dimanche 3 novembre 2024

 

Crimes et châtiments: quand Clint Eastwood filme la justice

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Ce n'est plus la justice ou la vérité en tant que telle qui préoccupe Eastwood, mais bien le dilemme moral qui habite son héros tiraillé entre le bien et le mal.
Ce n'est plus la justice ou la vérité en tant que telle qui préoccupe Eastwood, mais bien le dilemme moral qui habite son héros tiraillé entre le bien et le mal. Kevin Scanlon/The New York Times

Avec son dernier film, Juré n° 2, Clint Eastwood renoue avec l'un de ses thèmes de prédilection, la justice, dont il a dénoncé les failles et les carences tout au long de sa carrière.

Cet article est extrait du Figaro Hors-Série «Clint Eastwood, le dernier des Géants».



Clint Eastwood entretiendrait- il quelque ressemblance avec Saint Louis, qui rendait la justice sous un chêne ? Dans son œuvre en tout cas, cette analogie est évidente. Nul n'ignore que le thème de la justice innerve l'ensemble de ses films depuis six décennies. On ne devient pas l'un des plus grands justiciers du 7e art, chez Sergio Leone ou chez Don Siegel, impunément… Eastwood n'a cessé durant toute sa carrière d'explorer et de questionner les failles du système judiciaire américain, et la manière la plus appropriée d'y remédier. 

Sans doute est-ce pour cela que son quarante et unième long-métrage, Juré n° 2 , aborde cette fois frontalement cette obsession qu'il cultive depuis longtemps, au même titre qu'il s'intéresse au western, au polar, aux films de guerre, à la quête de rédemption ou à la violence de nos sociétés. Hollywood bruisse à l'idée que ce film de prétoire soit son testament cinématographique, Eastwood allant fêter ses quatre-vingt-quinze printemps en mai prochain. Allez savoir. Avec ce diable d'homme, rien n'est sûr. 

Il n'empêche, la thématique lui va comme un gant. Pour Eastwood, la justice des hommes est imparfaite, qu'elle soit institutionnelle ou qu'elle concerne l'individu dans toute sa banalité. Ce sont les faiblesses humaines, trop humaines, qui fascinent l'acteur-réalisateur de Gran Torino

Des histoires avec un dilemme moral

L'injustice révolte Eastwood au plus haut point. Après Cry Macho  (2021) où le cinéaste d'Impitoyable revisitait avec un brin de mélancolie sa passion originelle pour le western, Juré n° 2 se penche sur cet autre genre qui lui tient à cœur : le film de procès. Même si désormais, à son âge vénérable, sa parole est rare, le cinéaste a eu récemment l'occasion de s'exprimer sur ce nouveau film, en répondant aux questions du magazine People : « [Juré n° 2] est un film que je voudrais voir et qui, je pense, sera apprécié par de nombreuses personnes. Il examine les zones grises entre le noir et blanc des circonstances quotidiennes et vous laisse finalement décider par vous-même. Ce qui m'intrigue vraiment, c'est quand une histoire met en scène un personnage en proie à un dilemme moral auquel nous pourrions tous être confrontés. » 

L'intrigue de Juré n° 2 met en scène Justin Kemp (Nicholas Hoult, révélé dans Mad Max : Fury Road ou X-Men), jeune homme sur le point de devenir père, qui se voit choisi pour être juré dans un procès pour féminicide. Alors que toutes les preuves accusent le petit ami violent de la victime (Gabriel Basso, le héros de la série The Night Agent), Kemp découvre qu'il pourrait très bien avoir été lui-même accidentellement le responsable de cette mort. Au fil des séances de délibération, qui rappellent par bien des aspects le chef-d'œuvre de Sidney Lumet Douze hommes en colère (1957), Kemp est confronté à un terrible dilemme moral. En tant que juré, il plonge dans un gouffre d'incertitudes, de culpabilité et de paranoïa. 

Ce qui m'intrigue vraiment, c'est quand une histoire met en scène un personnage en proie à un dilemme moral auquel nous pourrions tous être confrontés

Clint Eastwood, réalisateur

Il s'efforce d'obtenir l'acquittement de l'accusé quand lui apparaît soudain que de nouvelles investigations pourraient le mettre lui-même en cause. 
Avec la maîtrise qu'on lui connaît, Eastwood installe une tension psychologique palpable. Sa mise en scène sobre, fluide, limpide, mais redoutablement efficace, souligne subtilement les tourments intérieurs du héros. Le poids de la culpabilité ronge la conscience de ce protagoniste ordinaire qui doit sans cesse donner le change, tandis qu'une tempête fait rage sous son crâne. 

Dans la lignée de Sully (2016) ou du Cas Richard Jewell (2019), Juré n° 2 saisit les tribunaux avec précision et simplicité. Eastwood montre un appareil judiciaire ritualisé, codifié, tatillon et implacable. Du moins en apparence. Car pour le cinéaste, la justice institutionnelle est toujours ambivalente, voire ambiguë, faite d'intérêts secondaires bassement prosaïques, voire égoïstes, qui prévalent souvent sur la poursuite de la vérité pure. 

La justice en cinq déclinaisons

À travers sa filmographie, l'éternel inspecteur Harry a dressé le portrait d'une justice américaine en constante évolution, tiraillée entre le bien et le mal. L'avantage que possède Eastwood sur les autres réalisateurs américains, c'est qu'il a filmé ses intrigues sur plus de cinquante ans. Des débuts de l'Amérique à aujourd'hui, il a pu en saisir l'évolution dans toute son ampleur historique et sociologique.Du western où il suffisait d'arborer une étoile sur la poitrine pour incarner la justice jusqu'à la judiciarisation scrupuleuse des moindres broutilles entre voisins de palier, Eastwood capte les soubresauts d'un pays qui installe progressivement son système judiciaire. 

Dans sa filmographie, la justice est marquée par cinq traits. Tout d'abord, on trouve la justice primitive. C'est celle qui est à l'œuvre notamment dans les films qu'il tourne au début de sa carrière comme Pendez-les haut et court (1968). Il y incarne Jed Cooper, un éleveur irréprochable pris pour un voleur, qui sera lynché par des cow-boys sans scrupules. La justice sauvage que recherchera plus tard ce martyr laissé pour mort se rapproche évidemment de la vengeance. 

Le sentiment d'injustice et le désir de réparation animent également l'homme sans nom de la « trilogie du dollar » de Sergio Leone, L'Inspecteur Harry réalisé par Don Siegel en 1971, ou William Munny, l'irréductible vieux cow-boy aux dents serrées d'Impitoyable (1992). Le justicier eastwoodien gagne dans la vengeance sa rédemption. 

Pendez-les haut et court (1968) Leonard Freeman Production

Corruption

Mais dans le cas de Dirty Harry, ce n'est pas contre une bande de malfaiteurs que s'exerce son désir de justice, mais contre un appareil laxiste, qui en vient même à empêcher qu'on arrête un serial killer. Harry Callahan, flic intransigeant, déplorant que l'institution protège les coupables au détriment des droits des victimes, s'en affranchit. Chez Eastwood, la justice s'incarne dans un individu qui agit parfois envers et contre l'appareil judiciaire officiel, dénoncé comme corrompu. 

Car la corruption est, pour lui, le deuxième caractère de la justice américaine. Cette justice officielle corrompue est au cœur de son film L'Echange, sorti en 2008, où il met cette fois une femme au centre d'un drame judiciaire. Angelina Jolie y incarne Christine Collins, une mère célibataire opératrice téléphonique dans le Los Angeles de 1928. Un jour, elle part travailler et laisse son fils de neuf ans seul à la maison. Mais en rentrant le soir, elle constate que ce dernier a disparu. Elle prévient la police qui se lance à sa recherche. Les mois passent. La police l'appelle un jour : on a retrouvé son fils à quelques heures de voyage de là, il arrive par le train. Sur le quai de la gare, l'héroïne se rend bien vite compte qu'il ne s'agit pas de lui. L'enfant affirme pourtant être le fils disparu. La police n'en démord pas et finit par interner en hôpital psychiatrique cette mère inconsolable, jusqu'au jour où le petit garçon avoue tout… 

Basé sur une histoire vraie, le film est présenté au Festival de Cannes 2008, et reçoit des critiques très positives. Eastwood y dénonce ouvertement la corruption des institutions, en faisant de Christine Collins une femme qui se lève courageusement pour défendre ses droits, tandis que l'appareil judiciaire des années 1920 est plus soucieux de sa réputation que de la vérité. Pour prouver au monde son efficacité, la police de l'époque est prête à produire un faux témoin et à enfermer une mère éplorée, en étouffant ses cris derrière les murs d'un hôpital psychiatrique. La corruption endémique qui sévit alors, juste avant la crise de 1929, n'empêchera pas Christine Collins de sortir de l'asile. Libérée grâce à l'aide d'un pasteur presbytérien incarné par John Malkovich, l'héroïne poursuit l'inspecteur en justice. L'affaire se conclut au tribunal. Elle crée un scandale retentissant et se solde par la démission des policiers du Los Angeles Police Department. Chez Eastwood, la justice finit d'une manière ou d'une autre par triompher malgré tout. Car, pour lui, ce désir s'apparente à un droit inaliénable. 

Erreurs judiciaires 

Le troisième caractère de la justice américaine selon Eastwood, c'est qu'elle est faillible et sommaire. Surtout celle des tribunaux. Il en fait explicitement la preuve dans deux de ses films, Minuit dans le jardin du bien et du mal (1997) et Jugé coupable (1999). Cette fois, au lieu de suivre un justicier qui règle ses comptes en solitaire selon ses propres valeurs et ses propres intérêts, il filme les lieux, s'attarde sobrement sur les assises, le banc des accusés, la mécanique judiciaire. Avec le thriller judiciaire Minuit dans le jardin du bien et du mal, il met en scène le procès. L'intrigue tourne autour de Kevin Spacey, un antiquaire mondain qui organise une réception de Noël haute en couleur dans sa demeure, Mercer House, à Savannah (Géorgie).

Flamboyant homosexuel cultivé et collectionneur, le rusé mais charmant Jim Williams est bientôt accusé d'avoir tué son amant Billy Hanson (Jude Law dans l'un de ses premiers rôles à l'écran). Le journaliste John Kelso (John Cusack) couvre l'affaire. L'inculpé est-il coupable ? Eastwood n'en doute pas. Inspiré d'un fait divers survenu le 2 mai 1981, le film en profite pour sonder les rapports complexes entre la réalité, la vérité et les apparences. Innocenté par les hommes, Jim Williams, rattrapé par une forme de justice immanente et divine, sera terrassé par une crise cardiaque… Eastwood n'apprécie guère les erreurs judiciaires. Et il règle son compte au coupable au-delà du prétoire. 

En 1999, Eastwood se passionne pour le roman True Crime d'Andrew Klavan. Rebaptisé en français Jugé coupable, ce suspense judiciaire sort sur grand écran en mars 1999. À nouveau, l'acteur-réalisateur met en scène un journaliste en quête de vérité qui part en guerre contre une erreur judiciaire qui condamne un innocent à la peine de mort. Ce long-métrage haletant situé à Oakland, ville où a grandi le jeune Eastwood, suit pas à pas le vieux journaliste d'investigation Steve Everett (incarné par Eastwood) à qui l'on confie une enquête « de routine », selon son rédacteur en chef (James Woods), qui lui demande de raconter les dernières vingt-quatre heures de Frank Beechum (Isaiah Washington), un condamné à mort à qui l'on injectera du penthotal dans douze heures. À peine a-t-il rencontré le condamné qu'Everett subodore que quelque chose ne tourne pas rond. L'enquêteur désabusé, mais qui n'a pas perdu son flair, se met rapidement en chasse. Le film se transforme en une captivante course contre la montre. 

Système bureaucratique

Eastwood questionne l'exécution capitale mais également l'erreur judiciaire. Son héros découvre que l'enquête policière a été bâclée. La police s'est trompée sur cette affaire. Elle n'a pas poussé ses investigations assez loin. Tout simplement parce que le présumé coupable était noir, et accablé par les dépositions à charge de vagues témoins. Eastwood filme l'Amérique au ras du bitume, avec ses faux-semblants, et son racisme sous-jacent. Avec Jugé coupable, l'acteur-réalisateur dénonce cette justice sommaire qui dérive vers l'erreur judiciaire, et s'inscrit dans la longue lignée des films à la Frank Capra comme L'Extravagant Mr. Deeds

Le quatrième caractère de la justice selon Eastwood est qu'elle est particulièrement procédurière. On s'en rend compte notamment dans Sully  (2016). Clint Eastwood choisit Tom Hanks pour incarner Chesley « Sully » Sullenberger, un pilote de ligne devenu héroïque auprès du grand public pour avoir fait amerrir en catastrophe le vol 1549 de l'US Airways sur le fleuve Hudson après une collision avec une nuée d'oiseaux qui avait entraîné la perte des deux moteurs de l'A320. Sully sauve les cent cinquante-cinq passagers. Aucun mort n'est à déplorer. 

S'ensuit pourtant une enquête administrative menée à charge contre le pilote, laissant entendre que Sully a pu commettre des erreurs. Le procès s'annonce implacable. Face à une commission d'enquête et un système bureaucratique qui s'efforcent de disqualifier le geste du valeureux commandant de bord, le tout commandité par les assurances de la compagnie aérienne qui veulent éviter de payer les dégâts causés à l'avion, Sully est tenu d'expliquer l'inexplicable. Eastwood s'inspire d'un fait divers qui s'est déroulé en 2009. Le long-métrage montre un homme assuré soudain mis à l'épreuve, et qui doute. Eastwood est révolté par ces jeux de pouvoir qui enferment l'élan d'un homme héroïque dans le carcan sans âme d'expertises chiffrées et de reproches indus. 

Emballement médiatique trompeur

Son courroux débouche logiquement sur la cinquième particularité qui caractérise la justice selon Eastwood : l'institution judiciaire est souvent chez lui partiale et abusive. Le film qui le démontre le mieux est Le Cas Richard Jewell sorti en 2019. Clint Eastwood signe ici un vibrant plaidoyer contre l'iniquité. Cette étude de caractère doublée d'une parabole sur l'homme juste victime de persécution raconte à nouveau l'action intrépide d'un homme ordinaire qui n'a pas du tout l'étoffe d'un héros. 

Discret agent de sécurité, Richard Jewell (Paul Walter Hauser) est un type esseulé qui vit encore chez sa mère (Kathy Bates). Alors que cet homme au physique ingrat et poupin surveille les abords du parc du Centenaire durant les JO d'Atlanta de 1996, il donne l'alerte après avoir aperçu un sac à dos kaki qui lui semble suspect. Du jour au lendemain, Richard Jewell devient un héros national. Mais de manière incompréhensible, Jewell est bientôt désigné comme le suspect n° 1 par le FBI, devenant le symbole d'une chasse aux sorcières irraisonnée. Au cœur de cette fable aux accents mélancoliques, Eastwood montre sa déception face à une Amérique qui bombe le torse en s'enorgueillissant de posséder un système judiciaire fondé sur des principes constitutionnels, mais qui se laisse dépasser sans crier gare par un emballement médiatique aussi vicieux que trompeur. 

Entre le bien et le mal

À l'inverse de ses précédents films, le réalisateur utilise cette fois le journalisme pour lancer la machine à lynchage médiatique contre le protagoniste. La journaliste Kathy Scruggs de l'Atlanta Journal-Constitution (incarnée par Olivia Wilde) joue ce rôle ingrat en accréditant sans vérifier l'idée que Richard Jewell est le suspect n° 1 alors qu'il n'a été ni arrêté ni mis en examen. Une fois de plus, c'est l'injustice flagrante qui enflamme Eastwood. Jewell ne sera définitivement acquitté que quatre-vingt-huit jours après le début de son accusation publique. Menacés ou poursuivis par son équipe d'avocats, une large majorité des médias trouveront finalement un accord financier avec l'agent de sécurité incriminé à tort. 

On l'aura compris, la justice selon Clint Eastwood ne ressort pas grandie de tous ses films. Pourtant, au fil des décennies, le cinéaste a évolué. Le justicier eastwoodien des années 1960, libertarien qui palliait les manques de la justice en agissant selon ses propres règles, a fait progressivement place à un héros ordinaire qui tente de s'accommoder de la justice de son pays. Avec Juré n° 2 , Eastwood tente une nouvelle combinaison : mettre le coupable au sein même des jurés qui doivent décider d'acquitter ou de condamner un prévenu sur le banc des accusés. Ce n'est plus la justice ou la vérité en tant que telle qui préoccupe Eastwood, mais bien le dilemme moral qui habite son héros tiraillé entre le bien et le mal. L'homme sans nom a troqué son six-coups contre une conscience entachée de culpabilité. En cela, le héros eastwoodien épouse finalement les tourments intérieurs du Raskolnikov de Crime et châtiment de Dostoïevski… Pas sûr qu'il s'en remette.

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