Enfants

Pourquoi l’Égypte antique fascine-t-elle tant les enfants ?

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Isabelle Alvaresse

Publié le 14/09/22

À l’exposition « Toutankhamon, le trésor du pharaon » de la Grande halle de la Villette, à Paris, en 2019.

À l’exposition « Toutankhamon, le trésor du pharaon » de la Grande halle de la Villette, à Paris, en 2019.

Photo Nicolas Guyonnet / Hans Lucas

Alors que l’on célèbre ce 14 septembre le bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes, l’Égypte ancienne continue de captiver. Retour sur une passion qui naît souvent dès l’enfance, avec l’égyptologue Guillemette Andreu-Lanoë.

2022, année égyptologique : nous fêtons ce 14 septembre le bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion, et, le 26 novembre prochain, le centenaire de la découverte du tombeau de Toutankhamon par Howard Carter. Deux découvertes majeures, sur une civilisation qui n’a pas encore livré tous ses secrets, et qui continue de fasciner, souvent dès l’enfance. Rencontre avec Guillemette Andreu-Lanoë, égyptologue et ancienne directrice du département des antiquités égyptiennes du Louvre.

Ces derniers mois ont donné lieu à plusieurs expositions sur l’Égypte antique, dont certaines liées à l’anniversaire du déchiffrement des hiéroglyphes. On a vu que les enfants manifestaient toujours un grand intérêt pour le sujet. Est-ce aussi ce que vous avez constaté durant votre carrière ?
Oui, et c’est même frappant lorsqu’on travaille dans un musée qui comporte un département d’antiquités égyptiennes, comme le Louvre. Les groupes scolaires et les enfants sont toujours très nombreux dans les salles égyptiennes, et les questions qu’ils posent sont séduisantes parce qu’on sent qu’ils ont un contact spontané avec la civilisation égyptienne. C’est-à-dire que nous, adultes, on est quand même un peu étonné de voir une déesse avec une tête de serpent et un corps de femme, ou une déesse avec une tête d’hippopotame et une grosse poitrine qui pend. Tout cela est assez perturbant, mais pas pour les enfants. C’est extraordinaire de voir à quel point ils sont en phase avec ce monde polymorphe et hybride. Je pense que les enfants trouvent dans la production de la civilisation égyptienne, iconographique en particulier, de quoi rêver et s’approprier des images qui leur conviennent, et qui les poursuivent à l’âge adulte. L’égyptophilie naît très souvent dans l’enfance.


Par quoi est alimentée cette égyptophilie ?
Par les expositions, et les découvertes fréquentes et spectaculaires qui ont lieu en Égypte. Car l’archéologie y est extrêmement active, d’autant plus que l’on considère qu’à peine 50 % des tombes ou des sites civils ont été découverts. Il y a donc encore énormément de travail à faire. Des découvertes passionnantes sont faites chaque année, soit par des missions étrangères associées à des collègues égyptiens, soit par des Égyptiens du ministère du Tourisme et des Antiquités qui savent très bien communiquer sur le sujet. Cette année, les gens ont encore été stupéfaits par les dizaines de sarcophages intacts découverts dans la nécropole de Saqqarah…

Ces découvertes sont majoritairement liées aux rites funéraires ?
Ce qu’on connaît le mieux de l’Égypte antique, conservé par le climat et les siècles, c’est tout ce qui est relatif au monde religieux, que ce soient des temples ou des nécropoles. Heureusement, quelques sites font exception, comme celui sur lequel j’ai beaucoup travaillé, Deir el-Médina : il a abrité la communauté des artisans et des ouvriers des artistes, dont la mission était de creuser et décorer les tombes de la vallée des Rois et de la vallée des Reines. Et comme c’est un site civil, on a trouvé énormément de papyrus, de petits tessons et de fragments de calcaire sur lesquels les scribes ont jeté des notes quotidiennes, y compris des journaux de bord. Et même une liste d’appel des ouvriers avec les raisons de leur absence ! Ce site est pour le moment unique pour notre connaissance de l’Égypte ancienne, car on y a trouvé des indications, et même des peintures, profanes. Alors qu’on ne connaissait que des tombes montrant le défunt ou le pharaon en train de faire des offrandes au dieu des morts, on a vu tout d’un coup des dessins caricaturaux. Et on se rend compte que les Égyptiens savaient se moquer des dieux !

“Ça ne choque pas les enfants de regarder un personnage dont on voit le nez de profil, l’œil et les épaules de face, et le bassin et les jambes en mouvement de profil.”

Vous dites que ces créatures hybrides, mi-hommes, mi-animaux, sont très parlantes et évidentes pour les enfants. Y a-t-il, selon vous, d’autres facteurs qui leur rendent cette civilisation attrayante ?
La polychromie, également : il suffit d’acheter un cahier de coloriage et on peut recopier une peinture d’une tombe égyptienne, avec du rouge, du vert, du bleu, du jaune, de l’ocre… Par rapport à ce qu’on sait de l’art grec, connu surtout par sa sculpture en marbre blanc, là on a énormément de documents et de peintures bien conservés et polychromes.

Un détail de la fresque qui orne de le tombeau de la reine égyptienne Nefertari, à Louxor.

Un détail de la fresque qui orne de le tombeau de la reine égyptienne Nefertari, à Louxor.

Photo NPL/opale.photo

Comment cette polychromie a-t-elle été conservée ?
Essentiellement dans les tombes, par l’absence de choc thermique. Ce qui a beaucoup protégé ces peintures, c’est la sécheresse du climat, mais aussi le fait que jusqu’à la fin du XVIIIᵉ siècle et l’expédition de Bonaparte, on ne s’est pas beaucoup intéressé à l’Antiquité égyptienne. Les Égyptiens n’entraient pas dans ces tombes, et il n’y avait pas encore de monnayage possible de ces antiquités.

Ce style très particulier, très graphique, a-t-il un équivalent dans d’autres civilisations ?Je ne suis qu’égyptologue, donc j’ai peur de vous dire des bêtises sur d’autres civilisations. Ce qui est évident, c’est que, par exemple, ça ne choque pas les enfants de regarder un personnage dont on voit le nez de profil, l’œil et les épaules de face, et le bassin et les jambes en mouvement de profil… Ils ne se posent pas la question, ça va de soi. Alors que nous, on s’est donné tellement de mal pour essayer de trouver un code derrière tout ça.

“Champollion, très jeune, a appris l’hébreu, le chaldéen, le grec , le latin, l’arabe, et le copte. C’est quand même extraordinaire...”

Si on devait dater cet intérêt des enfants pour l’Égypte (c’est d’ailleurs dans l’enfance aussi que Champollion s’est passionné pour les hiéroglyphes), ce serait les premières expéditions ?
Oui, si l’on prend l’exemple de Champollion, ce qui l’a évidemment attiré vers l’Égypte, c’est la fréquentation du préfet de Grenoble, Joseph Fourier : celui-ci avait participé à la commission d’Égypte de Bonaparte et faisait partie des personnages importants qui devaient réunir les vingt-trois volumes faisant la Description de l’Égypte. À partir du moment où Champollion, enfant, voit des antiquités égyptiennes et des planches qui vont constituer la Description de l’Égypte, il a un coup de foudre. Et comme c’était un enfant tout à fait unique intellectuellement, il s’est dit, à 12 ans : « J’arriverai à déchiffrer les hiéroglyphes. » Et il y est arrivé.

Quel a été le rôle de son frère dans cette découverte ?
Jacques-Joseph avait douze ans de plus, et a bien perçu le quotient intellectuel assez stupéfiant du petit frère. Ensemble, ils formaient un tandem : le déchiffrement des hiéroglyphes est un déchiffrement à deux têtes. L’aîné était plutôt helléniste, mais c’était sûrement un grand intellectuel qui connaissait bien le grec, le latin, etc. Et il a permis à son petit frère d’apprendre tout ce qu’il avait envie d’apprendre, y compris le chinois. C’est quand même extraordinaire ce que Champollion, très jeune, a appris comme langues anciennes, l’hébreu, le chaldéen, le grec évidemment, le latin, l’arabe – même si ce n’est pas une langue ancienne, il pensait qu’il y avait peut-être des liens. Et puis le copte.

Tout cela dans le but de déchiffrer les hiéroglyphes ?
C’était une idée fixe. Mais ce qui était extraordinaire chez Champollion, c’est que même s’il n’était pas très sûr de ce qu’il racontait, il avançait, ça ne le bloquait pas. Il avait une espèce d’intuition que c’était peut-être ça, qu’il ne pouvait pas vraiment le prouver, mais que quand même il allait voir si ça marchait un peu plus loin. Et en général, il se trompait très peu. Il avait comme une connaissance intime, instinctive de cette écriture. Il ne s’en serait pas sorti s’il n’avait pas osé. Dans la vie, il faut de l’audace, et dans la recherche en particulier.

Le soutien de son frère a beaucoup compté dans cette audace ?
L’aîné aussi était souvent convaincu que son petit frère avait raison. Et quand il sentait qu’il se trompait, par exemple quand il s’est mis à faire du chinois, il lui a dit de laisser tomber et d’apprendre le copte par cœur. C’est en partie grâce à cela que Champollion a fini par parvenir à déchiffrer les hiéroglyphes, car il a compris que le copte était le dernier état de l’égyptien… La légende dit qu’après avoir compris le système hiéroglyphique, il a couru chez son frère et est tombé dans un coma de trois jours. On peut tout à fait le croire : il avait 32 ans, et ça faisait une vingtaine d’années qu’il travaillait là-dessus.

Et vous-même, pour finir, avez aussi eu cette passion depuis l’enfance ?
Non, pas du tout ! Mon père, journaliste, a été en poste à Beyrouth quand j’étais adolescente et à l’époque, à la fin des années 1960, début des années 1970, on se baladait tout le temps. J’ai donc découvert l’archéologie proche-orientale, tout ce qui était Mésopotamie, Empire romain en Phénicie, en Turquie, en Irak. Et puis je suis rentrée à Paris pour mes études supérieures. Et disons que… j’étais très flemmarde : j’habitais rue de la Montagne-Sainte-Geneviève et je voulais faire mes études à la Sorbonne parce que c’était le plus près ! Je me suis donc inscrite non pas en archéologie orientale à Nanterre, mais à la Sorbonne, où il y avait de l’égyptologie. Je me suis tout de suite enthousiasmée pour ce que j’apprenais, en particulier l’écriture, que j’adorais, compliquée et tellement belle à la fois. Puis j’ai assez tôt accepté un poste pour créer un centre de documentation franco-égyptien à Karnak. Et j’ai été complètement happée par l’Égypte.


À voir
« Champollion - La voie des hiéroglyphes », du 28 septembre 2022 au 16 janvier 2023, Louvre-Lens (62).
« Pharaons superstars » , Mucem, Marseille (13). Jusqu’au 17 octobre 2022.
« L’horizon de Khéops. Un voyage en Égypte ancienne »IMA, Paris (75). Jusqu’au 2 octobre 2022.
« Momies. Les chemins de l’éternité », Hôtel départemental des expositions du Var, Draguignan (83). Jusqu’au 25 septembre 2022.
À lire 
Guide de Deir el-Médina, de Guillemette Andreu-Lanoë et Dominique Valbelle, éd. Les guides de l’Ifao, 182 p., 19 €.