Sur cette sépulture à l’abandon, le visage d’un jeune soldat tué sous la mitraillette.
Sur cette sépulture à l’abandon, le visage d’un jeune soldat tué sous la mitraillette.  Olivier Coret pour le Figaro Magazine
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Dans les cimetières de France, cette mémoire des Poilus qui s’efface

ENQUÊTE - Cent dix ans après le début de la Première Guerre mondiale, des centaines de milliers de sépultures de combattants tombent aujourd'hui en ruine. L'association Le Souvenir français s'échine à entretenir ces reliquats du conflit, délaissés par les familles et les communes.

Un vent vif souffle ce matin sur les toits d'Auvers-sur-Oise. En contre-haut de cette commune cossue au nord de Paris se dressent les croix granite du cimetière communal. Un petit groupe de touristes s'y presse pour admirer la sépulture de Vincent Van Gogh, célèbre impressionniste néerlandais qui a élu cette ville comme dernière demeure.

Quelques tombes plus loin, un fouillis d'herbes folles finit de noyer sous ses feuilles une croix de fer rouillée qui vacille à chaque rafale. On distingue à peine la pierre tombale qui la soutient, tant elle est rongée par la mousse. Sur le soubassement, un écusson d'émail aux couleurs passées du drapeau français ne tient plus qu'à une vis.


Son occupant, au patronyme illisible, a pourtant également contribué à forger l'histoire d'Auvers-sur-Oise. « Tombé au champ d'honneur en 1916. Mort pour la France », déchiffre-t-on péniblement sur la stèle en passant la main dans les rainures des lettres, presque à l'aveuglette. Ce délabrement est commun à des centaines de milliers de tombes de la Grande Guerre qui portent sur leur stèle cette prestigieuse épitaphe.

La mention « Mort pour la France » confère à ceux qui sont tombés pour le pays différents droits, notamment celui à une sépulture perpétuelle, entretenue aux frais de l'État. Pourtant, laissées à la gestion des communes qui en négligent l'entretien ou au soin des familles aujourd'hui disparues, ces sépultures, reliquats des atrocités d'une guerre de tranchées, risquent de disparaître.

Terre martyrisée

Tout commence à l'été 1915. La Première Guerre mondiale laboure de ses obus les sols français depuis maintenant un an. Les morts au combat s'accumulent et l'État décide bientôt d'honorer la mémoire de ceux qui se sont distingués pendant la guerre en leur accordant la mention « Mort pour la France ». 

La question de leur inhumation s'impose en 1918, en même temps qu'un débat éclate : faut-il restituer les corps aux familles, ou bien les laisser à la nation ? Alors que la polémique s'enlise, les familles s'impatientent et vont jusqu'à se rendre sur les champs de bataille retourner la terre martyrisée pour récupérer les restes de leurs défunts.

Dans une tranchée en Champagne (1916). Plus de 1,3 million de soldats sont «morts pour la France» entre 1914 et 1918. Olivier Coret

L'État finit par créer des nécropoles nationales regroupant 670.000 corps de bénéficiaires de cette mention ; 300.000 sont également restitués aux familles qui tirent une grande fierté d'entretenir les tombes de ces héros de guerre. Dans de nombreux cas, les maires proposent d'instaurer des carrés communaux regroupant ces enfants de la commune et en assument donc la prise en charge. Ce sont ces « restitués » dont les noms ornent les monuments aux morts des villages français. Eux dont les visages sépia qui ornent les sépultures défraîchies regardent passer les visiteurs d'un œil inflexible.

« Ce n’est pas de la tarte »

Eux qui tendent à disparaître des cimetières — du moins qui y seraient condamnés, sans l'acharnement quotidien de Bernard Robert. « Il faut être honnête, la moitié de ces tombes ressemblent à des scènes de crime », sourcille le bedonnant septuagénaire face au délabrement du cimetière de Bessancourt, dans le Val-d'Oise. Depuis onze ans qu'il a pris sa retraite, Bernard Robert s'est donné pour mission de restaurer et protéger les sépultures de ceux qui ont vécu l'enfer des combats. Armé de sa truelle et de son pot de peinture, il a contribué à refaire une beauté à la plupart des tombes de son département, et s'échine à obtenir l'autorisation — et les financements — de la mairie pour entretenir le reste.

Le retraité trottine d'une allée à l'autre, pointant çà et là certaines stèles submergées par les herbes folles. Sur son veston brille un discret insigne bleu : celui du Souvenir français. Cette association créée en 1887 se fait le héraut de ces voix de soldats qui aujourd'hui s'éteignent. Elle entretient leurs sépultures et se charge de transmettre la mémoire de la guerre, « mais franchement, ce n'est pas de la tarte », confie Bernard Robert. Au total, environ 500.000 tombes des conflits du XXe et du XXIe siècle sont aujourd'hui menacées de disparition.

Bernard Robert, bénévole, inspecte un carré de sépultures en rénovation. Olivier Coret

« C'est simple, les concessions funéraires ne durent que si la tombe est entretenue, clarifie d'emblée Serge Barcellini, président du Souvenir français. Mais en cent ans, avec la Seconde Guerre mondiale qui a charrié son propre lot de morts pour la France et les autres conflits, plus l'exode rural, je vous laisse imaginer… » Les villes drainent les campagnes ; les familles déménagent et laissent derrière elles leurs morts pour la France ; et, au fil du temps qui passe et des élus qui défilent dans les mairies françaises, les tombes se détériorent. Leur entretien devient un véritable défi logistique.

Sépultures ravagées par le temps

En parallèle, les mairies n'ont plus, depuis 1996, l'obligation de pro poser des concessions funéraires perpétuelles. Celles qui restent de la Grande Guerre se voient d'autant plus négligées. Déjà en 2017, le député de gauche Stéphane Saint-André s'alarmait auprès du secrétaire d'État d'une situation qui vire à l'impasse. 

« Les concessions à perpétuité n'existant plus, notamment dans les villages, que vont devenir les corps des morts pour la France dont les tombes seront ou sont déjà à l'abandon ? », s'inquiète aujourd'hui l'élu, qui plaide pour un « plan global de préservation » de ces 300.000 morts restitués. Réponse laconique du secrétaire d'État : il « incombe » aux familles « d'en prendre soin ». Et ce dernier de saluer au passage l'action — bénévole — du Souvenir français qui s'est « fixé pour mission l'entretien en relais des familles, de [ces] tombes en déshérence […] ».

Cette sépulture en piteux état, au cimetière de La Roche-Guyon (Val d’Oise), va être restaurée par Le Souvenir français. Olivier Coret

Bernard Robert, lui, préfère sourire de ce qu'il pointe comme un « désinvestissement » des mairies et de l'État : « À ce rythme-là, ce ne sont pas des médailles qu'il nous faut pour applaudir le travail du Souvenir, ce sont des auréoles », appuie-t-il de son air bonhomme. Incombe effectivement à cette association de veiller sur la bonne conservation de ces dernières demeures. Tâche titanesque s'il en est : il n'existe pas de fichier national recensant les « morts pour la France » : les seules traces de leur passage sur terre et de leurs actions au combat se résument, pour la plupart, à quelques lettres qui s'effacent sur des tombes couleur cendre.

Les 90.000 bénévoles que compte Le Souvenir français arpentent alors les cimetières de France pour repérer les sépultures familiales et celles des carrés communaux marquées de la fameuse mention. Relèvent les noms. Dépensent sans compter leurs week-ends à redonner forme tombale à des sépultures ravagées par le temps. Proposent souvent aux communes d'en payer l'entretien, ou bien enchaînent discussions et négociations avec elles pour obtenir les financements nécessaires. 

S'agacent lorsqu'ils arrachent la mousse des stèles qu'ils avaient restaurée pourtant un an plus tôt, par manque de suivi des travaux. « Ce pauvre Charles Moreau, on lui a refait une beauté pour rien », fulmine Bernard Robert en grattant du pied les mauvaises herbes qui poussent déjà au pied de la sépulture remise à neuf l'année dernière du combattant tombé dans les Ardennes en 1915. Le septuagénaire peste. « C'est monstrueux ce qu'il se passe, mais tout le monde s'en fout. »

Années morbides

Ces journées de travail se veulent un engagement quotidien pour ces morts, presque une vocation, qui refuse la fatalité qu'annonçait l'écrivain et ancien combattant Roland Dorgelès, auteur en 1919 des Croix de bois : « On nous oubliera, le temps inexorable fera son œuvre, les soldats mourront une seconde fois. » Bernard Robert ne s'embarrasse pas d'une telle prose : « Franchement, avec ce que ces petits s'étaient déjà mangé dans les Ardennes, c'est le minimum syndical que de leur garantir une tombe décente », peste-t-il avec gouaille.

La cantatrice Nelly Martyl fut surnommée la «Fée Verdun» et repose au cimetière de Montmartre (Paris) : son nom s’efface sur la pierre tombale Olivier Coret

Les histoires oubliées de la guerre, les vies de ceux qui ont marqué de leur empreinte humaine ces années morbides se découvrent au fil des veilles dans les cimetières. Comme celle de Nelly Martyl (1884-1953), la « Fée de Verdun ». Perchée sur les planches du « théâtre du front », scène démontable et transportable par camion, cette soprano à l'étoffe d'héroïne assurait des récitals près des camps pour relever le moral des troupes. 

« Les poilus ne pensaient plus à la guerre. Ils étaient simplement heureux d'être là, de profiter de ce moment de paix », relatait même à l'époque son mari, le peintre Georges Scott. Au cimetière de Montmartre, sa sépulture discrète, isolée entre deux caveaux, tombait à l'abandon avant que Le Souvenir français découvre son histoire et le lieu de son enterrement, se saisissant du même coup du dossier pour empêcher qu'elle ne finisse par être détruite.

« Disparition des tombes »

Mais les bras manquent pour comptabiliser ces morts pour la France et le manque d'espace funéraire, lui, se fait toujours plus sentir. « Les maires ont besoin de place dans les cimetières communaux, précise ainsi Serge Barcellini. Les tombes de ces soldats, qui pâtissent du manque d'entretien, sont parmi les premières dans le viseur des édiles. » 

Pour ce faire, les mairies peuvent constater l'état « d'abandon » de ces sépultures : elles placent donc une étiquette sur le bas de la tombe priant le prochain visiteur venu saluer le défunt de se rendre à la mairie au plus vite, sans quoi elle sera reprise. Depuis 2022, ce délai, normalement de trois ans, a été réduit à un an. « Cette loi accélère considérablement la disparition des tombes », s'inquiète le président de l'association.

En 2020 déjà, lui-même s'était figé, stupéfait, devant l'écriteau indiquant le processus de « reprise » de la tombe des « trois Morère » au cimetière nouveau de Neuilly-sur-Seine. La sépulture, frappée de trois mentions « Mort pour la France » abritait les dépouilles de deux frères et un cousin, tombés « revolver au poing » sous le feu allemand à quelques mois d'intervalle entre la Somme et la Marne. 

Leurs descendants directs disparus en 1991, la tombe familiale faisait l'objet d'une reprise. L'intervention de Serge Barcellini permit finalement sa rénovation, « mais combien d'autres disparaissent chaque jour ? », alerte-t-il.

Récits des morts

Derrière la problématique de l'entretien se dessine en filigrane celle de la préservation de la mémoire d'un des conflits les plus meurtriers du XXe siècle. Enjeu aussi crucial qu'aléatoirement pris en compte selon les villes. « On a fréquemment des maires qui se fichent des tombes, qui disent avoir plus important à faire lorsqu'on leur dit que la moitié de leur carré communal tombe en ruine », pointe Alexandrine Espinasse, responsable du patrimoine au Souvenir. Bernard Robert ne peut qu'acquiescer, lui qui cite volontiers une commune du Val-d'Oise « qui nous bassine la tête avec la “citoyenneté durable” depuis des années, mais qui n'a pas été fichue d'organiser une cérémonie de commémoration des morts de la ville en dix ans. »

Avec tout ce que j'ai déjà à reconstruire, vous pensez que j'ai encore le temps d'aller m'amuser à fouiller les archives ?

Bernard Robert, dont la mission est de restaurer et protéger les sépultures

Les yeux bleus du retraité s'écarquillent quand on lui demande s'il prend le temps de se renseigner sur les vies des occupants de chaque sépulcre qu'il restaure. Ce qui le préoccupe, ce ne sont pas les récits des morts — il n'a pas le temps de s'y atteler —, mais plutôt qu'on les honore. « Avec tout ce que j'ai déjà à reconstruire, vous pensez que j'ai encore le temps d'aller m'amuser à fouiller les archives ? », soupire-t-il. 

À raison : chacun sa mission, certes, mais la vie d'un combattant ne se résume pourtant pas au trait d'union qui sépare une date de naissance d'une date de décès sur une tombe de granite, même remise à neuf : il y a encore tant à raconter.

De ça, Sylvie Lacour fait son affaire. Petite brune, grandes lunettes, mains légères qu'elle déplie largement lorsqu'elle décrit « l'ampleur du métier de fourmi » qu'est son travail de généalogiste au Souvenir français. Sur son bureau sont perchées des piles vacillantes de dossiers d'où s'échappent des photocopies de documents militaires et d'état civil qu'elle récupère au fil de ses visites aux archives communales et nationales. Sylvie Lacour écume ces documents, les relit des heures durant pour tisser les fils des vies qu'avaient les « morts pour la France ».

Quelqu’un pense au « Mort pour la France »

En deux ans et demi, la généalogiste a « fait » plus de 400 tombes. Pour une raison simple, comme Bernard Robert : « C'était de la chair à canon. Ils ne tenaient parfois même pas un jour là-bas avant de mourir. Il ne faudrait pas qu'on les oublie, ces gars-là, relate-t-elle avec une pointe d'émotion. C'est important de savoir qui ils étaient vraiment avant de s'en aller être écharpés par une mitrailleuse allemande. » 

La généalogiste résume ces heures de documentation en une fiche biographique succincte illustrée de quelques photos qu'elle envoie au Souvenir français. L'association se charge ensuite de publier ses fiches sur son application mobile « Géomémoire », qui localise les tombes des morts pour la France dans plusieurs cimetières parisiens.

Tombes restaurées par Le Souvenir français à Nesles-la-Vallée. Olivier Coret

En septembre, le Souvenir a ainsi organisé une cérémonie de commémoration au cimetière de Montparnasse, à Paris, pour marquer la restauration de 210 tombes et la mise en ligne des biographies de leurs occupants. Quelque 200 bénévoles de l'association, la plupart retraités, ont chanté La Marseillaise sous une pluie battante face aux dizaines de nouvelles stèles blanches, ornées de l'écusson du Souvenir, qui se dressent désormais au fond du cimetière Vaugirard. 

Thibault, qui réside dans le quartier, passait par hasard. Il a hoché la tête face aux multiples drapeaux de guerre, alourdis par la pluie. « C'est bien de faire ça, on les a trop oubliés, ces pauvres gars », a-t-il observé. Un de ses aïeuls, poilu, est mort à Verdun en 1916. Alors, en son honneur, quand Thibault passe par un cimetière, il récupère parfois dans la poubelle un pot de fleurs jeté par une famille. Puis le dispose sur l'emplacement d'une tombe de soldat qui s'effrite. Comme pour montrer que quelqu'un pense encore au « Mort pour la France » abandonné là.