Amiens, hiver 354.

Un soldat s’apprête à passer la porte fortifiée de la ville. Un mendiant est là qui grelotte. Martin, le militaire, est choqué par cette misère. Ce catéchumène ardent, désireux de connaître la nouvelle religion venue d’Orient qui se diffuse en Europe sous la protection bienveillante de l’empereur, veut suivre au plus près les préceptes du Christ.Il distribue régulièrement l’argent de sa solde, traite son esclave en égal…

Ce jour-là, d’un coup d’épée, il déchire sa chlamyde, un court manteau drapé, et en donne la moitié au pauvre. Le geste ne provoque, dans l’immédiat, que la honte de quelques passants qui n’ont rien donné.

Martin, lui, voit, la nuit suivante, le Christ lui apparaître, drapé de cette moitié de manteau. Cette vision l’incite à demander, sur-le-champ, le baptême.

Cet épisode du « partage du manteau », moins extraordinaire que bien des miracles accomplis ensuite, « tient en quelques lignes dans sa biographie mais demeure, encore aujourd’hui, le geste le plus significatif et le plus connu de la vie de cet homme hors du commun que devait être Martin », explique Bruno Judic, professeur d’histoire du Moyen Âge à l’université de Tours et président du Centre culturel européen Saint-Martin-de-Tours.

Sans cesse, les artistes de toutes époques représenteront la scène. Car Martin, au contraire de bien des saints de l’aube du christianisme, est un personnage historique. « Grâce aux écrits d’un fin lettré bordelais nommé Sulpice Sévère, devenu son disciple à la fin du IVe siècle, nous pouvons saisir ses principaux faits et gestes », précise l’historien.

Cavalier dans la garde impériale

L’homme est né dans une famille païenne, à Sabaria dans la province de Pannonie (aujourd’hui Szombathely en Hongrie), sans doute en 316, à moins que ce ne soit en 336. « Sulpice Sévère n’est pas clair car il est gêné que son héros, tout chrétien qu’il était, ait porté les armes durant plus de vingt ans, note Bruno Judic. Alors dans sa Vie de saint Martin, il réduit ce temps à deux ans…

Mais l’évêque Grégoire de Tours (538-594), l’un des successeurs de Martin, confirme, lui, la date de 316, sans y voir de problème. » Comme le voulait l’usage, Martin a endossé le métier de son père et est devenu cavalier dans la garde impériale, ce qui l’a amené en Gaule.Quelque temps après l’épisode d’Amiens toutefois, Martin préfère quitter l’armée plutôt que de combattre les Barbares à Worms, sur la rive gauche du Rhin. Il se rend auprès de l’évêque de Poitiers, le réputé Hilaire qui l’accueille avec joie.

Depuis le règne de l’empereur Constantin (306-337), les chrétiens peuvent pratiquer librement leur culte, mais seule une trentaine d’évêchés existent en Gaule où les religions traditionnelles païennes ­continuent d’être largement célébrées. En outre, dans tout l’Empire, les évêques se déchirent sur les thèses d’un certain Arius qui refuse de reconnaître que le Fils est de même nature divine que le Père.Martin, bientôt, retraverse l’Europe pour tenter de convertir ses parents qui vivent désormais en Illyrie (Croatie) et se heurte ­partout à des partisans de cette doctrine, l’arianisme. Après un séjour en Italie, où il expérimente la vie d’ascète, comme la pratiquaient déjà des moines en Égypte, il revient à Poitiers. Avec l’autorisation d’Hilaire, son mentor, il fonde tout près de là, à Ligugé, en 360, le premier monastère de Gaule, sans doute sur les ruines d’un sanctuaire gallo-romain dédié au dieu Lug.

Réclamé par les Tourangeaux

« Il faut imaginer que Martin a séjourné là dix ans, en ermite, avec quelques compagnons, explique frère Antoine-Frédéric, historien et moine de ­Ligugé (Vienne). Chacun devait vivre dans une cellule séparée, et ils ne se rassemblaient que pour les repas et quelque temps de prière. »

Sa réputation de guérisseur – Martin réanime un de ses disciples ainsi qu’un jeune esclave – se répand alors dans la région. C’est sans doute la raison pour laquelle, en 371, les habitants de Tours le réclament pour évêque, alors même que son aspect hirsute et sale, rebute les clercs.

« À l’époque, précise frère Antoine-Frédéric, les évêques sont choisis parmi les hautes familles aristocratiques. C’était un scandale surprenant que d’élire un ermite ! » ­Martin accepte mais, comme à de nombreuses reprises au cours de sa longue vie, se retrouve tiraillé entre sa soif d’ascétisme et la nécessité d’évangéliser la population.

Ainsi, il fuit sa demeure d’évêque pour s’installer dans un nouvel ermitage, sur l’autre rive de la Loire, à Marmoutier. « Martin occupait une cellule construite en bois, décrit Sulpice Sévère, et un grand nombre de frères étaient logés de la même manière. Mais la plupart s’étaient fait des abris en les creusant dans la roche du mont qui les dominait. »

Cependant, l’évêque ne cesse de voyager dans toute la Gaule, semant les miracles autour de lui. Il guérit un lépreux à Paris, une jeune paralysée à Trèves (aujourd’hui en Allemagne), son disciple Paulin de Nôle, à Vienne dans le Rhône ; il chasse aussi des démons, écarte les serpents, fait s’écraser les arbres sacrés gaulois ou arête la grêle…

Preuve de son aura grandissante et signe qu’il suivait de près les questions religieuses et politiques, l’évêque de Tours se rend plusieurs fois à la cour de l’empereur, à Trèves, où il discute pied à pied avec Valentinien Ier (364-375) puis Maxime (383-388). S’il combat vigoureusement les idées ariennes, Martin prend, en vain la défense d’un évêque espagnol Priscillien et de ses disciples, condamnés à mort pour hérésie.

« Martin était sans doute sensible au fait que Priscillien prônait une forme d’ascétisme proche du sien, explique frère Antoine-Frédéric. Cependant il n’approuvait pas ses idées gnostiques*. C’est plutôt par sens de la miséricorde qu’il a demandé leur grâce. »

Perte d’influence

Après cet échec, Martin reste à l’écart des réunions d’évêques. « On sent, au fil du récit de Sulpice Sévère, que Martin ne fait pas l’unanimité, reprend l’historien. Il a des disciples fervents mais aussi de nombreux ennemis. La meilleure preuve en est que son successeur, Brice – vilipendé par Sulpice Sévère – ne construit pas sur la tombe de Martin de “martyrium”, ces sortes de chapelles funéraires où l’on honorait les martyrs dont on espérait des miracles. »

Et pourtant, à Candes, où il décède lors d’une visite pastorale, le 8 novembre 397, Poitevins et Tourangeaux se seraient disputé sa dépouille ! Signe que pour une partie de la population au moins, il est déjà considéré comme saint. « Jusque-là, les chrétiens exemplaires étaient les martyrs de la foi, précise l’historien Bruno Judic. Mais désormais, ils ne sont plus persécutés ! Sulpice Sévère, persuadé que Martin est un modèle, veut nous convaincre qu’il a eu une vie tout aussi sainte que les martyrs, même s’il est mort de sa belle mort.

C’est pourquoi dans ses écrits, il insiste tant sur la rigueur ascétique et les miracles de Martin. Et son ouvrage va d’ailleurs connaîtrele ­succès et entretenir la mémoire de l’évêque de Tours. »

Si l’évêque Brice a tenté, au contraire, de freiner la popularité posthume de Martin, l’un de ses successeurs Perpetuus, en 460, fait construire une grande basilique sur son tombeau. Puis le roi franc Clovis en 507, vainqueur de peuples ariens, en fait le protecteur attitré de sa dynastie.

Mise en avant par ces gestes, la vénération populaire envers l’homme au manteau partagé ne va cesser de croître et de se répandre dans l’Europe entière.* Courant ésotérique qui prétend que le monde terrestre est mauvais et que la connaissance de Dieu et le salut ne sont réservés qu’à quelques initiés.