IL Y A 70 ANS






DEUXIEME PARTIE





De Benndorf à Zeithain





L’entre deux feux





Enfin Staline vint...

(parodie de l'Art poétique de Boileau, Chant 1er, vers 131)




1 – le château de la misère et de la faim



Des profondeurs je crie vers toi Seigneur,


Ecoute mon appel,


Que ton oreille se fasse attentive


Au cri de ma prière...

(Psaume  130)



Nous devions désormais vivre entassés les uns sur les autres dans le domaine d'un hobereau chasseur. Le mobilier en avait été entièrement retiré, il ne subsistait que des trophées de chasse accrochés aux murs en grand nombre.


Naturellement rien n'avait été prévu pour nous recevoir et il fallut occuper les premiers jours à tout organiser.


L'officier allemand qui était chargé de ce nouveau camp ne se souciait pas beaucoup de notre sort, il commença, il est vrai, par s'occuper des hommes de garde pour lesquels rien non plus n'avait été prévu.


De son côté le colonel français, notre doyen, mit sur pied assez rapidement un certain nombre de services, et, en premier lieu, la cuisine. Celle-ci fut installée dans les caves du château où existait déjà une buanderie, ce qui facilita l'installation des feux de popote.


Malgré la précarité de nos moyens, nous fûmes prêts à faire la cuisine bien avant que nous ayons reçu de quoi la faire ! Aussi, ce fut dans le petit parc une floraison de feux de popote, construits avec trois briques posées à même le sol humide. Il n'était pas facile de faire à manger dans ces conditions, d'autant que, nos provisions, déjà maigres au départ du camp, avaient subi pendant nos étapes de forts prélèvements. Il ne nous restait que des haricots secs.


C'est ce qui fut à l'origine de nos mésaventures...


Après l'effort physique que nous venions de fournir, il nous eût fallu en ces jours là une nourriture substantielle. Nous avions tenu grâce à notre volonté et soutenus par l'espoir de voir bientôt finir nos malheurs. Mais maintenant que nous étions à nouveau cloîtrés et que notre esprit pouvait penser, notre ressort moral avait besoin d'un réconfort matériel, il ne vint pas.


La première semaine, aucun ravitaillement. Par la suite, quelques pommes de terre, 240 grammes de pain, quelques grammes de margarine ou de miel synthétique. De plus, nous voyions chaque jour passer devant nous des tombereaux de belles pommes de terre qui étaient destinées à la distillerie*(* cette, distillerie faisait partie du fameux plan de Hitler de fabrication de combustible de substitution pour ses moteurs), et nous entendions tout le jour la basse-cour de la ferme du château, fournie et grasse a souhait, comme un nouveau supplice de Tantale.


Le résultat ne se fit pas attendre...


Cela commença par les jambes. Le matin nous avions les jambes en coton. Pour aller è l'appel, ceux des étages supérieurs mettaient un temps infini. Chacun marchait è petits pas comme des vieux. Puis ce furent les vertiges, Pour passer de -la position couchée è la station debout, il nous fallut passer par des intermédiaires de plus en plus nombreux. Parfois on oubliait une étape, on voulait aller trop vite, c'était alors le vertige, la chute, parfois la syncope. Nous formions un étrange asile de jeunes vieillards affaiblis. Les plus touchés étaient ceux qui nous avaient auparavant étonnés de leurs prouesses sportives. Les champions du camp faisaient pitié : leur organisme avait sans doute de plus grands besoins et ils accusaient le coup plus fortement. Pour certains d'entre eux les suites furent fatales. Le premier mort que nous eûmes è déplorer è Benndorf fut le champion du 110 mètres haies, athlète complet, excellent, lanceur de disque. Evacué par le médecin français, il décédait peu après. D'autres après lui moururent, tous des hommes jeunes et forts.


Vers la troisième semaine, les cas d'œdème famélique devinrent fréquents. C'était une enflure du visage au réveil, qui persistait plus ou moins. Les chevilles et les genoux enflaient aussi. Cela faisait d'étranges silhouettes où le mollet était mince et la cheville énorme. Le docteur nous avait prévenus. Ce n'était pas grave, c'était une maladie par carence. Nous savions bien qu'il nous manquait, des vitamines ! Mais quelques cas furent néanmoins mortels... comme celui de Lebon., ce cher camarade, qui pendant cinq ans n'eut que des amis tant étaient grands sa simplicité et son bon cœur. Atteint d'œdème il lui vint une grosseur au dessus de l'œil gauche et un beau jour, le docteur l'évacua à l'hôpital, de Leipzig. Il y eut plusieurs syncopes et l'une d'elles l'emporta. Peu avant notre départ la tuberculose commençait à faire de sinistres incursions et nous ne reverrons plus le sympathique visage de notre basketteur Quignard qui s'est doucement éteint là-bas petit à petit, faute de quelques pommes de terre... Cependant notre popote s'était peu à peu organisée.


Pour économiser nos forces, nous faisions notre cuisine deux par deux et nous avions fabriqué un réchaud à bois facilement maniable et plus pratique que le feu en plein vent. Nos plats de campement et le fait-tout nous suffisaient amplement. Notre menu ne variait pas beaucoup. Le matin nous dormions. A midi, le plus souvent c'était une heure, nous mangions la soupe de la cuisine. C'était un brouet clair. Pour corser le repas nous récupérions des épluchures de rutabagas et nous en faisions, après lavage et grattage, un hors d'œuvre fort apprécié. L'après-midi se passait généralement en sieste ou en palabres... Le sujet de la conversation était la gastronomie. En évoquant les innombrables recettes que la cuisine française a élaborées au cours des siècles, nous goûtions rétrospectivement nos agapes d'antan. Cela nous faisait patienter jusqu'au soir. J'ai même copié là un ouvrage consacré au choix des vins qu'il convient d'associer aux différents plats : un programme et un symbole...


L'appel avait lieu vers seize heures. Après cette cérémonie burlesque qui mettait généralement notre officier allemand en fureur, nous remontions les escaliers à pas comptés. Nous en profitions pour monter notre repas du soir que nous avions préparé dans un réduit abrité du vent. Ce repas était invariablement un potage dont voici à peu prés la recette : on commençait par faire bouillir quatre à cinq litres d'eau. Dans l'eau bouillante on versait une pâte obtenue en râpant consciencieusement des pommes de terre lavées, à l'aide d'un couvercle de boîte de conserve percé de trous avec une pointe. L'eau bouillante épaissit considérablement, et la mixture prend une consistance propre à remplir un estomac affamé. Le goût de pomme de terre crue subsiste et procure un écœurement très économique. Tant que nous avons eu des potages Maggi et autres bouillons Kub nous avons amélioré notre plat, mais nous avons dû souvent nous contenter du goût de patate crue... Après avoir rempli notre estomac nous terminions la journée par un lait chaud. Grâce à quelques boites de lait en poudre nous avons pu, en économisant, nous offrir ce luxe pendant notre séjour à Benndorf.


Pour suppléer à la carence du ravitaillement officiel tout un commerce clandestin s’organisa, dont les principaux bénéficiaires furent nos gardiens. On pouvait troquer des vivres contre des bijoux, montres, stylos... Des échanges avaient lieu aussi à l'aide des cigarettes et du tabac. Les Allemands appréciaient le café et le Nescafé. En retour, c'étaient des pommes de terre qu'ils allaient voler la nuit à la distillerie ! Lorsque nous sûmes d'où provenaient nos pommes de terre nous n'eûmes de cesse que nous eussions trouvé le moyen de nous les procurer nous mêmes... Parfois un tombereau était pris d'assaut au moment où il passait devant le château. Moyennant quelques coups de crosse on avait deux poignées de pommes de terre... Puis, un jour, nous fûmes autorisés à célébrer la messe dans une grange située è huit cents mètres du château. En y allant, tout doucement et avec de nombreuses haltes, nous pûmes repérer un immense silo déjà ouvert. C'était la source des tombereaux de la distillerie... Des expéditions nocturnes furent entreprises. La difficulté était de revenir avec un sac tyrolien plein de pommes de terre. Elles donnèrent néanmoins des résultats substantiels. Mais nous n'eûmes pas le temps d'en profiter, car sur ces entrefaites nous fumes désignés pour un autre camp.


Par suite de je ne sais quel tour de force, une équipe de camarades avait réussi à transporter avec eux un récepteur de TSF*(* il s'agissait bien entendu de poste à galène). Nous étions ainsi au courant de l'avance américaine, du franchissement du Rhin, et nous étions persuadés que nous allions bientôt être libérés. Les projets allaient bon train.


Souvent des vagues d'avions alliés survolaient la région, en route pour une mission. Nous avons ainsi assisté à quelques combats aériens où les Allemands, en trop petit nombre, avaient le dessous. Ces combats ne déroutaient même pas les escadrilles. Une nuit, peu après notre arrivée, nous fûmes réveillés par un proche bombardement. Les coups semblaient tomber si prés que certains montèrent au grenier dans l'espoir de voir le spectacle. Economes de nos forces nous nous maintînmes sur nos positions.


Tout à coup trois explosions successives de plus en plus proches se font entendre.


La troisième est suivie de la chute des vitres et des fenêtres du château. Un instant de panique fait descendre à la cave les plus timorés. Les autres, rassurés par l'absence d'une nouvelle explosion se mettent en demeure de réparer les dégâts et doivent, pour ce faire, allumer briquets et bougies puisque l'électricité est coupée depuis le début de l'alerte. Aussitôt retentissent les cris de "Licht aus", appuyés de quelques coups de feu. Nous poursuivons dans l'obscurité la réfection de nos fenêtres, après quoi nous continuons notre somme.


Le lendemain nous eûmes l'explication par le truchement de nos gardiens. Un chapelet de trois bombes de fort calibre, qu'un avion, sans doute en difficulté, avait lâchées au petit bonheur dans la campagne, était la cause de nos mésaventures nocturnes (la troisième bombe était tombée à deux cent cinquante mètres du château). Les dégâts étaient si considérables que les allemands durent nous donner des panneaux de carton pour remplacer les fenêtres détruites. Le toit avait souffert aussi, et les camarades des combles, déjà défavorisés par les étages qu'il leur fallait gravir, demandèrent qu'une relève soit faite périodiquement. Cette proposition souleva de telles difficultés de réalisation qu'elle fut rejetée.


Quelques jours avant notre départ de l'Oflag IV D, les 13 et 14 février, eut lieu le bombardement de Dresde par environ 250 Lancaster de la R.A.F. et 450 B17 de l'U.S. Airforce, les célèbres "forteresses volantes". Ce fut le plus terrible bombardement de l'histoire. Les bombes incendiaires mirent le feu à la ville. Nous étions à environ 60 Km au nord de Dresde, et nous vîmes dans la nuit du 13 au 14 l'horizon s'embraser. Ce fut aussi le plus meurtrier de tous les bombardements, y compris celui du 6 août 1945 où la fameuse première bombe atomique fit à Hiroshima environ 110.000 victimes, alors qu'à Dresde les estimations varient entre 130.000 et 200.000 morts... Les rescapés durent quitter la ville et c'est ainsi que nous vîmes arriver è Benndorf une horde de réfugiés tout affolés, en proie a la panique la plus complète. Ils furent hébergés dans les caves du château pendant quelques jours.


Les pommes de terre - objet de nos convoitises - étaient distillées pour fabriquer de l'essence synthétique dans une usine proche qui fut détruite une nuit par un bombardement. Il s'en dégagea une fumée noire si dense que le ciel s'obscurcit pendant plus de 24 heures.


La châtelaine, qui était paraît-il comtesse, et dont le mari se battait courageusement en Russie pour le grand Reich, nous surprit par son attitude arrogante : elle avait en particulier l'habitude de se promener avec l'officier allemand parmi les groupes d'officiers prisonniers, en tenue de cheval et la cravache à la main. Elle poussait même l'impudence jusqu'à visiter... les latrines !...


Nos gardiens se rendaient compte de la gravité de notre situation. Le manque d'hygiène, joint à cette vie d'animaux à l’étable, risquait de faire naître une épidémie que rien n'aurait pu arrêter. Les allemands prirent donc des mesures pour desserrer le château de Benndorf. Un premier contingent fut dirigé sur le camp de Königstein. Il comprit surtout les plus âgés, car le bruit courait que la vie y était plus confortable. Des listes furent dressées par le commandant français et il put les faire accepter par les frisés. Après ce premier départ la situation n'était pas beaucoup meilleure. Aussi un second contingent fut constitué en vue d'un nouveau desserrement.


Je ne sais pas exactement pour quelles raisons, le chef français désigna les plus jeunes d'entre nous pour partir.


En ce temps là il était de coutume dans l'armée française de désigner les plus jeunes pour les taches les moins prisées. C'est ainsi qu'en Juin 40, lorsque je fus fait prisonnier avec le groupement que commandait le général Basoche, les allemands lui déclarèrent qu'ils avaient d'autres choses à faire que de garder des prisonniers, et, qu'en conséquence, il devait désigner des otages qui répondraient sur leur vie du bon comportement de l'ensemble.


Et c'est ainsi que je fus désigné comme otage par mon général !...


Cette fois encore je faisais partie des plus jeunes.


Cela fit toute une histoire, car une question de partage du ravitaillement entrait en jeu. La veille du départ, une sorte de manifestation de protestataires eut lieu dans le parc après l'appel. Le colonel français maintint ses positions avec raison car notre expédition allait bientôt se révéler de nature à nécessiter un tempérament jeune et résistant.


Et c'est dans la fièvre des derniers préparatifs que nous sommes montés nous coucher.


Grâce à une fraude nous avions pu figurer tous sur la même liste. Un système de remplacement avec échange des plaques d'identité avait permis à Job, notre aîné de peu, de prendre la place d'un jeune camarade désigné qui ne voulait pas quitter sa popote dont il était de loin le benjamin.


Aussi nous envisageons ce départ avec optimisme, d'autant que la vie en commun que nous menions depuis si longtemps avait eu pour résultat de souder étroitement notre petit cercle et aussi de nous créer en bloc des antipathies, rares mais solides, dont quelques unes avaient été placées par le sort dans notre chambre de Benndorf...


Le soir venu, nos sacs bouclés étaient plus légers qu'au départ d'Elsterhorst. Pourtant nous partions vers un inconnu redoutable et nos forces amoindries nous faisaient appréhender cette nouvelle équipée. Enfin, nous avions l'impression que ce départ nous libérait un peu, tant nous avions pâti de ce séjour d'un mois à Benndorf. Un fractionnement du détachement en petits groupes d'une vingtaine nous fit espérer un voyage en chemin de fer. Il rendit nécessaire aussi de nouveaux échanges de plaques d'identité, et, de notre petit groupe, deux seulement sur six partaient sous leur véritable identité. Nous avions décidé de nous appeler par nos nouveaux noms, mais nous nous trompions sans cesse, et finalement c'est à notre bonne étoile que nous nous sommes fiés...





2- de Benndorf à Zeithain

 


Celui qui sème le vent récolte la tempête...


 


 


Le jeudi 29 mars il faisait à peine jour lorsque nous quittions nos camarades de chambrée.


Dehors, déjà tout était prêt pour nous recevoir, depuis les gardes hongrois avec leurs chiens jusqu'aux Posten qui devaient nous accompagner.


Bien entendu, on ne nous fit grâce d'aucune des formalités d'usage en pareil cas. Comme il faisait nuit, l'appel et la vérification d'identité se passèrent sans difficultés. D'ailleurs, depuis le jour lointain où le service anthropométrique avait pris nos photographies, nous étions devenus méconnaissables... La fouille non plus ne souleva pas d'incident. Elle était faite par les spécialistes habituels à l'aide de torches électriques. Pressés par l'horaire, car il ne fallait pas que nous manquions le train, nos gardiens firent diligence.


Vers sept heures et demie nous quittions le sinistre château et empruntions à nouveau la route tortueuse par laquelle nous étions venus un mois plus tôt. Les soldats qui nous accompagnaient semblaient de bonne composition. Leur chef, un adjudant, avait l'air pénétré de l'importance de son rôle. Il ne refusa pas de nous donner les grandes lignes de notre programme. Conformément à ses déclarations, nous arrivâmes après deux heures de marche à la station de Borna. Les civils qui prenaient le train nous considéraient avec un air las et blasé... Un wagon nous était réservé dans le train de Leipzig, qui ne s'arrêta que le temps réglementaire. Nous étions à l'aise et nous pouvions même regarder le paysage par les quelques vitres qui n'avaient pas encore été remplacées par du bois. Il ne nous fallut pas longtemps pour constater les ravages faits par les bombardements dans les gares. Notre train devait souvent ralentir fortement, et parfois même s'arrêter en pleine campagne. Des équipes de vieillards ou de gamins semblaient travailler à la réfection des endroits les plus endommagés.


Néanmoins c'est vers dix heures que nous parvînmes au terme de notre première étape, c'est à dire Leipzig. La station où nous débarquâmes n'avait pas l'allure d'une grande gare internationale. Aussi ne fûmes-nous pas surpris lorsque notre guide nous annonça que nous allions gagner à pied la gare de Leipzig avec laquelle la communication était interrompue par suite d'un récent bombardement. Nous avions débarqué dans une petite gare de banlieue et nous devions maintenant traverser une bonne partie de la ville pour nous rendre à la gare centrale Hauptbahnhof.


Nous savions que Leipzig avait souffert des bombardements mais nous étions loin de nous imaginer l'état dans lequel nous voyons la grande cité allemande... Nous circulons entre des monceaux de pierres grossièrement arrangées entre lesquelles on devinait des ruelles d'où sortaient quelques rares habitants. Ceux-ci semblaient mener une vie souterraine dans les abris que de grosses pancartes signalaient. Ce qui restait des rues était inutilisable en général. Ça et là des automobiles à la carcasse toute rouillée gisaient abandonnées. Les becs de gaz étaient tordus, les arbres morts. Aucun immeuble n'était intact, il semblait qu'un récent cataclysme avait ravagé cette immense ville désormais réduite à l'état de ruines.


Les rares passants semblaient familiarisés par ce chaos. Autour de la grande entrée de la gare qui avait aussi bien souffert. Une certaine animation régnait. Ce qui dominait de beaucoup c'étaient les uniformes des nombreux éclopés dont certains ne pouvaient se mouvoir qu'avec l'aide d'une infirmière. On se serait cru dans une nouvelle Cour des Miracles tant était atroce la vision de ces êtres amoindris, résultat des campagnes de l'Est.


Malgré notre joie légitime de constater de nos yeux les malheurs de nos ennemis, nous ne pouvions nous empêcher de penser à l'inutilité de tant de sacrifices... et surtout, nous prenions contact avec la réalité en évoquant ceux des nôtres que la lutte menée en notre absence avait dû mettre dans le même état. Nous, que le sort avait réduits à l'état de spectateurs, nous pouvions conclure à l'absurdité de cette nouvelle plaie de l'humanité qu'on appelle avec orgueil la guerre moderne ...


Dans la gare la même vision nous attendait, car les trains qui stationnaient étaient presque tous des trains de blessés. Après s'être renseigné, notre adjudant nous apprit que le train que nous devions prendre n'était pas encore formé et que nous avions deux heures d'attente. Comme il était l'heure de déjeuner nous tentâmes à plusieurs reprises de le convaincre que nous pourrions avoir de la soupe dans la cantine militaire qui venait d'ouvrir ses guichets à l'entrée de la gare. Mais notre mentor n'était pas facile à persuader et seulement deux ou trois parmi nous purent aller chercher la pitance commune. Ils revinrent assez penauds, car on avait bien voulu leur servir plein leur gamelle de soupe à l'orge, à condition qu'ils la mangent tout de suite, ce qu'ils avaient d'ailleurs fait. Malgré cet exemple convaincant, notre garde chiourme ne voulut rien savoir pour nous laisser aller manger notre ration à la cantine, et, comme l'heure s'avançait, il nous dirigea vers le quai d'embarquement. Chemin faisant, tout en maugréant contre la bêtise de notre teuton qui nous privait ainsi d'une bonne pâtée, nous pûmes constater les formidables effets du bombardement de la gare.


Le grand hall de cet énorme carrefour international avait été complètement détruit par les bombes de quatre à six tonnes. Sa voûte de béton armé, qui faisait pourtant plus d'un mètre d'épaisseur, avait cédé, en ensevelissant dans les abris recouverts par les décombres plusieurs centaines de personnes que le sort avait placées là.


D'après les dires de l'adjudant, que notre feinte pitié avait amené à faire ce récit, on entendit longtemps les cris des blessés et des mourants qui retentissaient encore plusieurs jours après le bombardement... Les équipes de sauveteurs étaient impuissantes car les morceaux de la voûte constituaient des obstacles beaucoup trop considérables pour leurs moyens, et ils durent se résoudre à assister impuissants à l'agonie de leurs malheureux compatriotes. Des ordres supérieurs leur enjoignirent d'ailleurs d'employer leurs efforts à remettre en état les voies et les quais avant même que les cris des victimes aient cessé... Et la discipline de cette race maudite est telle que tous obéirent à ces inhumaines injonctions.


Pendant que nous écoutions ce récit, le train avait pris place le long du quai. Il avait aussitôt été pris d'assaut par la foule des voyageurs qui, pour aller plus vite, entraient dans les wagons par les fenêtres ! Rappelé à la réalité par le vacarme qui en résultait, notre chef de file commença à s'inquiéter des places qui devaient nous être réservées. Il mit un certain temps à trouver le wagon, et, lorsque nous y parvînmes, il était déjà archicomble. Nous avions déposé sur le quai nos bagages en attendant une solution, lorsque notre gardien, vexé de voir ses démarches rendues vaines et craignant d'avoir à attendre longtemps le prochain convoi, prit une résolution énergique : aidé de quelques militaires du voisinage, il expulsa les voyageurs du wagon bon gré mal gré et nous y fit ensuite entrer. Les dépossédés se livrèrent alors à des exercices d'une périlleuse acrobatie et se juchèrent, qui sur les marchepieds, qui sur les toits, renonçant eux aussi à l'attente problématique du prochain départ. Tous ces gens, hommes ou femmes, portaient le même costume genre ski et avaient sur le dos le sac tyrolien, sans doute leur seule fortune. Ils avaient l'air harassés.


Il était à peine une heure de l'après-midi lorsque le train démarra lentement. Durant tout le trajet nous ne vîmes que trous de bombes, immeubles démolis, rails enchevêtrés... Ce qui restait des usines fumait encore et, malgré tout leurs ouvriers semblaient acharnés à poursuivre leur travail.


Nous atteignîmes Riesa, où nous avions connu quelques semaines auparavant un assez rude calvaire. Le fameux pont nous parut moins long cette fois. Les mêmes ouvriers y travaillaient toujours à la pose de mines, en vue sans doute d'une éventualité proche.


Et nous débarquâmes à la station suivante, celle de Zeithain, village que nous avions aussi traversé à pied, et dont les murs portaient nombre d'inscriptions fanfaronnes en faveur de la proche victoire allemande.


D'autres graffitis disaient "Plutôt la mort que la Sibérie" ("Sieg oder Siberien"), ce qui ne laissait aucun doute sur les préoccupations du moment...


En quittant la petite gare vers seize heures notre gardien nous dit qu'il nous restait huit kilomètres à faire à pied. Cela ne nous souriait guère ! Pourtant il nous fallut reprendre le sac au dos et suivre nos aimables guides qui étaient aussi furibonds que nous. Personne ne nous attendait à la gare, et nous commencions à craindre pour la soupe du soir. Nous ne suivions pas une route mais des sentiers à travers champs, et, de chaque côté, de temps à autre, un alignement de baraques nous signalait dans le lointain la présence d'un camp. Chemin faisant nous ramassions des pissenlits magnifiques...


Enfin nous stoppâmes devant une porte monumentale garnie des derniers raffinements du barbelé. Après renseignements, notre gardien nous fit contourner le camp, qui nous parut immense, et, c'est tout à fait au bout du dernier alignement de blocks qu'on nous fit signe d'entrer dans notre nouvelle prison. Elle nous rappelait un peu le IV D mais elle avait un air sinistre. Cela venait de l'état de délabrement des baraques inachevées, sans portes ni fenêtres... L'une d'elles nous fut affectée, garnie de lits de bois en blocs de six à trois étages. Familiarisés avec ce mode de couchage, nous prenions dé]à nos dispositions pour nous installer lorsqu'on nous  annonça la fouille. Elle eut lieu selon toutes les règles : il ne manquait même pas la fenêtre ouverte par où on pouvait passer aux camarades du dehors les objets compromettants...! Pour ma part, débarras de la sorte de mes cartes et de mes outils, je n'avais plus rien à craindre. Hélas, mon fouilleur découvrit des massacres de cerf que j'avais pris en souvenir de Benndorf. Ils me furent confisqués et mes protestations ne réussirent qu'à me priver au surplus de quelques pointes et morceaux de fil de fer qui traînaient dans mes poches ! Au fur et à mesure le censeur jetait tous ces objets par terre derrière lui... Pour arrimer mon sac, je m'arrangeai pour passer aussi derrière lui, et je récupérai sans difficulté tout ce qu'il m'avait confisqué ! Pendant ce temps, le sac contenant le poste de TSF était passé par la fenêtre ! Deux autres postes qui ne marchaient pas furent laissés en pâture aux censeurs ébahis... Faute grave, qui devait faire les jours suivants confisquer aux nouveaux détachements des postes qui marchaient bien.


La nuit tombait lorsque nous pûmes regagner notre baraque et nous répartir les couchettes. Ensuite, la fatigue aidant, il ne fut question que de dormir pour remplacer les repas que nous n'avions pas eus. On nous promit le café pour le lendemain avec un appel à neuf heures seulement.


Et, sur ces bonnes promesses, la baraque des jeunes s'emplit de sonores ronflements...

3 – Nouvelle installation du 29 mars au 1er avril
Plus ça change, plus c'est la même chose!...

Nous sommes arrivés à Zeithain le 29 Mars au soir. C'était un Jeudi, c'était même le Jeudi Saint.


Je voudrais m'attarder un peu sur la coïncidence entre les phases de notre périple et le temps du Carême. 


En effet, cette année là le Carême a commencé le 14 Février, c'est-à-dire trois jours avant notre départ du camp le Samedi 17 Février.


Nous avons donc pratiqué dans le "château de la misère et de la faim" un carême un peu renforcé... à mon avis ce carême le vaut pour le restant de nos jours. Ce que j'en dis n'a probablement aucune valeur canonique, encore que la question mériterait d'être posée au Père Pucel*. En tout, cas je n'ai jamais senti l'immanence de la Providence comme dans ce château.


Le Dimanche où nous avons eu droit à une messe dans une grange obscure à environ huit cents mètres du château, comme c'était après l'appel de dix heures et que j'avais envie d'aller à la communion, j'étais resté à jeun. Je vacillais chemin faisant. La liturgie me parut d'une grande richesse :


" Le Seigneur est proche, voici qu'Il vient..."


" II va nous tirer des mains du méchant.../'


" Je te sauverai, dit le Seigneur, car tu as eu confiance en Moi."


C'est aussi là que nous avons pu éprouver la solidité de notre amitié, encore renforcée par les épreuves des neuf étapes parcourues et par des incidents comme celui qui a opposé Boëdec à l'infâme Cuvillier*( Le père Pucel était l'un des plus jeunes prêtres de l'Oflag IV D. il s'était maintes fois signalé par un corn portement "progressiste", en particulier il détenait le record absolu de la messe basse,  qu'il expédiait en moins d'un quart d'heure !...Je n'ai gardé aucun souvenir de cet incident et Boëdec non plus d'ailleurs.) et à propos duquel nous avons tous fait bloc avec notre camarade. Nous avons décidé que cette amitié survivrait, quoi qu'il puisse arriver.


Et, après ce Carême, voici que notre équipe se retrouve à Zeithain pour le Jeudi Saint.


Le lendemain matin nous touchons une bonne ration de blé noir et de flocons d'avoine. C'est un heureux présage, et cela compense un peu l'impression sinistre que nous a faite ce camp. Il nous paraît immense et nous sommes les seuls Français. Le block voisin est plein de prisonniers russes qui ont l'air en plus mauvais état que nous. Ce jour la se trouve donc être le Vendredi Saint., et quelques camarades m'ont demandé d'organiser la célébration du Chemin de Croix traditionnel pour marquer l'événement. C'était une bonne idée.


Nous nous sommes rendus dans une pièce assez spacieuse, ouverte a tous les vents, et j'y ai en quelque sorte "officié", c'est-è-dire que j'ai suivi les indications du missel de Dorn Lefèbvre que j'avais conservé tout au long de nos pérégrinations. Ce n'était d'ailleurs pas le mien mais celui de Gaston, il m'en avait fait cadeau au moment du départ du IV D et je l'avais pris à la place du mien qui n'était plus en très bon état. J'avais aussi gardé le crucifix, fabriqué au camp en coulant dans un moule de l'étain récupéré sur les soudures des boites de conserve que l'on avait fait fondre. H avait reçu du Père Bru (s.j.) toutes les bénédictions possibles et imaginables !...


Je crois me souvenir que c'était Gaston qui le tenait pendant que je lisais, les prières de station en station. Il figurait ainsi chacune des quatorze stations en se déplaçant de quelques mètres chaque fois et en faisant ainsi le tour de la pièce dans le sens des aiguilles d'une montre comme on le fait dans une église où les stations du Chemin de Croix sont fixées au mur*(*Je ne suis pas sûr qu'il y ait un sens réglementaire pour suivre les stations du Chemin de Croix...).


L'annonce de la célébration s'était propagée parmi notre détachement et c'est une assistance assez nombreuse qui y participa. Mais je dois dire que les répons n'étaient pas très assurés...


Le Samedi nous fûmes rejoints par deux autres groupes, dans lesquels deux prêtres, le Père Genevoix (O.P.) et l'abbé Boudon. Nous avons eu ainsi une grand messe le jour de Pâques, le Dimanche 1er Avril. Une amorce de chorale s'est spontanément formée, ce qui nous 8 permis de chanter la séquence traditionnelle de la messe de ce jour :


" Victimae pascali, laudes "


 " Immolent Christiani..."


Il y a eu de nombreuses communions* (* Aussi bizarre que cela puisse paraître, les prêtres catholiques n'ont jamais manqué d'hosties ! Mais il arrivait qu'ils les fractionnent...). Après l'appel du soir nous nous réunissons   p o u r  c h a n t e r  le s C o m plies: " :


" C'est ici le jour que le Seigneur a fait "


" Passons-le dans la joie et l'allégresse... "


Le Lundi de Pâques nous avons eu la messe le matin et nous apprécions l'humour de l'Introït qui nous fait dire, ô ironie :


" Le Seigneur vous a introduits dans une terre "


" Où coulent le lait et le miel..."


Et la vie du camp s'est organisée peu à peu selon son rythme immuable : appel, soupe, appel, soupe, et dodo...


Nous n'étions pas très serrés dans les baraques où tous les lits n'étaient pas  tous  occupé s.  Pour  ma  par t  j'ai  eu la place   intermédiaire  d’un  bloc  de  six  où nous n'étions que trois.

4 – La vie au camp de Zeithain du 29 mars au 23 avril


Tu m'as dressé la table d'un merveilleux festin :

Tu es mon berger ô Seigneur

Rien ne saurait, manquer où Tu me conduis...

(Psaume 23)

Les débuts à Zeithain furent des plus pénibles en raison du manque de ravitaillement. On sentait à divers indices que c'était vraiment pour les allemands le commencement de la fin...


Pour les prisonniers   russes du block voisin c’était plus dramatique encore. Certains d'entre nous avaient pu leur rendre visite assez rapidement. Il faut dire que la surveillance se relâchait un peu. Nos gardiens étaient préoccupés par d'autres problèmes qui les intéressaient directement. Ces pauvres Russes étaient dans un état physique lamentable. Quand on leur offrait une cigarette, ce qui de notre part était vraiment un acte de charité car il ne nous en restait pas beaucoup, ils avaient du mal à la fumer. On en a vu s'évanouir d'avoir avalé la fumée. Chez ces gens épuisés la mortalité était très élevée. Tous les matins nous assistions à un défilé de cadavres qui n'avaient plus rien d'humain. Ils étaient portés en terre sur des civières et balancés dans une fosse commune sans autre forme de procès... Pas question évidemment de cérémonie, ni militaire ni religieuse. Un jour j'en ai compté vingt-trois ! J'évoque pour eux le Psaume 88 :


" Tu m'as mis dans le tréfonds de la fosse, "


" Dans les ténèbres et dans les abîmes tu m'as jeté, "


" Ma compagnie c'est désormais la Ténèbre..."


 


Nous étions parfois autorisés à une promenade le long des barbelés du camp. Nous en profitions pour faire ample provision de pissenlits, orties et autres herbes moins nobles ou plus vulgaires, que nous utilisions ensuite au mieux p o u r  confectionner  d iv erse s  soupes  o u  salades. C ' e s t  à  c e tt e  occasion  q u e  le  génie culinaire de Job nous apparut dans toute son ampleur. Il arrivait à rendre appétissantes des préparations où n'entraient finalement que bien peu de composants avouables mais qui constituaient quand même une "nourriture terrestre "...


Certains   se   moquaient   de   nous   et   d'autres   nous   désapprouvaient ouvertement, prétendant que les lieux de nos cueillettes recouvraient les fosses où avaient été enterrés les prisonniers russes morts du typhus l'année précédente. C'était sans doute vrai. En tout cas, s'ils mangeaient les pissenlits par la racine, selon l'expression consacrée, nous étions très heureux de nous contenter des feuilles pour le moment ! D'ailleurs nous n'avions cure de ces propos pessimistes ou envieux, car nous considérions avoir subi assez de vaccinations diverses depuis cinq ans pour être immunisés de toute maladie contagieuse pendant longtemps encore ...


Cependant, malgré les prouesses de Job, nous risquions fort de nous retrouver bientôt dans le même état que lorsque nous étions à Benndorf si rien ne venait améliorer notre maigre pitance... En effet, nous n'avions plus aucune réserve de vivres et il ne fallait pas compter sur les colis car nous n'en avons jamais reçus après notre départ du IV D. Nous avions pourtant économisé au maximum pendant tout ce temps, mais tout avait été consommé.


C'est alors que, vers le milieu de la deuxième semaine, alors que le camp avait atteint son effectif définitif à la suite d'autres arrivages, il se produisit un événement fabuleux qui bouleversa à point nommé le cours des choses, à telle enseigne que le fameux Introït du Lundi de Pâques me parut a posteriori comme une prémonition à laquelle j'eus du remords de ne pas avoir prêté plus d'attention.


Nous vîmes en effet arriver au camp un beau matin un camion blanc qui nous parut gigantesque. Il portait les marques de la Croix Rouge suédoise. Ce camion providentiel contenait des vivres de grande valeur nutritive sous un faible volume : lait concentré, confiture solide, chocolat, fruits confits, biscuits et bonbons vitaminés, rations de combat. Le tout était agrémenté de cigarettes et de papier hygiénique ! Il y avait aussi des produits en poudre que nous ne connaissions pas, en particulier du café soluble. Un comité "ad hoc" fut constitué sur le champ, avec pour mission d'assurer la répartition équitable de ces vivres, ce qui ne posa aucun problème. C'est probablement grâce è cette véritable manne céleste que nous pûmes récupérer assez de forces pour surmonter les efforts qui nous attendaient par la suite. Fidèles à notre système, nous avons tout mis en commun. Ainsi pas de gaspillage : chaque matin chacun avait droit à sa barre de chocolat ou à sa ration de confiture solide. Job prit tout de suite le coup pour faire du bon café. Gaston garde évidemment la haute main sur le chocolat au lait, qui était depuis longtemps sa spécialité... Un de mes meilleurs souvenirs du IV D c'est le chocolat au lait qui m'attendait tous les Dimanches matins au retour de la messe. Je dois dire qu'en ce qui concerne le café, il y eut des tâtonnements dans certaines popotes ! Dans l'ignorance des choses on en arrivait parfois à des concentrations exagérées, causes de troubles plus ou moins graves. Il y eut des accidents à la suite de l'absorption inconsidérée de ces aliments très concentrés. Étant donnée la précarité de notre état physique, il fallait évidemment prendre certaines précautions, suivre le mode d'emploi et "ne pas dépasser la dose prescrite" !


Sinon le résultat était déplorable, pouvant entraîner des malaises, de la diarrhée, des crises de tachycardie ou des tremblements convulsifs. Il paraît même qu'il y aurait eu des syncopes mais je n'ai pas pu le vérifier. En ce qui me concerne c'était plutôt l'euphorie...


Je n'ai pas noté la date exacte de la venue du camion blanc ; ce doit être entre le 10 et le 15 Avril.


Nous sentions confusément, d'après le peu de nouvelles qui nous parvenaient, que le dénouement était proche.


Cependant, au camp, la vie quotidienne poursuivait son petit train-train habituel..

5 – L’arrivée des Russes
Et, par Saint Georges, vive la cavalerie !

Le 22 Avril, c’était un Dimanche, le troisième après Pâques*(* il s'agit de la liturgie en vigueur en 1945). Traditionnellement, dans nos paroisses, le curé célèbre ce jour la messe pour ses paroissiens. Aussi le Père Genevoix célébra-t-il la messe pour les prisonniers du camp de Zeithain.


Dans l'introït nous chantons :



" Acclamez Dieu, terre entière. Alléluia "

" Chantez la gloire de Son nom. Alléluia "

Et c'est dans l'Evangile de ce Dimanche que Jésus dit à ses disciples :

" Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus, "

" Encore un peu de temps et vous me verrez..."


Le matin même nous nous étions aperçus que les allemands étaient partis dans la nuit ! Nous en avions déduit que les Russes ne devaient pas être loin. Si nous étions restés à Elsterhorst, nous serions déjà libérés probablement. Mais enfin, c'est à Zeithain que nous sommes...


La première conséquence du départ de nos gardiens fut que nous fîmes plus ample connaissance avec nos voisins les prisonniers russes. Mais tout ce que nous pûmes en tirer se réduisit à des' " Nie Poniemaï ", c'est-à-dire " Moi y en a pas comprendre "... Alors on tâcha de s'expliquer par gestes. Ce n'est pas facile. D'ailleurs ils ne semblaient pas s'intéresser du tout à la situation. Pour eux l'arrivée de leurs compatriotes ne signifiait sans doute pas la même chose que pour nous.


En second lieu nous assistâmes à des scènes curieuses. Certains de nos camarades prirent la place des sentinelles dans les miradors et dans les postes de garde. J'ignore à quelles motivations ils obéissaient ? C'était paraît-il une tentative d'organisation de notre block devant la nouvelle situation où nous nous trouvions. Mais cette tentative n'eut pas de suite...


Enfin - ce qui me parut plus astucieux - une équipe s'empara de la cuisine et réussit à la faire fonctionner avec ce qui s'y trouvait encore, ce qui fait que nous eûmes le jus, la soupe et la bibine habituelles. Naturellement nous n'avions pas de renseignements précis sur les positions respectives des Allemands et des Russes. Les nouvelles de la radio faisaient bien état du déclenchement d'une grande offensive russe sur Berlin par les armées du maréchal Koniev. D'autre part les armées alliées auraient atteint la Mülde. Qu'allions nous devenir ?


Nous étions pris entre deux feux ...


Qui, des Russes ou des Américains, allaient nous délivrer ? Certains proposent de quitter le camp et de tenter de gagner la Mülde que nous connaissons bien pour l'avoir déjà traversée au mois de Février. Mais notre passage à Colditz ne nous a pas laissé un très bon souvenir... Finalement l'après-midi se passa en palabres stériles où les supputations les plus folles se donnent libre cours.


Du haut des miradors cependant, nos guetteurs scrutent l'horizon vers l'Est : le terrain est bien dégagé et très plat, des champs s'étalent jusqu'à l'infini, entre lesquels on devine des routes.


Vers la fin de la journée il nous semble distinguer des théories de charrettes diverses marchant vers l'Ouest. La route qu'elles suivent passe à quelques kilomètres au sud du camp. Nous pensons qu'il s'agit des civils allemands fuyant devant les Russes en évacuant leurs villages et leurs fermes. Cela nous rappelle l'exode de l'été 40 chez nous. C'est donc dans une certaine angoisse que nous nous préparons pour la nuit, sans savoir encore que ce sera la dernière que nous passerons derrière les barbelés...


Cette nuit sera une des plus mouvementées de notre captivité. En effet, une canonnade se fait entendre vers le Nord. Un combat doit donc se dérouler prés de nous. Nous pensons que l'enjeu en doit être la possession d'un passage sur l'Elbe. Tout à coup nous assistons à un feu d'artifice extraordinaire. Des gerbes de fusées de toutes les couleurs s'élèvent dans la nuit au nord du camp. Nous pensons d'abord qu'il s'agit de projectiles traceurs, mais bien vite nous nous rendons compte qu'il s'agit sûrement de l'explosion d'un important dépôt de munitions. Est-ce le résultat de la canonnade russe, ou bien les Allemands l'ont-ils fait sauter pour qu'il ne tombe pas aux mains des Russes ? Impossible de le savoir, mais, quelle que soit la bonne hypothèse, cela ne peut être que bon pour nous ! Cela dure longtemps, certainement plusieurs heures. Nous sommes tous sortis des baraques pour contempler le spectacle. Finalement nous allons quand même nous coucher, mais sans vraiment dormir, tellement nous sommes dans l'expectative de ce qui va nous arriver !


Le lendemain matin 23 Avril, la messe des scouts était prévue à dix heures, car c'était la Saint Georges.


" Saint Georges des scouts, de ta foi éclaire-nous !..."


Mais Saint Georges est aussi le patron des cavaliers (rien à voir avec la "cavalerie de Saint Georges" !...).


Quelle n'est pas notre stupéfaction lorsque vers huit heures nous entendons nos guetteurs crier : " Les voilà, les voilà, ils arrivent !"


Nous nous précipitons tous pour occuper les postes d'observation les meilleurs et nous découvrons un spectacle hallucinant. Une nuée de cavaliers a surgi de l'horizon. Ce sont des cavaliers d'un autre âge, montés sur de petits chevaux rapides à crinière et à longue queue. Ils ont la lance au poing. Ils la tiennent horizontalement.


On les dirait sortis de l'imagerie du "Malet et Isaac" qui en donne une description à propos de la campagne de Russie de Napoléon. Je me souviens très bien de cette image du Cosaque* (* Cette image du cosaque est en réalité un croquis de Orlowski de 1812 conserve à la Bibliothèque Nationale.). Quand ils sont plus prés, nous reconnaissons des faces de mongols avec des moustaches tombantes. Ils sont coiffés d'un drôle de bonnet de fourrure sur le devant duquel on distingue une étoile rouge. Ces cavaliers sont accompagnés d'artilleurs qui, très rapidement, prennent position et mettent leurs pièces en batterie. Le camp est submergé par les nouveaux arrivants. Ils se rendent compte que nous ne présentons aucun intérêt pour eux. Malgré tout, leur "intendance" suit, et nous avons droit à une ration d'une mixture bizarre à puiser dans un grand récipient genre "roulante". C'est intermédiaire entre le pot au feu et la choucroute, mais c'est quand même meilleur que la soupe de ruta ! Les Russes ne s'attardent pas et poursuivent leur mission. Toutefois, un ami d'une popote voisine nous raconta comment il venait d'assister à une exécution sommaire à l'entrée du camp des prisonniers russes. Le gardien allemand était resté à son poste. Dieu sait pourquoi ! Lorsque les cosaques sont arrivés, les prisonniers russes se sont plaints de l'attitude de leur gardien et celui-ci a été abattu sur le champ d'une rafale de mitraillette tirée par le cosaque pointant son arme entre les oreilles de son cheval...


De ce fait nous avons l'impression d'être vraiment libérés. Aussi nous sortons du camp dès le début de l'après-midi, sans but précis, mais pour voir un peu ce qui se passe dans les environs. Nous atteignons sans encombre la route qu'empruntaient les colonnes de réfugiés allemands. Leurs impedimenta sont abandonnés, les propriétaires ont dû s'enfuir dans la nuit. Naturellement c'est un pillage en règle de ce qui reste, mais il n'y a plus grand chose de valable car les Russes sont passés avant nous. Nous apercevons non loin de là un village, ou plutôt une grosse ferme du genre coopérative, avec de grands hangars. D'après la pancarte c'est Jakobstahl. Nous allons voir s'il n'y a rien à manger. Pour ma part je tombe sur une réserve phénoménale de sucre : des tas immenses de sacs de cinquante kilos et des montagnes de pains de sucre !...


Je ne suis pas le seul mais il y en a pour tout le monde. Je remplis mon sac de sucre et, comme la journée s'avance, je rentre au camp avec les autres. Enfin, avec presque tous les autres, car quelques uns ont décidé de tenter leur chance et ne sont pas rentrés. Je n'ai jamais su ce qu'ils étaient devenus. J'espère pour eux qu'ils s'en sont sortis.


En rentrant au camp je trouve Gaston et Job qui ne sont pas bredouilles non plus et qui sont tout fiers de me montrer le butin de l'expédition dont ils ont fait partie avec d'autres camarades dans une des fermes du village : deux canards et trois lapins ! De quoi envisager avec optimisme nos prochains repas... Au bout d'un certain temps nous commençons à nous inquiéter, car Magadur, Kerdreux et Rivière ne sont pas là.


Nous avons eu droit à une nouvelle ration de bortsch. Vers dix-huit heures un rassemblement est ordonné. Il ne s'agit pas d'un appel, il s'agit de nous informer que, pour ne pas gêner les opérations en cours, nous devons nous préparer à évacuer le camp d'un moment à l'autre. Nous devrons faire mouvement sur Gröditz, village situé à une dizaine de kilomètres au nord-est. Les préparatifs du départ se font d'autant plus rapidement que nos artilleurs russes du matin ont déjà commencé à tirer par dessus le camp, Nous voyons ainsi en action pour la première fois les fameuses "orgues de Staline" : ce sont des genres d'obusiers constitués de six tubes lance-fusées accolés en une seule pièce. Au départ des coups, la flamme qui sort de l'arrière des tubes est impressionnante. Sans doute pour ne pas être en reste, ceux d'en face en font autant, et notre camp est bombardé par leur artillerie.


C'est alors que nous voyons arriver nos trois lascars, passablement éméchés, pour ne pas dire complètement saouls ! Ils ont le képi de travers et leur démarche est louvoyante... Nous leur demandons ce qui leur est arrivé et ils nous racontent leur histoire. A Jakobstahl ils sont entrés dans une cour de ferme, attirés par le piaillement d'une basse-cour. La ferme était occupée par un détachement russe, et une sentinelle montait la garde. Ils lui ont exposé tant bien que mal le but de leur visite, qui était de s'emparer de quelques poulets, et, joignant le geste à la parole, ils se sont mis à courir pour essayer d'attraper les volatiles. La sentinelle les a arrêtés aussitôt, et leur a fait signe de se garer, puis elle s'est mise à tirer à la mitraillette dans la volaille, après quoi elle a autorisé nos camarades à ramasser les victimes, ce qu'ils se sont empressés de faire aussitôt. Mais la pétarade avait attiré sur le pas de la porte un officier russe de taille gigantesque du grade de commandant. C'était le chef du détachement qui occupait la ferme, et il se mit à enguirlander copieusement la sentinelle qui tenta évidemment de s'expliquer en montrant l'opération en cours. Le commandant russe reconnut aussitôt qu'il s'agissait d'officiers français et il les invita à pénétrer à sa suite, dans la maison où la table était mise. C'est ainsi que nos trois compères partagèrent le repas des Russes, servis par une accorte polonaise. Le colosse russe était intarissable. C'était un champion d'haltérophilie et il montrait avec fierté ses énormes biceps, il n'en finissait pas de porter des toasts à tout bout de champ, en particulier à la gloire de " de Yole ", et chaque fois il fallait vider son verre de vodka "cul sec" !... Pas étonnant qu'a ce régime les idées de nos amis ne se soient quelque peu troublées ! Heureusement pour eux, le téléphone sonna et le message que prit le commandant devait être assez grave, car il mit fin sur le champ aux agapes. C'est ainsi que nos camarades, bardés de poulets, purent nous rejoindre à temps !...


Le départ a lieu dans une certaine pagaille. Notre popote au grand complet se met en route vers dix-neuf heures.


A peine sommes nous sortis du camp que je m'aperçois que, dans ma précipitation, j'ai oublié de prendre mon plus cher trésor : c'est une boîte en fer, genre boîte à gâteaux, avec un couvercle, qui est ensuite utilisée comme boîte de sucre quand on a mangé tous les gâteaux. C'est là que je renferme, mes plus chers souvenirs, ceux qui me tiennent le plus à cœur : il y a la grenade de mon casque de Saint-Cyrien avec le ruban "Ecole Spéciale Militaire", il y a mes insignes de routier : le flot de rubans d'épaule, jaune couleur de soleil car je dois remplir de soleil les âmes que je rencontre, vert couleur des blés qui mûrissent, car on attend beaucoup de moi, rouge couleur du sang versé car un routier ne doit pas en être économe pour ses frères, et l'insigne qui montre à tous que je suis un "routier parti". Il y a enfin les dernières lettres de mes parents. Cette boîte se trouve au pied de mon lit sous la paillasse. Je décide de faire demi-tour pour aller la récupérer. C'est déjà le crépuscule. Comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, je conserve avec moi tout mon barda. Quand j'arrive au camp il est presque désert. Quelques camarades attardés se dépêchent de terminer leurs préparatifs, il y a aussi des prisonniers russes en quête de quelque rapine. Le camp a déjà subi des dégâts. Je perçois quelques éclatements d'obus qui font voler en éclats les constructions légères qui nous servaient de baraques. J'arrive en hâte à celle que j'occupais et j'y pénètre pour récupérer ma fameuse boîte, lorsqu'un projectile traverse la baraque de part en part vers le milieu, heureusement sans éclater. Je réalise alors que je suis en train de risquer de graves ennuis pour pas grand chose et je renonce à mon expédition hasardeuse. D'ailleurs le fond de la baraque où se trouve mon lit s'est effondré en raison de l'ébranlement causé par l'impact, et il me faudrait du temps pour fouiller à la recherche de ma boîte... Je sors du camp et prends place dans la colonne, mais j'ai perdu le contact avec les autres...


La nuit commence à tomber. Chemin faisant je vois sur le bord du chemin des pains, abandonnés sans doute par des camarades trop chargés. J'en récupère trois ou quatre que j'attache à mon ceinturon avec des ficelles. Je force un peu l'allure pour doubler la colonne et essayer de rattraper mes camarades. Nous rentrons dans un bois. Il y a déjà des éclopés qui s'arrêtent au pied des arbres. C'est là qu'est mort le lieutenant Picard, officier de chars, victime d'une crise cardiaque. Il est assis, adossé à un arbre et soutenu par deux camarades qui demandent s'il n'y a pas un médecin à p r o x i m i t é.  J e  n e  v o i s  d ' ai l leu rs  p a s  c e  q u ' a u r a i t  p u  f a i r e  u n  m é d e c i n e n pa r e i l  cas. Cette image est restée gravée dans ma mémoire. Son visage était très pale, ses yeux révulsés et sa bouche tordue par un rictus douloureux. Je ne me suis pas attardé car je voulais rejoindre les miens.


Au bout d'une heure ou deux je les ai retrouvés qui faisaient la pause, probablement pour m'attendre. Je leur ai raconté mon aventure et c'est la que Magadur m'a dit : "Ecoute Jojo, tu n'en rates pas une, mais cette fois j'espère que tu as compris !". Evidemment il avait raison...


Nous sommes restés à nous reposer quelques instants, heureux d'être à nouveau ensemble. Les combats avaient l'air de persister. Nous voyons des fusées éclairantes soutenues par des parachutes, sans savoir si elles étaient allemandes ou russes. Nous nous sentions à l'abri dans notre bois. Puis nous sommes repartis et avons marché de nuit, traversant des agglomérations détruites où brûlaient encore des incendies. Nous ne savions plus très bien où nous étions, mais nous suivions toujours la colonne.


Après environ trois heures de marche nous sommes arrivés à Gröditz. Il était environ minuit. La place du village était éclairée par les incendies. Dans un grand déploiement de forces un général russe est arrivé au milieu de nous et nous a harangués de façon fort civile sans que nous comprenions un traître mot de son discours. Néanmoins il nous fut résumé sur le champ et il en ressortait que la glorieuse et invincible armée de libération du valeureux peuple russe était heureuse d'avoir pu nous soustraire à l’ignoble tyrannie du monstre nazi, mais qu'elle devait poursuivre sa mission jusqu'à la victoire complète. Autrement dit, le général n'avait pas l'intention de s'occuper de nous pour le moment et nous ne devions pas l'encombrer de notre inutilité !...


Après toutes ces émotions nous ne demandions qu'à dormir et nous avons finalement trouvé refuge dans un bureau où nous avons fini de passer la nuit.


C'était notre première nuit de liberté, du moins théoriquement, car nous n'allions pas tarder à nous apercevoir que nos libérateurs nourrissaient à notre égard des sentiments somme toute assez mitigés !


Pour ma part. Je me souviendrai toute ma vie de cette journée de la Saint Georges, 23 Avril 1945 *.(* et depuis je me suis toujours efforcé de marquer l'anniversaire de ce jour d'une manière ou d'une autre.)





 


  souvenirs du Colonel Louis JOLIVET (1919-1999)

rapportés par sa fille Barbara JOLIVET









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