverser Sorau en ruines. Cela nous rappelle Spremberg. Nous assistons aux mêmes scènes : des corvées de prisonniers allemands déblaient les rues sous la férule de soldats russes peu amènes. Heureusement il n'y a pas de rivière à traverser. A la sortie de Sorau nous reprenons notre formation. Prochain rendez-vous à Sagan, à dix kilomètres plus loin à l'Est. Mais au bout d'une heure de route nous retrouvons nos cyclistes à Marsdorf. Il est alors environ midi et nos camarades nous ont trouvé, à la sortie du village, une maison bien équipée pour la halte du déjeuner. .
Nous succédons dans cette maison à une autre équipe qui vient d'y passer la nuit et qui nous raconte une histoire assez horrible. Quand ils sont arrivés la veille au soir ils ont trouvé, en entrant dans la maison, un pendu accroché à une poutre du plafond. Ils se sont mis en devoir de l'enterrer dans le jardin. Puis ils ont préparé leur repas et, après avoir dîné, lis ont fait l'inventaire des moyens de couchage. Il y avait plusieurs lits dans différentes chambres. En voulant se coucher l'un d'eux a trouvé le matelas un peu bizarre. En le soulevant il a découvert, entre le matelas et le sommier le cadavre d'une femme qui semblait avoir été assez maltraitée. En y regardant de plus prés, ils se sont aperçus qu'il s'agissait d'une bonne sœur. Elle avait encore son grand chapelet noir autour de la taille mais il était cassé. Naturellement ils ont aussi enterré la bonne sœur dans le jardin.
Que s'était-il passé ?
Nul doute que les auteurs de l'assassinat de la bonne sœur étaient des Russes en rupture de ban. Cela devait remonter à quelques jours. Quant au pendu, s'agissait-il d'un crime ou d'un suicide ? Nous n'avons pas résolu le mystère. Toujours est-il qu'en visitant les lieux du drame j'ai récupéré la croix du chapelet. C'est une très belle croix noire avec des ornements et un Christ en argent. Chaque fois que je la regarde, je fais une prière pour le repos de l'âme de la pauvre bonne-sœur. Cette affaire alimente naturellement nos conversations, non seulement pendant la pause mais aussi toute la journée. Nous nous demandons ce que nous aurions fait si une telle aventure nous était arrivée.
C'était à Marsdorf, à mi-chemin entre Sorau et Sagan.
Nous poursuivons notre chemin vers Sagan que nous atteignons vers quinze heures. La ville a beaucoup souffert mais l'itinéraire que nous empruntons pour la traverser est très bien aménagé et jalonné par les fameuses femmes-sémaphores. Nous nous renseignons pour savoir où se trouve ce fameux camp de rassemblement dont on nous parle depuis notre départ de Senftenberg. On nous indique la direction du Sud. Mous nous engageons donc sur une très belle route qui a manifestement été remise en état récemment. Quelle n'est pas notre surprise de voir nos cyclistes revenir très rapidement vers nous en nous faisant signe de faire demi-tour ! Ils nous disent que le camp est archiplein et très mal organisé. Il paraît que les rapatriements se font par Odessa (!? )dans des conditions très inconfortables, et que les autorités françaises du camp nous conseillent fortement de ne pas nous arrêter et de poursuivre notre route à l'Est où des mesures sont prises pour nous accueillir à Bunzlau, qui est une grande ville sur la rive droite de la Bober, affluent de l'Oder. Il y aurait encore dans les soixante kilomètres à parcourir !... Nous sommes très déçus, mais que faire d'autre que de poursuivre notre marche en suivant les consignes ?
Nous faisons donc demi-tour et revenons à Sagan où nous traversons la Bober. Nous prenons la direction de l'Est. Au village de Petersdorf un de nos éclaireurs nous attend. Il nous apprend qu'un gîte a été reconnu à environ un kilomètre au Nord, à Neuhauser. Ce n'est même pas un hameau, c'est un lieu-dit, avec une ferme Inoccupée mais très logeable. Il s'avérera d'ailleurs qu'elle contient pas mal de ces fameux bocaux de plats cuisinés. Il y a des pommes de terre en abondance et... un four, du même genre que celui de Wällisch.
La soirée se passe comme à l'accoutumée, mais nous sommes assez anxieux de ce changement de programme.
Néanmoins nous dînons de bon appétit et passons une bonne nuit.
IX – huitième étape
Neuhauser - Altöls (32 Km)
Vendredi 4 Mai
Qui ose gagne...
(Devise des S.A.S.)
Aujourd'hui nous partons de bonne heure car nous avons hâte d'arriver au terme de notre randonnée qui se prolonge un peu trop à notre goût. Après notre repas du matin nous nous mettons en route. En rejoignant la route de Petersdorf, nous rencontrons d'autres équipes qui sont comme nous déçues de n'avoir pas trouvé à Sagan l'accueil que nous espérions. Nous marchons depuis le 23 Avril dans des conditions moins précaires, certes, que lors de notre "randonnée" de février entre le IV D et Benndorf, mais enfin, nous commençons à être fatigués. Notre condition physique est moins bonne qu'au départ d'Elsterhorst. Entretemps il y a eu les séjours à Benndorf et à Zeithain qui nous ont beaucoup affaiblis. Enfin, si Bunzlau est bien le terme de notre voyage, nous devrions y être dans 48 heures si tout va bien.
Nous prenons la direction de Sprottau qui paraît être une ville assez importante sur la rive droite de la Bober. Nous sommes attendus à l'entrée par nos cyclistes qui viennent de connaître une aventure qui aurait pu mal tourner et que nous raconte Magadur : à quelques kilomètres de Sprottau il y a un passage à niveau gardé par les Russes. Ces derniers semblent avoir pour mission de confisquer les vélos ! En effet, nos camarades les voient opérer en arrivant en haut d'une petite cote qui plonge vers la voie ferrée. Ils font donc mine de ralentir et, au moment où ils arrivent au passage à niveau, au lieu de s'arrêter ils accélèrent le plus qu'ils peuvent, sous le regard éberlué des Popov et aussi de ceux à qui on vient de piquer leurs bicyclettes... La route comporte un virage peu après le passage à niveau, ce qui fait que nos fugitifs sont rapidement hors de vue et de portée du poste de garde. " D'ailleurs ", nous dit Magadur, " j'avais remarqué que leurs mitraillettes étaient dans le fossé, et c'est ce qui m'a incité à tenter le coup ! ". Le coup a réussi, les Russes ont levé les bras au ciel, et nous avons gardé nos vélos. Nous célébrons comme il se doit cet exploit et congratulons chaleureusement nos héros.
Nous traversons sans encombre Sprottau et nous tombons sur une grand route. La pancarte indique en direction du Nord : Freystadt 22 km, et, en direction du Sud : Bunzlau 35 km. Il est alors environ onze heures.
Nous sommes tous d'accord pour ne pas essayer d'atteindre Bunzlau avant la nuit. En effet, nous devons arriver assez tôt pour trouver un gîte correct car nous savons que nous ne serons pas les seuls. Il est donc décidé que nous nous arrêterons pour déjeuner dans le premier patelin qu'on trouvera sur la route, après quoi on avisera pour la suite.
Nous reprenons donc le dispositif habituel et nous nous mettons en route vers le Sud. La route emprunte la vallée de la Bober. À droite nous avons la rivière et à gauche nous longeons un bois de sapins assez touffu. Au bout d'un peu plus d'une heure de route, nous arrivons à Nieder-Leschen où nous attendent nos éclaireurs qui ont préparé notre halte dans une maison du village. Nous nous y arrêtons pour le déjeuner. Ils ont trouvé dans un tiroir de la cuisine un genre de semoule et ils l'ont mise à cuire sur le fourneau. Ils sont tout fiers de nous avoir ainsi préparé à manger. Mais, quand nous voulons goûter à leur semoule, nous nous apercevons qu'il s'agit en réalité .... de colle à tapisser !!! Cela donne naturellement lieu à quelques plaisanteries, et puis nous préparons "notre" repas avec "nos" bocaux et "nos" patates... Généralement la halte du midi dure deux heures environ. Pendant que nous nous restaurons nous voyons des groupes de camarades poursuivre leur chemin sur la route. Chaque popote a ses habitudes et son rythme.
Nous repartons peu après quinze heures. La route est toujours aussi agréable entre rivière et forêt. Nous traversons Ober-Leschen qui nous paraît plus important que le village que nous venons de quitter. Il y a à sa sortie un passage à niveau mais pas de récupérateurs de vélos ! Nous atteignons vers dix-neuf heures Altöls où notre détachement précurseur nous attend. Comme de coutume, il nous a trouvé un bon gîte avec tout ce qu'il faut pour le repas et pour la nuit.
Notre conversation ce soir-là roule sur ce qui nous attend le lendemain... En effet Bunzlau n'est plus qu'à 17 km et nous y arriverons donc facilement vers midi.
Et c'est sur cette perspective encourageante que nous nous endormons...
XI - la nuit de l'incendie du 5 au 6 Mai
Le barbare est celui qui détruit tout ce qu'il ne comprend pas
(Michel Debré, Mémoires)
Lorsque Kerdreux et moi avons pris possession de la chambre qui nous était impartie, nous nous sommes mis à la fenêtre pour contempler le paysage qui s'offrait à nous. La place centrale avait belle allure avec le Rathaus majestueux qui s'élevait en son centre. Tout autour se répartissaient les façades austères mais harmonieuses des immeubles qui la bordaient et qui comportaient tous quatre ou cinq étages.
Nous avons bavardé un moment tous les deux tandis que la nuit tombait. Nous essayions de supputer les chances que nous avions d'être bientôt libérés pour de bon. Nous avons assisté aux allées et venues de soldats russes semblant passagèrement éméchés qui s'essayaient à monter à bicyclette sans grand succès !... Et puis nous nous sommes couchés dans le grand lit et nous nous sommes aussitôt endormis.
Au milieu de la nuit - je n'ai pas noté l'heure exacte mais il devait être aux environs de minuit - Kerdreux, comme à son habitude, a éprouvé le besoin de se lever car il avait la vessie sensible... Pour plus de facilité il se dirige vers la fenêtre restée ouverte pour satisfaire son envie sans plus de façons. Mais il est saisi aussitôt par une odeur de fumée, et, en se penchant un peu à l'extérieur, il s'aperçoit que la maison voisine est en feu. Il revient donc vite vers le lit en me criant : " Jojo lève-toi vite, il y a le feu à côté ! ". Naturellement je n'ai pas mis longtemps à obtempérer et je me suis habillé en vitesse. Je suis allé voir à la fenêtre et j'ai vu en effet de la fumée sortir de l'immeuble voisin. Il y avait au balcon du troisième étage quelqu'un qui criait " Au secours, à l'aide" et qui semblait ne pas savoir quoi faire. Je n'ai jamais compris pourquoi il ne criait pas " Au feu ! ". Nous avons réveillé ceux qui dormaient avec nous dans les autres chambres et nous avons ramassé nos affaires le plus rapidement possible. En arrivant sur le palier nous avons rencontré des femmes-soldats qui montaient nous prévenir d'avoir à évacuer les lieux de toute urgence. Nous sommes donc descendus par l'escalier quatre à quatre et nous sommes sortis sur la place où un attroupement s'était formé. De là nous avons assisté impuissants à l'agonie de notre pauvre camarade sur son balcon. Il a continué à crier " Au secours " pendant un certain temps, mais ses cris ont peu à peu faibli. La fumée se faisant de plus en plus épaisse, il a dû être finalement asphyxié et il s'est effondré sur son balcon. Nous avons pu nous rendre compte que l'incendie avait pris au rez-de-chaussée dans l'officine de la pharmacie. Il y a eu des explosions et les flammes ont alors pris des proportions énormes. Elles sortaient par les fenêtres du premier étage et on voyait tout l'intérieur se consumer entièrement. Nous étions tous fascinés par le spectacle malgré son caractère tragique et nous nous sentions totalement impuissants devant le drame qui se déroulait sous nos yeux.
Au bout d'un moment nous avons entendu des craquements : c'étaient les escaliers et les planchers qui s'effondraient. La chaleur devenait insoutenable.
Toute la place se trouvait éclairée "a giorno". On n'entendait plus aucun cri mais seulement le bruit que font les matériaux en se consumant. L'incendie a gagné toute la hauteur de l'immeuble et finalement la toiture aussi s'est effondrée dans le brasier.
Il n'y avait aucun moyen de lutter contre cet incendie. Au bout de quelques heures nous nous sommes réfugiés dans le Rathaus. Le colonel Gestin nous a conseillé de nous coucher par terre dans une pièce. Nous nous regardions les uns les autres avec un certain effarement. Nous aurions pu en effet choisir cet immeuble plutôt que le voisin !? C'est la présence de cette officine de pharmacie qui nous avait fait hésiter. Nous avons vérifié qu'il ne manquait personne à l'appel, puis nous nous sommes allongés le long des murs et nous avons fini par nous endormir.
Le lendemain matin - c'était le Dimanche 6 Mai - nous nous sommes réveillés tout courbatus, encore sous le coup de l'émotion de cette terrible nuit. Les autorités, tant françaises que russes, étalent réunies en conseil pour analyser les événements et déterminer les mesures à prendre. En fait l'incendie était dû à l'imprudence de soldats russes, sans doute ceux-là mêmes que Kerdreux et moi avions vu la veille au soir déambuler en état d'ébriété. Cherchant à récupérer dans la pharmacie quelque breuvage alcoolisé, ils avaient mis le feu dans l'amas de détritus de toute sorte qui encombraient le rez-de-chaussée à la suite du pillage du magasin. Devant l'ampleur du sinistre, ils avaient fui sans demander leur reste et ce n'est que lorsque la fumée est montée dans les étages que l'alerte fut donnée par les occupants. Mais c'était déjà trop tard pour eux car les cages d'escalier étaient enfumées à tel point qu'il leur était impossible de les emprunter pour sortir. Certains eurent la présence d'esprit et aussi la force et l'agilité nécessaires pour s'enfuir par les toits. Les autres périrent dans les flammes. Le nombre des victimes ne fut jamais établi avec certitude. En effet on retrouva dans les décombres cinq corps calcinés, mais ils étaient réduits à un tel état qu'on pouvait imaginer que d'autres aient pu être entièrement consumés...
On aligna ce qui restait de nos malheureux camarades et on nous demanda si nous pouvions les reconnaître. Ce fut impossible. Cela ressemblait à des bûches de bois calcinées. Il n'y avait ni bras ni jambes et la tête ne se distinguait pas du tronc...
Ce dont nous avons pu témoigner en toute certitude, c'était de la mort de notre camarade Silvy sur le balcon. Etait-il parmi ces moignons noircis ? Je ne saurais le dire, et encore moins lequel des cinq...
Il y eut une brève cérémonie, sans aucun apparat, en guise d'obsèques. Et je ne sais pas ce qu'il est advenu des corps.
Ainsi, alors que nous pensions être arrivés au terme de nos tribulations, cette horrible nuit nous montra à quel point notre sort était encore soumis à des aléas imprévisibles et dangereux...
XII-Séjour à Bunzlau du 6 au 24 Mai
En toute chose il faut considérer la fin
(La Fontaine, le Renard et le Bouc)
Dans la journée du 6 Mai nous fûmes autorisés à regagner nos appartements. Ils n'avaient aucunement souffert de l'incendie.
Par précaution des dispositions furent prises pour parer à toute éventualité. C'est ainsi que des cordes furent approvisionnées pour nous permettre, en cas de besoin, de nous échapper. Ce n'était pas une vue de l'esprit car nous pouvions descendre du second étage grâce à ces cordes. Si notre camarade Silvy avait eu une corde à sa disposition il aurait pu descendre de son balcon à travers la fumée avant que les flammes ne soient trop fortes. Les femmes-soldats vinrent vérifier que nous ne craignions aucun danger.
Et la vie reprit son petit train-train habituel. Nous avions le gite. Quant à la nourriture, celle que nous dispensaient les Russes ne nous convenait pas tellement. Aussi avons-nous repris nos explorations et nous avons pu nous procurer sans difficulté quelques suppléments.
Le 9 Mai nous sommes réveillés par une pétarade. Nous regardons prudemment ce qui se passe et nous constatons qu'une espèce de furie s'est emparée des Russes : ils tirent en l'air à tort et à travers en chantant à tue-tête ! Cela dure toute la matinée et nous n'osons pas sortir. Cependant, vers midi, nous voyons les autres popotes se rendre à la roulante et nous faisons comme eux. C'est ainsi que nous apprenons que l'armistice a été signé dans la nuit. Ce n'est qu'un peu plus tard que nous saurons que c'est le 7 Mai à Reims que l'acte de capitulation inconditionnelle de l'ensemble des armées allemandes a été signé et que le 8 Mai, au quartier général soviétique de Karlshorst prés de Berlin, le maréchal Keitel a signé l'acte définitif de capitulation.
Dans l'après-midi une certaine effervescence continue de se manifester. Nous nous en tenons à l'écart. Mais vers le soir nous recevons la visite des femmes-soldats qui nous ont aidés à évacuer nos chambres la nuit de l'incendie : elles viennent nous inviter à participer aux réjouissances prévues pour le soir en vue de célébrer la fin des combats. Il y aura bal et elles voudraient que nous allions danser avec elles ! Cela part sans doute d'un bon sentiment mais nous arguons du fait que nous sommes en deuil de nos amis qui ont péri dans les flammes et que nous sommes très fatigués. Nous avons du mal à nous faire comprendre mais enfin elles acceptent nos explications et nos excuses et s'en vont. En réalité cela ne nous disait rien du tout. Je crains que notre refus n'ait porté dans leur esprit un coup fatal à la réputation de libertinage qui s'attache aux Français !... Mais nous n'avons pas eu à le regretter car un de nos amis s'étant laissé entraîner a dû être ramené au milieu de la nuit avec une sacrée biture et une balle dans la cuisse !
Nous sommes restés quinze jours à Bunzlau après ces événements.
Nous avions organisé notre emploi du temps quotidien de la manière suivante : le matin nous allions aux nouvelles, l'après-midi nous "visitions" les caves des environs. Le ravitaillement ne nous a jamais manqué. L'intendance russe nous fournissait le nécessaire et nos rapines nous procuraient des suppléments appréciés. Nous avons toujours eu des patates en quantité suffisante qui nous permettaient de faire du rata avec la viande fournie par les Russes. Nous avions du café. Nous avions trouvé du café vert dans les environs et nous le faisons griller dans une poêle à frire. Il y avait un moulin à café. Les Russes nous donnaient aussi du pain et nous ne manquions pas de marmelade ou de confiture, surtout de rhubarbe.
Les Russes avaient un comportement bizarre, ils avaient la manie de vouloir monter à bicyclette alors qu'ils n'avalent jamais appris ! En outre ils n'étaient pas très doués pour ce genre de sport ! Aussi les bicyclettes hors d'usage s'accumulaient-elles sur la place de Bunzlau. Il y en avait une vraie montagne... ils avaient aussi la passion des montres et il n'était pas rare de voir certains soldats russes en arborer plusieurs à chaque bras ! Les réveils attiraient leur curiosité et leur méfiance. Ils savaient en remonter le mécanisme sans savoir à quoi servaient les différents boutons qu’ils tournaient. Parfois le réveil se mettait à sonner et alors ils le jetaient par terre et tiraient dessus à coups de mitraillette !
Malgré tout les distractions étaient assez rares et le temps nous semblait long. Nous cherchions les occasions de nous changer les idées. Un jour nous avons organisé un match de football. Il y avait un stade très bien équipé pas très loin de la place du Rathaus. Nous avons formé une équipe et nous avons affronté une équipe yougoslave. Nous avons naturellement perdu le match car la condition physique nous faisait défaut. Au bout d'une demi-heure nous étions sur les genoux...
Un de nos amusements préférés était d'observer les gesticulations des femmes-soldats qui réglaient la circulation 24 heures sur 24 en faisant les 3x8 par équipes de deux qui se relayaient. Elles manœuvraient leurs fanions avec beaucoup d'autorité et toutefois elles mettaient dans leurs mouvements une certaine grâce. En tout cas elles étaient obéies.
Enfin on nous annonça que le départ était fixé au 24 Mai et que nous allions rentrer en France par le train. C'est avec une certaine fébrilité que nous avons procédé aux préparatifs. Nous voulions emporter avec nous le maximum d'affaires. Pour ma part j'avais mon sac à dos, une valise de récupération et diverses musettes. Puisque l'on nous avait dit que nous rentrions par le train, nous avions l'intention de ramener avec nous le plus possible de "souvenirs" !
C'est donc dans une certaine euphorie que nous nous sommes couchés le Mercredi 23 Mai, juste un mois après notre "libération" par les cosaques...
XIII-de Bunzlau à Torgau
du 24 Mai au 25 Mai 1945
II ne faut, jamais vendre la peau de l’ours que l'on ne l'ait mis par terre
(La Fontaine, L'ours et les deux compagnons)
Le rassemblement à la gare de Bunzlau se fit dans le calme. Un petit déjeuner nous y attendait, auquel nous fîmes honneur. Il y avait du lait à volonté. Puis nous avons embarqué dans des wagons de voyageurs où nous avons pu nous installer assez confortablement. Vers dix heures le train a démarré dans une ambiance des plus gaies...
Nous nous dirigeons naturellement vers l'Ouest.
Nous traversons la Quets, puis nous parvenons à une gare importante, Kohlfurt. Nous continuons vers l'Ouest et traversons une forêt de sapins, puis nous passons la Neisse. La voie ferrée emprunte une voie en déblai et nous voyons, sur les talus, de chaque côté, des pièces d'artillerie détruites sur lesquelles se trouvent encore les cadavres ensanglantés des servants allemands qui nous paraissent être des "Volksturm", c'est-à-dire l'équivalent de nos G.V.F.*(* Gardes des voies ferrées, recrutés chez nous dans ce que l'on appelait le service auxiliaire, c'est-à-dire une réserve dont l'aptitude opérationnelle était limitée.)- Nous voyons au passage la gare de Wehrkirsch et nous traversons la ville de Niesky. Toujours les vieux canons et les vieux canonniers morts de part et d'autre de la voie ferrée. Nous passons sur le Schwarzer Schops à Stockteich et sur la Spree à Spreefurt. Chaque fois que nous traversons une rivière, le train ralentit beaucoup car il doit passer sur des ponts de campagne qui remplacent les ouvrages d'art détruits au cours des combats. Nous parcourons toujours ce qui a dû être un champ de bataille récemment.
Vers midi le train s'arrête. Nous sommes arrivés sur l'Elster noire (Schwarze Elster) à Elsterwerda, c'est-à-dire que nous sommes pratiquement revenus là où nous étions le 19 Février !...
On nous prévient que le train ne va pas plus loin car les ponts sur l'Elster ne sont pas encore rétablis. Nous devrons donc poursuivre à pied en direction de Riesa. La voie ferrée a été remise en état de l'autre côté de L'Elbe. Nous sommes atterrés ... Nous savons ce qui nous attend puisque nous avons mis deux jours au mois de février pour faire à peu prés le même trajet ! Enfin... il n'y a pas à discuter.
La première des choses à faire est de trier tout ce qu'il y a de superflu dans nos bagages pour ne conserver que ce que nous sommes en état de porter sur nous. Car il n'est pas question de faire tout ce chemin avec nos chargements. Nous n'avons plus ni chariots ni bicyclettes et nous devons tout porter sur nous comme au départ du IV D. Pour ma part je crois judicieux de ne garder que mon sac à dos et ma valise. J'ai donc fait une sélection en étudiant de très prés le rapport utilité/poids. Ce que j'ai le plus regretté c'est ma Bible. Mais elle est allé rejoindre dans le fossé "Mein Kampf" et quelques autres souvenirs. Dommage...
Un repas chaud nous est servi. On nous distribue du pain. Au moment de repartir, Rivière déclare forfait, il souffre d'une grosse angine et il a une forte fièvre. Il sera évacué sur un hôpital avec les autres éclopés pour être ensuite rapatrié sanitaire. La séparation est pénible. Nous ne sommes pas du tout rassurés sur son sort futur... Lui non plus d'ailleurs ne paraît pas très enchanté de ce qui lui arrive, mais il faut bien faire contre mauvaise fortune bon cœur...
Nous reprenons la route vers quinze heures, partagés entre le sentiment de frustration que nous cause ce contretemps fâcheux, et, malgré tout, l'espoir que le moment n'est plus très éloigné où nous allons toucher au but. D'autant plus que nous avons appris que nous faisons l'objet d'un échange entre les Russes et les Américains et que c'est chez les alliés que nous allons. Je n'ai jamais su quel était l'autre terme de l'échange ?
Nous avons repris la formation "en colonne de pagaille" et notre seul souci pour le moment est de rester ensemble. Ce n'est pas facile car il y a de la bousculade dans les rangs. Enfin, au bout de trois heures de marche, nous décidons de nous arrêter pour faire étape dans une ferme sur la rive gauche de la Röder, qui est une rivière canalisée qui doit relier l'Elbe à l'Elster. Le village s'appelle Tiefenau. Il est occupé par les Russes. Nous avons droit à un repas chaud, après quoi nous nous installons pour la nuit.
Le lendemain 25 Mai nous sommes informés par des amis qu'il n'est plus question de poursuivre sur Riesa où il n'y a rien pour nous accueillir, mais que le camp de triage est à Torgau, qui se trouve 40 km plus au Nord sur l'Elbe... Nous prenons donc la direction du Nord. Nous traversons les villages de Nauwalde puis de Schweinfurth et nous atteignons la grand route de Bad-Liebenwerda vers dix heures. Poursuivant notre chemin nous bifurquons à gauche avant la ville, voyant une pancarte : Torgau 30 km.
Vers midi nous nous arrêtons pour manger dans une ferme à Lausitz. Elle est occupée par un couple allemand. Magadur leur explique ce que nous voulons. La femme est une mégère qui se met à nous crier dessus et veut nous interdire d'entrer. Son mari tente bien de la calmer mais elle ne veut rien savoir. Alors, Magadur s'est fâché tout rouge et lui a dit qu'elle avait intérêt à se taire, sinon on allait tout casser dans sa maison sans préjudice des sévices auxquels elle-même s'exposait, jusques et y compris les derniers outrages, et avec l'aide des Russes au besoin ! Tout en tenant ce discours il nous entraînait à l'intérieur de la maison. Sans attendre le résultat de ces "négociations" nous sommes allés à la cave d'où nous avons remonté deux superbes jambons. Le mari a compris que nous ne demandions qu'à manger. Il a réussi à calmer sa femme. Nous avons pris possession de la salle à manger et de la cuisine. Nous avons fait la popote dans la cuisine, nous avons sorti la vaisselle et nous avons mangé dans la salle à manger. Puis, laissant la vaisselle sur la table, nous sommes repartis vers deux heures de l'après-midi.
Il nous restait environ 25 km à parcourir, ce qui nous a demandé un peu plus de cinq heures.
Entretemps, notre ami Rivière s'était échappé de l'hôpital et il nous avait rejoints à une dizaine de kilomètres de l'Elbe. Il n'a pas su nous expliquer comment il avait réussi cet exploit. Il était complètement épuisé et se trouvait dans un état d'extrême fatigue. Il était incapable de faire un pas de plus. Sa volonté, et une sorte d'instinct de conservation, avaient décuplé son énergie pour nous rejoindre, et maintenant qu'il se sentait en sécurité auprès de nous, ses nerfs le lâchaient.
C'est alors que Magadur a eu l'idée de réquisitionner une charrette. Il est allé au poste russe pour demander un bon de réquisition. Il y avait un interprète allemand et il a pu lui expliquer son problème. Il a obtenu sans difficulté un papier l'autorisant à réquisitionner une charrette. Une sentinelle l'a accompagné à une ferme voisine. Il a montré son bon au fermier qui n'a pu qu'acquiescer. Toutefois il a demandé une demi-heure pour donner à boire et à manger à son cheval qui allait avoir à parcourir de quinze à vingt kilomètres entre l'aller et le retour. Cela lui a été accordé et Magadur est allé récupérer Rivière pendant ce temps. Au bout de la demi-heure ils sont revenus tous les deux et, au moment où ils entraient dans la cour de la ferme, le paysan attelait. Ils sont montés dans la charrette et le fermier les a conduits. Tout le long du chemin les gens qui étaient à pied faisaient du stop, et la charrette était pleine en arrivant à Torgau ! Pour le retour, le paysan a demandé une décharge attestant qu'il avait mis sa carriole à la disposition de prisonniers français malades : " cela me sera nécessaire pour rentrer chez moi " dit-il. Magadur a donc rédigé cette attestation en allemand et en français et l'a donnée au paysan qui est reparti.
Nous étions donc arrivés au complet à Torgau dans un camp de regroupement organisé par les Américains. Nous étions enfin cette fois libérés « pour de bon ». En effet, l'Elbe tenait en quelque sorte lieu de frontière entre les Russes et les Américains. Torgau est sur la rive gauche.
Nous étions du bon côté...
XIV - Torgau
du 25 Mai au 28 Mai 1945
Tout est bien qui finit bien...
Lorsque nous sommes arrivés à Torgau au soir du 25 Mai il était environ dix-neuf heures. Nous nous sommes immédiatement rendu compte que nous avions affaire à des gens organisés. Nous avons été dirigés vers un réfectoire où le repas du soir nous fut servi. Nous fûmes ensuite conduits à des tentes très confortables et très bien aménagées, où nous avons passé une excellente nuit. C'était notre vraie première nuit de liberté chez des gens civilisés...
Le lendemain matin 26 Mai nous avons pris le petit déjeuner dans la même tente-réfectoire que la veille au soir. Puis nous avons été pris en main par des équipes bien rodées qui nous ont expliqué très clairement que ce camp était un lieu de rassemblement, de tri et de passage d'où, après quelques formalités, nous allions être rapatriés le plus rapidement possible en France.
La première des formalités consista dans un épouillage systématique... Cela se passait dans une tente où l'on entrait à la queue-leu-leu . On commençait par se déshabiller et à faire un paquet de ses vêtements qui allaient être désinfectés. Puis on passait dans une cabine où on était soumis à un jet de poudre DDT, à la suite de quoi on avait droit à une douche chaude. Ensuite on était examiné par des médecins qui établissaient une fiche sur laquelle étaient consignés tous les renseignements concernant à la fois notre état civil, notre situation militaire et notre état de santé. J'ai conservé cette fiche et je ne la regarde jamais sans une certaine émotion ... En bout de chaîne on récupérait ses affaires et on était conduits vers nos quartiers qui se trouvaient dans une partie différente du camp, séparée nettement de celle ou nous avions été accueillis la veille.
C'est à ce moment là que nous avons eu vraiment l'impression d'avoir accédé à un monde nouveau.
Et le Lundi 28 Mai nous avons quitté Torgau pour entreprendre l'ultime étape qui devait nous ramener dans notre patrie, que nous avions quittée le 10 Septembre 1940 !..
En juin, jour de la Fête-Dieu, je rencontrerai la femme de ma vie
nous nous marions le 18 septembre suivant
Ironie de l'Histoire : je suis nommé à Schweningen en Allemagne !
I- Première étape
Gröditz-Prösen-Elsterwerda-Plessa-Mückenberg (25km)
Mardi 24 Avril
O fortunatos nimium, sua si bona norint, Agricolas ! (Virgile, Georgiques II, 458-459)
Je n'ai pas bien dormi cette nuit, contrairement à mon habitude. Les événements de la veille défilaient sans cesse dans ma tête.
Qu'est-ce qui m'avait pris de faire demi-tour, de quitter mes camarades, pour aller récupérer une malheureuse boite de fer qui ne valait quand même pas que.je risque de perdre la vie pour ce qu'elle contenait. Si c'était là tout ce que j'avais retenu des "trois D " !... (le routier doit être Dévoué à ses frères, Dévoré par son idéal, Détaché des choses contingentes).
Je ne suis pas fier de moi. Sans compter que mes camarades auraient pu légitimement s'inquiéter. Ne s'étaient-ils pas arrêtés pour m'attendre ? Et, en s'arrêtant, ils prenaient eux aussi des risques, car, après tout, les combats faisaient rage dans le secteur. Non, vraiment, je n'ai pas de quoi être fier, et mon ancien, Magadur, a bien eu raison de me morigéner !...
Et puis nous étions installés dans ce bureau de façon bien inconfortable.
Enfin bref, je n'ai pas bien dormi du tout et je me suis réveillé de mauvaise humeur. Je me suis levé, comme on dit, "du pied gauche".
Il faisait déjà grand jour quand nous avons repris nos esprits après toutes ces émotions. Quand nous avons mis le nez dehors, nous avons revu la grande place où le générai russe nous avait harangués. Il y avait un certain nombre de chars rangés au fond de la place. D'après leur aspect et ce que j'avais retenu du cours Chevalier, c'étaient des "T34», engins redoutables qui avalent fait leurs preuves. A l'opposé, il y avait un attroupement de Russes qui semblaient ignorer les principes élémentaires de ce que nous appelons "l'ordre serré", discipline en laquelle les Allemands sont par contre passés maîtres. Cela ressemblait plutôt à un genre de "meeting" comme ceux que Maxence van der Mersch a si bien décrits dans son roman "Lorsque les sirènes se taisent". Ce spectacle nous laissait quelque peu perplexes. À un moment donné, sans que nous n’ayons perçu aucun signal du genre coup de sifflet ou aboiement de Feldwebel, nous avons vu les Russes se précipiter sur les chars en courant. Cela faisait penser au départ des 24 heures du Mans, où celui qui prend le premier possession de son véhicule et parvient à le faire démarrer avant les autres, conquiert dès le départ un avantage certain.
À notre grande stupéfaction les Russes se sont donc rués sur les chars et les premiers arrivés y ont pris place, alors que les derniers en ont été pour leurs frais. Nous en avons conclu, soit qu'il n'y avait plus assez de chars pour tout le monde, soit qu'il y avait des équipages en surnombre.
Par la suite, nous n'avons pas eu l'occasion d'assister à ce genre d'exercice, ce qui fait que pour moi le mystère reste entier... Quoi qu'il en soit, les chars ont démarré et sont partis, laissant derrière eux tous ceux qui n'avaient pas pu embarquer.
Après cet intermède, nous nous sommes enquis du programme de la journée, car la canonnade persistait, et ça cramait toujours un peu partout. D'après ce que j'ai pu voir, Gröditz a l'air d'une petite ville industrielle, reliée par un canal à Elsterwerda qui est un port fluvial plus important. Les combats de la veille avaient laissé des traces. Mais ce qui nous importait était de savoir ce qui nous attendait. En fait, dès cet instant, nous mesurions tout ce que notre nouvelle situation avait de précaire et d'aléatoire. Tant que nous étions une colonne de prisonniers, il y avait bien sûr les Posten et leurs chiens, mais il y avait aussi un encadrement français (après tout, le colonel Leclerc et lé colonel Lacroix ne s'étaient pas si mal comportés) et il y avait surtout un encadrement allemand, dont les officiers avaient reçu des ordres qu'ils exécutaient. Si nous ne savions pas en général où nous allions, eux ils le savaient. Au contraire, à partir de notre départ en catastrophe du camp de Zeithain, rien de tel : plus de Posten, plus de chiens, plus d'Allemands, partant, plus de colonne !
Malgré tout, au bout d'un certain temps, nous avons appris que la consigne était de rejoindre le camp situé à Sagan, c'est-à-dire à plus de cent kilomètres à vol d'oiseau vers l'Est, d'où nous serions rapatriés. Et nous avons eu aussi le sentiment que la consigne était : " Démerden Sie sich ! "...
Sur la place de Gröditz, en ce matin du 24 Avril, nous nous sommes donc sentis un peu perdus, quoique libres !... En fait nous n'étions pas au bout de nos peines...-
Il devait quand même y avoir quelque part des gens qui s'occupaient de nous, car, vers huit heures, nous avons eu droit au fameux Bortsch ! Pas de distributeur, pas de louche, chacun puise avec son quart et c'est au petit bonheur la chance que l'on pêche dans la mixture. Comme "j'ai des gamelles anglaises * (* les gamelles anglaises sont un ensemble de deux récipients s'emboîtant l'un dans l'autre et munis de poignées rabattables. -J'en ai conservé un spécimen. Cela fait 16x13x6, soit environ 1,25 litre), je pioche carrément avec, c'est quand même plus rentable... Le regroupement occasionné par ce ravitaillement nous permet de connaître notre itinéraire : il s'agit de gagner Elsterwerda, d'où nous prendrons la route de l'Est qui longe le canal. Nous partons donc vers neuf heures et quittons Gröditz qui crame toujours...
La route est bonne. Elle franchit le canal et nous mène à Prösen, petit village qui crame aussi. Nous y récupérons un chariot qui va nous servir de "voiture d'allégement". C'est un engin en bois à quatre roues, dont deux sont fixées à un essieu mobile actionné par un timon qui permet de tracter et de diriger l'ensemble
La caisse a une section trapézoïdale, évasée vers le haut, avec des ridelles à claire-voie. En somme, c'est tout à fait ce qu'il nous faut et il a l'air assez robuste. Nous reprenons la route qui traverse un canal plus large avant d'entrer à Elsterwerda. C'est une ville importante qui a dû être l'enjeu de récents combats : il y a des immeubles en flammes de part et d'autre de la route et on entend crépiter encore quelques rafales. Nous sommes à peu prés bien groupés, sinon tout à fait en colonne, mais, en sortant de la ville, nous constatons une certaine dispersion. De petits groupes se constituent, en général par popotes. Nous en faisons autant et prenons notre autonomie, que nous garderons par la suite durant toute notre randonnée.
La caisse a une section trapézoïdale, évasée vers le haut, avec des ridelles à claire-voie. En somme, c'est tout à fait ce qu'il nous faut et il a l'air assez robuste. Nous reprenons la route qui traverse un canal plus large avant d'entrer à Elsterwerda. C'est une ville importante qui a dû être l'enjeu de récents combats : il y a des immeubles en flammes de part et d'autre de la route et on entend crépiter encore quelques rafales. Nous sommes à peu prés bien groupés, sinon tout à fait en colonne, mais, en sortant de la ville, nous constatons une certaine dispersion. De petits groupes se constituent, en général par popotes. Nous en faisons autant et prenons notre autonomie, que nous garderons par la suite durant toute notre randonnée.
A midi nous atteignons Plessa. Nous commençons à avoir faim ! Ne comptant pas trop sur les Russes, et, d'ailleurs, n'appréciant qu'assez médiocrement leur ratatouille, nous délaissons le village qui, naturellement, crame encore un peu, et nous avisons une ferme peu éloignée de la route, que nous investissons avec précaution. Elle est inoccupée, comme le seront d'ailleurs celles qui par la suite nous serviront de gîte. Mais les habitants n'ont pas dû la déserter depuis longtemps. Nous y trouvons des bocaux de viande en conserve. La cuisine étant en état de marche nous faisons chauffer notre butin. Pendant ce temps nous explorons un peu les autres pièces et nous trouvons une caisse de sable où sont conservés des œufs. Nous en faisons d'abord une bonne omelette, et, avec le reste, on fait des œufs durs qui nous serviront par la suite. Nous n'avons pas non plus consommé tous les bocaux. Maintenant que nous avons un chariot, nous pouvons nous permettre de ne pas lésiner sur les bagages comestibles. Le moral est au beau fixe. Nous voyons que nous pouvons "vivre sur le pays" et sans doute aussi régler nos étapes à notre guise.
Après ce bon déjeuner nous reprenons la route et nous arrivons bientôt à Mückenberg, qui a l'air d'être le terminus du jour, car nous voyons d'autres groupes qui .cherchent un refuge pour la nuit. Nous décidons d'en faire autant. Malgré tout nous avons bien marché. Certains souffrent des pieds. Nous avons un peu perdu l'entraînement pendant notre séjour à Benndorf et à Zeithain. Délaissant le centre ville qui crame, nous atteignons une cité ouvrière qui semble correspondre tout à fait à ce que nous cherchons, car il y a des clapiers avec des lapins ! Cette cité ouvrière a dû être construite à l'usage des travailleurs des usines proches. Le Grand Reich et les Nazis avaient aussi des préoccupations sociales dont feraient bien de s'inspirer nos deux cents familles ! Tout ne devait pas être si mal à l'ombre de la croix gammée...
Nous entrons dans un immeuble et sommes étonnés de constater qu'il y a encore des habitants. C'est ainsi que nous sommes hébergés par un couple dans un appartement genre HLM, assez confortable. Ces gens sont assez coopératifs puisque la femme va même jusqu'à laver les pieds de ceux, qui ont des problèmes ! Pendant ce temps je descends avec Kerdreux pour visiter les clapiers. J'ai toujours eu un faible pour le civet de lapin, que ma mère réussit à merveille. Généralement je me dispute avec mon père pour savoir qui aura la tête ! Par convention tacite - les fameuses lois non-écrites des Grecs...- nous l'avons à tour de rôle. Mais il s'agit de savoir qui l'a eue la dernière fois !
Après avoir fait le tour des cages, je m'empare du plus gros lapin que j'ai pu trouver. J'ai bien précisé lapin, car les lapines sont à part avec leurs petits. Il est vraiment très fort, il tape des pattes sur son plancher tandis que j'ouvre la porte, mais je le saisis par les oreilles pour le sortir de sa cage, et puis par les pattes de derrière pour lui donner le coup du lapin avec le plat de la main comme je l'ai vu faire si souvent par mon grand-père. Je crois que je l'ai assommé du premier coup. Je ne néglige pas de lui appuyer sur le ventre pour lui vider la vessie. Ensuite nous nous installons tranquillement et je le dépiaute sans difficulté. Il suffit d'avoir un couteau bien aiguisé...
Nous plaisantons Kerdreux et moi sur les vertus de la vie à la campagne. Lui, il est plutôt du genre pêcheur. Il me raconte comment il prenait des douzaines de tacauds. Je lui réplique que moi j'étais le champion de la pêche au chènevis et qu'il rn ‘arrivait de revenir à la maison avec mon frère après un après-midi passé au bord de la Loire en ayant de quoi nourrir tout le quartier en gardons, chevesnes et dards !... Pendant notre échange de vues, le lapin a été proprement dépiauté.
Nous revenons triomphalement à l'appartement et la femme se propose de le faire cuire. Nous acceptons sans méfiance. Job est fatigué et ne proteste pas. Quel dommage ! Hélas, trois fois hélas !... Elle n'y connaît rien en cuisine ! Elle fait bouillir le lapin comme un vulgaire jarret de veau ! Cela gâte un peu notre plaisir, mais enfin, nous faisons contre mauvaise fortune bon cœur et nous mangeons quand même à notre faim. Nous passons la nuit chez ces gens. Magadur discute avec eux. Naturellement ils n'ont rien à voir avec les nazis ! En tout cas ils vont même jusqu'à nous céder leur lit ! Evidemment nous ne coucherons pas tous dans un lit, mais il y a des fauteuils, des canapés, etc. Cela vaut mieux quand même que de dormir par terre.
Par mesure de précaution et sur l'ordre de Magadur, qui de plus en plus s'avère comme notre "chef de guerre", nous décidons de monter la garde à tour de rôle, on ne sait jamais ! Mais nous pouvons nous déshabiller, ce qui ne nous était pas arrivé depuis Zeithain ni d'ailleurs durant les neuf étapes de notre précédent trajet.
Somme toute, cette première nuit se passe très bien et laisse augurer favorablement de la suite de nos aventures. Nous verrons que nous aurons quand même quelques surprises très désagréables...
Mais, comme on dit, " inch Allah ! "
II - Deuxième étape
Mückenberg-Senftenberg (25 Km)
Mercredi 25 Avril
Pour vivre heureux, vivons cachés.
Après une excellente nuit nous pouvons, le lendemain matin, faire notre toilette, nous raser, et prendre un petit déjeuner préparé par notre hôtesse.
Le café était de l'ersatz mais nous n'avons pas voulu la vexer en lui révélant que nous avions, nous, du café américain soluble bien meilleur !
Grâce à Magadur la glace avait été rompue et nous avons cru comprendre la raison de cet accueil somme tout assez hospitalier : le mari, sans doute inapte au service ou réformé, devait être plus ou moins le responsable (on dirait casernier) de la cité ouvrière et c'est pourquoi il était encore là avec sa femme. Mais ce n'était peut-être après tout qu'un apparatchik du régime national-socialiste ? Les Russes étaient passés par là quelques jours auparavant et s'étaient livrés paraît-il à quelques exactions qui avaient terrifié nos braves Allemands. Eux-mêmes semblaient n'avoir pas eu à souffrir, mais leurs voisins en avaient pâti. Les appartements avaient été pillés. Les femmes violées. Les hommes passés à tabac. Ce qui fait qu'en nous voyant, malgré nos mines patibulaires et nos penn-baz, ils s'étaient dit: " Au moins avec ceux-ci nous n'avons rien à craindre, alors autant leur faire bonne figure !..." ils avaient l'air d'espérer que nous resterions quelques jours. Mais nous n'en avions pas l'intention. Nous avions perdu le contact avec le gros de la troupe et nous ne voulions pas nous attarder davantage. Nous nous sommes quittés bons amis, non sans avoir cru déceler dans leur regard comme une petite lueur de désespoir ou de terreur ... Après tout, chacun son tour, n'est-ce-pas ?
Nous avons repris la route et, comme la veille, nous avons traversé des villages désertés où se voyait encore la trace des récents combats. De temps à autre, nous rencontrions des groupes de camarades, comme nous en quête de nourriture. On se communiquait de bons tuyaux et aussi d'autres nouvelles plus ou moins rassurantes sur les agissements de nos nouveaux amis... La route suivait en gros la vallée de l'Elster, que nous remontions. Cette belle rivière est canalisée et elle doit être en temps normal fréquentée par de nombreuses péniches. Nous sommes passés par la gare de Naundorf dont le nom nous rappela celui qui se fit passer pour Louis XVII. Nous avons ensuite traversé une forêt de sapins jusqu'à Schwarzheide, gros village qui ne semblait pas avoir trop souffert. Puis Wandelhof, encore un autre Naundorf, où nous faisons d'ailleurs halte pour décider de la route à suivre. En effet, arrivés au carrefour de Ruhland, nous avons hésité à traverser encore une fois le canal. Nous nous sommes donc arrêtés pour déjeuner dans une ferme à proximité du village de Naundorf, qui n'est qu'un hameau, mais un important nœud routier entre la voie ferrée et le canal.
Des camarades qui passaient par là avaient l'air mieux renseignés que nous car ils nous ont appris qu'un regroupement était prévu à Senftenberg d'où nous n'étions plus éloignés que d'une dizaine de kilomètres. Nous sommes donc repartis, après avoir déjeuné, vers l'Est, ou plutôt le Nord-est. La route suivait toujours le canal. Cela me rappelait une phrase d'un manuel de géographie de mon enfance : " la route et la voie ferrée suivent la vallée ".
Nous traversons Brieske, petit village sans intérêt, et nous arrivons, en fin d'après-midi, à Senftenberg. Nous y retrouvons d'autres groupes qui nous confirment les informations de midi. Il s'agit en fait pour les "responsables " de faire le point avant de nous laisser poursuivre plus avant. Ce n'était pas inutile, car nous étions égaillés dans la nature depuis le départ de Gröditz. Et si nous avions quant à nous fait environ cinquante kilomètres en deux jours, d'autres groupes étaient très attardés.
Nous nous sommes donc mis en quête d'un gîte. Nous avons fini par jeter notre dévolu sur une maison de belle apparence dans laquelle nous avons pénétré... à notre grande surprise nous y avons trouvé une femme d'un certain âge qui s'occupait d'un bébé. Magadur lui a exposé notre problème et nous avons commencé à nous installer. D'abord méfiante, la femme nous a observés sans rien dire tout en feignant d'être très occupée par les soins à donner au bébé. Magadur continuait de temps en temps de parlementer avec elle. Au bout d'un certain temps s'est posée la question de la tambouille ! Il semble que nous ayons réussi notre examen de passage car la femme n'a fait aucune difficulté pour accepter de nous faire la cuisine tout en insistant sur le fait qu'elle n'avait rien à nous proposer, mais que, si nous lui fournissions le nécessaire, elle ferait le reste !...Or, nous avions ce qu'il fallait car nous avions chemin faisant grappillé quelques victuailles en route. Cela n'avait pas été difficile car nous savions maintenant que les Allemands avaient l'habitude de planquer leurs bocaux de conserves dans leur cave. Ces bocaux contenaient soit des confitures, soit des plats cuisinés à base de viande de porc et de haricots. Avant de quitter leur maison, provisoirement pensaient-ils sans doute, ils enterraient les bocaux dans la cave. C'était une bonne cache car il y faisait sombre. Mais lorsque l'on connaissait la combine, il suffisait de repérer le coin où la terre avait été remuée pour découvrir le pot aux roses ... Les bocaux n'étaient pas enterrés profondément et il était facile de les récupérer. Comme nous avions le chariot, nous ratiboisions tout ce qui nous tombait sous la main. Nous avions donc de quoi dîner largement en arrivant à Senftenberg. Nous avions aussi des pommes de terre car les silos allemands n'avaient plus de secrets pour nous. Le repas fut donc copieux. Il a fallu ensuite s'installer pour la nuit. Ce n'est pas la place qui manquait, le logis était des plus vastes et très confortable. Nous nous sommes répartis les chambres.
C'est ainsi que j'ai partagé avec Kerdreux une belle pièce du genre bureau-bibliothèque où j'ai eu droit comme couche à deux fauteuils. J'ai pu m'y installer comme un prince après m'être déshabillé presque complètement. J'ai dormi dans des draps de soie recouverts de superbes couvertures de laine, ce qui me donnait une délicieuse impression de confort... De son côté, Kerdreux, malgré ses goûts ascétiques, s'est installé sur le canapé aussi royalement que moi. Cette nuit là nous n'avons pas monté la garde. Nous nous sommes contentés de bien verrouiller la porte et, naturellement, c'est Magadur qui s'est approprié la clé !...
Le lendemain matin quelle ne fut pas notre surprise de découvrir la présence d'une jeune femme que nous n'avions pas vue la veille. C'était la mère du bébé et la fille de l'autre femme. Il y a eu explication des gravures avec Magadur, d'où il ressortait que la jeune femme était restée camouflée par précaution dans la crainte que nous ne soyons pas des gens comme il faut. Notre conduite avait dû rassurer sa mère puisqu'elle était sortie de sa cachette. L'explication de cette méfiance confirma les soupçons que nous avions déjà conçus à Mückenberg chez le couple au lapin. Cela devint d'ailleurs une certitude dans les jours qui suivirent...
Il semble que les Russes n'étaient pas tous occupés par les combats qui se poursuivaient. Ceux d'entre eux qui, à l'instar des laissés pour compte de Gröditz, ne trouvaient pas place dans les unités en opération, se livraient au pillage et aux pires exactions envers les habitants qui n'avaient pas fui. En particulier ils violaient systématiquement toutes les femmes qui avaient le malheur de se trouver à leur portée, quels que soient leur âge ou leurs charmes. Ils buvaient aussi plus que de raison tout liquide leur paraissant ressembler peu ou prou à une boisson alcoolisée... Quand ils étaient éméchés, ils avaient la gâchette facile. Presque tous étaient dotés d'un pistolet-mitrailleur dont le chargeur circulaire ressemblait à une énorme boîte de camembert. Ces "boîtes à fromages", comme nous les surnommâmes aussitôt, étaient des armes redoutables, tant par leur cadence de tir rapide que par la contenance du chargeur. Une des facéties des plus inoffensives consistait à s'approcher de leur victime sans bruit et par derrière, à poser le canon de leur arme sur son épaule et à lâcher une rafale, histoire de rigoler un peu. D'autres facéties étalent malheureusement moins anodines...
Ce matin-là nous avons donc fait la connaissance de cette jeune femme. Par le truchement de Magadur, nous avons, appris que la proposition faite la veille par la grand-mère tenait toujours : nous avions le gîte et le couvert assurés dans la mesure où nous subvenions aux besoins du ménage.
Après le petit déjeuner nous sommes sortis aux nouvelles. Les "autorités" avaient décidé de freiner notre marche vers l'Est pour éviter l'engorgement du camp de Sagan où s'effectuaient les opérations de triage et de regroupement en vue de notre rapatriement. En conséquence, nous devions rester trois jours à Senftenberg. Etant données les conditions de notre hébergement, cela n'était pas pour nous déplaire ...
III -Trois jours de repos à Senftenberg
Jeudi 26, Vendredi 27 et Samedi 28 Avril
Les délices de Capoue...
(Michel Debré, Mémoires)
(La Fontaine, le Renard et le Bouc)
(La Fontaine, L'ours et les deux compagnons)