Grand récit
Peut-on critiquer Annie Ernaux ? Enquête sur une icône intouchable
Ses prises de position publiques ont fait du Nobel un symbole politique pour la gauche. Au risque d'en faire oublier l'écrivaine.
À quoi songera-t-elle le samedi 10 décembre au moment de recevoir de la main du roi de Suède la plus prestigieuse récompense de la littérature, le prix Nobel ?
À ses parents, à leur café-épicerie d'Yvetot en Seine-Maritime, à ses origines modestes qu'elle ne cesse d'interroger dans son oeuvre ? Au chemin parcouru depuis lors ? Pour son millésime 2022, parmi les 329 noms qui lui ont été proposés, l'Académie suédoise a retenu celui d'Annie Ernaux pour "le courage et l'acuité clinique avec lesquels elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle". Un choix éminemment politique, donc. En réponse, l'auteure a promis qu'étant "écrivaine et engagée, [son discours de récipiendaire] sera littéraire et politique".
On devine les critiques que son intervention ne manquera pas de provoquer. Déjà, l'annonce du prix en a suscité, pas toujours argumentées. "Son oeuvre est nulle. Qu'importe, le public l'adore", notait Le Figaro Magazine du 14 octobre. "Le Nobel à Ernaux : la star des rectorats l'emporte sur celle des librairies, Houellebecq", pouvait-on lire sur le site de la droite identitaire Boulevard Voltaire. Ces saillies n'ont trouvé que peu d'écho : plus que jamais, depuis cette nouvelle récompense, Annie Ernaux est devenue une icône intouchable. Elle réfute le terme, ne veut parler que de ses livres et de ses engagements, prétend ne donner de leçon à personne. Mais les Français se sont empressés d'acquérir ses textes les plus connus, comme La Place, Les Années, L'Evénement ou Mémoire de fille, obligeant Gallimard à en réimprimer quelque 900 000 exemplaires pour répondre à la demande.
"Madame, vous êtes un modèle pour nous toutes"
Lundi 21 novembre, au cinéma le Louxor à Paris. 700 personnes sont venues assister à l'avant-première du film Les Années super 8 d'Annie Ernaux et son fils David. Sur les images tournées dans les années 1970 et au début des années 1980 par celui qui est alors son mari, l'écrivaine lit un texte donnant un sens politique aux Noëls en famille, aux séjours au ski après l'acquisition d'un studio cabine dans une station nouvellement sortie de terre, aux vacances au Chili, à Moscou, en Albanie. Elle y dit son embourgeoisement, évoque les blouses à fleurs de sa mère, avec leurs "deux poches pour y glisser un mouchoir", le couple qui se délite.
A l'issue de la projection, Annie Ernaux apparaît. Elle marche lentement, a parfois du mal à entendre dans cette salle où l'acoustique prévue pour le cinéma assourdit les voix, mais, à 82 ans, elle ne lâche rien. A une dame qui lui demande si le film est un moyen de rendre hommage à ses enfants, souvent absents de ses livres, elle rétorque : "Je me demande si vous me posez cette question parce que je suis une femme." Elle s'excuse de sa vivacité, mais recommence lorsqu'on l'interroge sur le choix, en voix off dans le film, de désigner son mari par son nom complet "Philippe Ernaux", plutôt que par un simple "Philippe" ou "mon mari" : "Je ne comprends pas pourquoi vous et d'autres personnes me font cette remarque." Léger flottement. La salle passe à autre chose. Aux remerciements, aux applaudissements, aux "madame, vous êtes un modèle pour nous toutes".
L'admiration est, ce soir-là, féminine. Elle trouverait aisément sa déclinaison masculine. La ferveur que suscite Annie Ernaux balaie large. Elle fut d'abord et avant tout porteuse d'un message social, le symbole des transfuges de classe, ces enfants d'ouvriers qui, par l'école, sont sortis de leur milieu d'origine et en ont intégré un autre sans jamais s'y sentir à leur place. Ce parcours et la honte qui l'accompagne, elle les décrit dans La Place, prix Renaudot 1984, avec un sens du détail que seuls ceux qui n'ont pas connu l'ascenseur social jugent misérabiliste, et dans lequel les autres trouvent un écho singulier de leur passé. Les toilettes que l'on n'a pas dans la maison, l'accent dans la bouche des parents dont on ne mesure la disgrâce que lorsqu'il se heurte à un autre monde, le "seul lit à deux places, celui où mon père était mort", où l'on dort à la veille de l'inhumation parce qu'il n'y en a pas d'autre.
Des écrivains à succès comme Nicolas Mathieu, Edouard Louis ou Maria Pourchet ont revendiqué cette filiation-là, très bourdieusienne. Sarah Legrain, désormais députée de La France insoumise, mais professeur de français en Seine-Saint-Denis jusqu'en 2022 comme Annie Ernaux, faisait lire La Place à ses élèves de seconde : "Ça se passe à Yvetot, en Normandie, et pourtant cela fait écho à ce que vivaient mes élèves d'Aulnay-sous-Bois. C'est en cela qu'elle est d'une grande modernité."
Il arrive que les supporters ne soient pas là où on les attend. Ainsi, Sébastien Le Fol, ancien directeur de la rédaction du Point, peu suspect de mélenchonisme aigu, écrivait en octobre sous le titre "Ne disqualifions pas Annie Ernaux" un texte se terminant par "ceux qui ne partagent pas ses idées politiques feraient fausse route en la disqualifiant pour des raisons extralittéraires". Sans doute n'est-ce pas totalement un hasard si le journaliste est l'auteur d'un récent livre intitulé "Reste à ta place... !" chez Albin Michel sur le mépris subi dans la société française par ceux qui n'ont pas les bons codes. "Annie Ernaux est parfois bien reçue par les critiques littéraires de la presse de droite car ce qui différencie les réceptions, ce n'est pas l'appartenance politique mais le fait d'être un transclasse soi-même et d'avoir vécu cette trajectoire de la même manière que l'écrivaine", décrypte Isabelle Charpentier, professeur de sociologie à l'université de Picardie Jules-Verne."On peut écrire merveilleusement bien et dire des choses débiles"
Pourtant, même parmi ses admirateurs, la gêne se fait parfois palpable. Dans le monde littéraire, l'affaire Richard Millet a laissé des traces. En 2012, l'éditeur et auteur publie chez Gallimard un Eloge littéraire d'Anders Breivik. Annie Ernaux prend la tête d'une pétition intitulée "Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature", et obtient de Gallimard, son éditeur, le départ de Millet. "Pour moi, c'était scandaleux. Un éditeur n'a pas à céder aux injonctions d'un auteur. Lorsque Claudel avait demandé la tête de Gide en raison de son orientation sexuelle, Gallimard avait refusé", rappelle un auteur maison.
L'embarras est plus grand encore lorsqu'il s'agit de sujets qui déchirent la gauche. Ainsi de son soutien à Houria Bouteldja, des Indigènes de la République. En 2017, elle la défend dans un texte publié dans Le Monde. En octobre dernier, quelques jours après l'obtention du Nobel, Houria Bouteldja salue la nouvelle sur Twitter d'un "Super !" montrant que le fil n'est pas rompu. "C'est une erreur. Annie Ernaux incarne cette difficulté qu'a la gauche de prendre conscience de l'antisémitisme, et sa tendance à hiérarchiser les luttes en mettant celle contre l'islamophobie avant celle contre l'antisémitisme", relate une Insoumise qui préfère rester anonyme. "On peut écrire merveilleusement bien et dire des choses débiles", lâche l'un d'eux, avant d'ajouter : "Mais ça, vous ne l'écrivez pas, hein ?" Une prudence répandue, tant personne ne veut risquer de cautionner l'extrême droite, qui utilise les positions propalestiniennes de l'écrivaine pour l'accuser d'antisémitisme, ni fragiliser le travail littéraire de l'auteure. Conséquence, quand d'autres ne se remettraient pas de ces polémiques, le crédit d'Annie Ernaux, lui, reste intact.
Chez les militantes féministes, son aura est plus grande que jamais. Certes, avec les universalistes comme Elisabeth Badinter ou celles qui ont défendu la "liberté d'importuner" au début de #MeToo, le désaccord est profond. Mais pour les autres, pour toutes les autres, elle figure désormais au panthéon des féministes vivantes, à côté de Virginie Despentes. "On avait notre maman, maintenant on a notre grand-mère", résume joliment Géraldine Baylet, militante à Périgueux. "Depuis l'obtention du Nobel, on voit des jeunes femmes, celles qui lisent Titiou Lecoq et Mona Chollet, acheter un livre d'Annie Ernaux comme un acte de militantisme", a remarqué Betty Duval-Hubert, copropriétaire de la librairie la Buissonnière à Yvetot. Elles s'essaient à La Femme gelée, qui raconte le quotidien d'une femme enfermée dans la maternité. Sans toujours aller plus loin. "C'est un peu comme choisir entre un blockbuster et un Jacques Tati au cinéma, on va plutôt voir le premier, même si on sait que le second est une référence", admet une (non-)lectrice pourtant "ernauxmane".
Les féministes intersectionnelles, celles qui travaillent sur la question des violences sexuelles ou qui réfléchissent à la "charge mentale", le Planning familial..., toutes se réclament de l'écrivaine. "Le féminisme est marqué par des clivages très forts, notamment générationnels. Annie Ernaux y échappe. Est-ce parce qu'elle n'a jamais été militante ? C'est comme une surface de projection", remarque Emmanuelle Josse, l'une des quatre cofondatrices de la revue La Déferlante, qui proposait dans son premier numéro un entretien croisé entre Annie Ernaux et Céline Sciamma. La parution de Mémoire de fille (récit d'un rapport non consenti) en 2016, quelques mois à peine avant #MeToo, l'a propulsée écrivain visionnaire. Idem pour L'Evénement, passé relativement inaperçu au moment de sa sortie en 2000, relancé après le revirement de la Cour suprême des Etats-Unis.
Alice Coffin, l'élue verte à la mairie de Paris, proche de Sandrine Rousseau, revendique un double attachement : sentimental, lorsqu'elle a découvert le bouillonnement amoureux avec Passion simple, et politique - "ça me touche de la trouver au fil des années au rendez-vous alors que l'on n'a souvent pas grand monde à nos côtés". Elle n'en veut pas à l'auteure d'avoir soutenu Christophe Girard, adjoint à la mairie de Paris, dont elle-même a (avec d'autres) réclamé la démission pour sa proximité supposée avec Gabriel Matzneff. De même que d'autres, les militants LGBT par exemple, ne reprochent pas à Annie Ernaux de ne mettre en scène que des couples hétérosexuels ou de ne jamais interroger l'identité de genre. L'essentiel est qu'elle soit là, fidèle.
On lui pardonne d'autant plus volontiers qu'en dépit de sa notoriété la dame a la délicatesse de ne pas se comporter en star. On connaît son attachement à Cergy-Pontoise, qu'elle met volontiers en scène, au point d'agacer ceux qui ne voient dans cette revendication banlieusarde que posture - un critique ne l'a-t-il pas surnommée la "madone du RER" ? Elle a pourtant des gestes qui témoignent de sa sollicitude. L'écrivain Nicolas Mathieu en a fait l'expérience il y a quelques années. Au moment où il publie son premier roman, Aux animaux la guerre, il se rend à Nancy avec l'objectif de se faire dédicacer Les Années par Annie Ernaux. Il lui laisse un exemplaire de son propre livre. Quelques semaines plus tard lui parvient une carte postale de l'écrivaine disant le plus grand bien de son texte. Il ne lui a pas laissé son adresse, elle a dû la chercher. Il s'en étonne encore : "Pour un jeune écrivain, être publié, c'est déjà une étape énorme. Alors, quand Annie Ernaux vous dit qu'elle aime..." Alice Coffin a éprouvé un sentiment similaire lorsque l'auteure a décliné une invitation à l'un de ses événements pour raison d'agenda, mais lui a glissé "bravo pour tout ce que vous faites".
Mais c'est sur le terrain politique qu'elle séduit - et agace - le plus. Depuis 2012, Annie Ernaux a voté pour Jean-Luc Mélenchon chaque fois qu'elle l'a pu. Il lui est arrivé de l'égratigner - elle l'avait trouvé un peu ridicule lors de la perquisition à son domicile, lorsqu'il s'était "drapé dans le corps de la République" - mais ne lui a jamais retiré son soutien. A l'automne 2021, LFI décide de créer un "parlement de l'Union populaire", regroupant des artistes proches des mélenchonistes, dans la perspective de l'élection présidentielle. Sarah Legrain est chargée de contacter Annie Ernaux. Ce sera facile, l'auteure dit oui très vite, elle s'inquiète seulement de ne pas être très utile. On la rassure, l'avoir sur l'affiche est déjà énorme.
A l'égard du président sortant, elle ne mâche pas ses mots, qu'il s'agisse du mouvement des gilets jaunes ("une insurrection contre un pouvoir qui méprise, un gouvernement qui ignore la vie des gens"), du confinement (elle dénoncera à cette occasion la destruction des services publics depuis 2017), ou du "mépris" et de "l'arrogance" dont fait preuve à ses yeux Emmanuel Macron, qu'elle rend responsable de la progression de Marine Le Pen. Du côté des Insoumis et de la gauche anti-Macron, on se réjouit de cette si célèbre alliée. Le tweet pour le moins grandiloquent de Jean-Luc Mélenchon le jour du Nobel en témoigne : "On en pleure de bonheur. Les lettres francophones parlent au monde une langue délicate qui n'est pas celle de l'argent." Le 16 octobre, sa fierté à manifester "contre la vie chère" bras dessus, bras dessous avec la récente nobélisée et égérie féministe est évidente, au moment où, en outre, il s'empêtre dans l'affaire Adrien Quatennens.
A gauche, Annie Ernaux est la version illustre de ces simples citoyens désabusés qui rêvent de rassemblement à défaut de Grand Soir. Comme eux, celle qui fut gaulliste dans les années 1950, puis soutien de François Mitterrand dans les années 1970 et 1980, aspire à une union que les socialistes ne sont plus capables de construire, que les communistes n'incarnent pas à ses yeux - tout particulièrement Fabien Roussel, dont elle a dit qu'il "était communiste comme [elle] religieuse". Quant à l'écologiste Yannick Jadot, elle ne lui a pas pardonné d'avoir participé à la manifestation de policiers devant l'Assemblée nationale en mai 2021. "Elle se rabat sur Mélenchon par antilibéralisme, note Alexandre Gefen, chercheur au CNRS et coauteur de La Littérature. Une infographie (CNRS éditions). Elle essaie de penser parallèlement à Houellebecq. Ce dernier choisit de quitter dans la mélancolie une politique dont il estime qu'elle a échoué. Annie Ernaux garde, elle, son objectif d'identification des discours qui permettent de se ressaisir et des analyses qui peuvent produire du collectif."
Et tant pis si ses emballements et ses propos publics souvent simplistes l'exposent à la critique. L'essentiel est d'établir un rapport de force. Annie Ernaux cogne sur tous ceux qu'elle considère comme ses ennemis, et elle aime ça. Elle signe des pétitions à tour de bras. On l'a récemment vue défendre le Lavoir moderne parisien, salle de spectacle menacée, ou réclamer la libération de l'Egypto-Britannique Alaa Abd el-Fattah, en grève de la faim. Ces dernières années, elle a posé son nom sur des textes regrettant la violence policière à l'égard des lycéens, soutenant les militants de la vallée de la Roya ou s'opposant à la privatisation d'Aéroports de Paris. Longtemps, elle n'a été qu'une parmi les autres. Désormais, elle fait partie des trois noms qu'on met en avant. Même ses partisans en sourient, admettant mezza voce que, définitivement, elle signe trop de pétitions. Sans la juger. "Elle perçoit la défense de ce qu'on lui soumet sans voir nécessairement le revers de la médaille. Avant d'être élaborée de manière intellectuelle, sa réaction est d'abord émotive", souligne Dominique Viart, professeur de littérature française à Nanterre.
"Venger sa race" : trop répété, le mot prend des airs d'emballements outranciers
Peut-on critiquer Annie Ernaux ? A quelques jours de la remise du prix Nobel, l'exercice paraît de plus en plus délicat. Longtemps, certains ont parlé de ses livres avec un manque de nuance qui les a discrédités. Frédéric Beigbeder l'a éreintée d'un "c'est l'histoire d'un écrivain qui s'est installé au sommet de la société en passant sa vie à ressasser son injustice sociale", un Jean-François Josselin du Nouvel Observateur l'a désignée d'un élégant "Mme Ovary" à propos de Passion simple. La riposte ne s'est pas fait attendre. Ces détracteurs ne sont-ils pas condescendants parce qu'elle les bouscule en utilisant une écriture volontairement plate en phase avec le monde qu'elle décrit, ou en s'invitant dans des univers auxquels la littérature ne s'intéressait pas jusque-là ? "Elle aborde des thèmes inhabituels, comme le supermarché ou les SDF, difficiles à critiquer. Du coup, on en revient à une critique personnelle, politique, ou on lui reproche d'écrire des histoires de 'bonne femme', comme avec Passion simple", reprend Isabelle Charpentier. "Avec Regarde les lumières mon amour, on peut se dire 'super, un livre sur les supermarchés'. Or, il y a des références à Zola, à l'exploitation, elle repousse les frontières de la littérature. La critique est caricature quand elle ne la lit pas", renchérit Pierre-Louis Fort, professeur à CY Cergy Paris université.
C'est oublier qu'à force de prendre la parole trop fréquemment et sur de très nombreux sujets Annie Ernaux a elle-même contribué à entretenir la confusion entre son projet littéraire et son engagement politique. Défendre ou pourfendre les livres d'Annie Ernaux vous classe désormais dans un camp politique ou dans l'autre. Son désir de "venger sa race" par ses écrits - c'est-à-dire faire entrer son univers populaire dans la littérature - est devenu un leitmotiv militant aux airs d'emballements outranciers de jeunesse. La portée de son oeuvre écrite en est forcément réduite. Le prix à payer, sans doute, lorsque l'écrivain se fait icône.
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3 dates
1940 : Naissance en Normandie
1984 : Prix Renaudot pour La Place
2008 : Parution de Les Années, son grand succès public
3 chiffres
500 000 exemplaires en Folio poche pour La Place
82 000 pour L'Evénement
206 000 en grand format pour Les Années (290 000 en Folio)